D’où vient la fascination envoutante émanant de l’étrange western, dernier opus de Jacques Audiard et première incursion dans un genre typiquement américain ? La lente maturation présidant à la naissance des « Frères Sisters » explique sans doute la réussite de cette périlleuse entreprise. Sur proposition (dès 2012) de l’acteur John C. Reilly, le cinéaste français envisage de porter à l’écran le célèbre roman éponyme de Patric de Witt et entreprend, avec son coscénariste Thomas Bigedain, un énorme travail d’appropriation. Il faudra encore le temps de réalisateur d’un autre film (« Dheepan », Palme d’or, Cannes 2014) pour qu’aboutisse ce projet à hauts risques. La langue anglaise, un casting de stars américaines, des extérieurs filmés en Espagne et en Roumanie, terres de la vieille Europe, préférés aux paysages habituels de l’Ouest du Nouveau Monde. Audiard multiplie les défis pour mieux revisiter l’épopée tragicomique de deux tueurs à gages sanguinaires lancés, au temps de la ruée vers l’or, aux trousses d’un prospecteur détenteur d’un précieux secret. « Les Frères Sisters » dépayse avec brio les figures imposées du western, dans ses déclinaisons classiques et critiques. Au fil d’une chevauchée jonchée de cadavres, dans des territoires sauvages et hostiles, la ‘poursuite impitoyable’ s’enrichit d’une confrontation inattendue entre deux visions de la Nation américaine en construction. Bien plus, sous les habits usés du genre hollywoodien par excellence, affleure la tragédie intime de vieux enfants perdus, liés par le sang et le crime. Comment vivre en paix dans le giron maternel avec l’appât du gain comme seule transcendance ? Quel avenir pour une société fondée sur la violence et qui fait du repli sur ses origines la seule utopie ?
Chaleur de la nuit, jouissance dans le crime
Première séquence impressionnante à la lisière du fantastique. Dans la nuit noire, se détachent en fond les flammes d’une grange incendiée, le claquement et les étincelles de coups de feu. Puis l’échappée d’un cheval au galop la crinière en feu. Au premier plan, des silhouettes à peine distinctes et les voix rugueuses d’un échange savoureux en forme de bilan macabre : les hommes s’interrogent sur le nombre exact de tués. Une ouverture sous le signe de la dévastation et du massacre dont la musique d’Alexandre Desplat (partition ‘free-jazz’ habitée par les accents rauques d’une chanteuse à la voix chaude) souligne l’ambivalence. Nous sommes dans l’Oregon en 1851. C’est le temps de la ruée vers l’or. Un temps idéal pour les porte-flingues de tous calibres. Parmi eux, Charlie Sisters (Joaquin Phoenix), le cadet et meneur né pour tuer, et Eli (John C. Reilly), l’aîné suiviste et aspirant à une vie ‘normale’. Les deux frères, mercenaires patentés, sont chargés par leur commanditaire, le Commodore, de retrouver et d’exécuter un certain Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed), prospecteur et chimiste inventeur d’une substance propre à révéler la présence du précieux métal dans l’eau des rivières. Une traque au cours de laquelle le détective John Morris (Jacke Gyllenhaal) est supposé rejoindre le duo pour le seconder dans sa mission.
Dès l’entrée en scène des duettistes, unis par une fraternité sans faille, et soudés par une affection indéfectible, nous ne pouvons guère nous bercer d’illusions. Ces rustres individus, corps fatigués, vêtements crasseux, tirent à qui mieux mieux et ne s’embarrassent ni des règles d’un combat d’égal à égal ni d’un quelconque code de l’honneur. Ils tuent sans foi ni loi. La cible à atteindre (et l’argent à la clé) semble être leur unique carburant.
Des crapules ordinaires sans compagnes ni complices, enfermés dans le présent perpétuel de la cupidité et du crime, comme si le cinéaste les érigeaient en anti-héros d’un genre éculé. Pas si simple.
Enfants perdus de l’Amérique, conte philosophique
De l’Oregon à la Californie, les lascars sans scrupules paraissent traverser bien des paysages grandioses sans goûter la beauté des forêts, des fleuves ou des côtes maritimes, tout occupés à éliminer ceux susceptibles de leur barrer la route. A vaincre aussi les obstacles d’une nature sauvage et les agressions d’animaux hostiles. Et, pendant tout ce temps ensemble, ils parlent et parlent encore. Avec les quelques mots dont ils disposent. Dans la brutalité et les excès d’une relation unique, entre domination du cadet imposant sa loi à l’aîné, besoin désarmant de tendresse réciproque, une fraternité enfantine forgée dans la haine du père et de sa folie sanguinaire, fondée sur les liens du sang et du crime. Ainsi décelons-nous, à peine formulés, l’enfermement dans lequel l’un et l’autre sont empêtrés, la répartition figé des rôles entre le cadet alcoolique persévérant dans la posture de machine à tuer et l’aîné infantile enferré dans l’affection pour son frère et freiné dans son envie de changement. Et des fêlures affleurent tandis que la chasse à l’homme se métamorphose en voyage initiatique. D’autant que leur mission initiale se complique.
Evoqués à intervalles réguliers, les parcours du détective et du chercheur d’or se rapprochent au point qu’une convergence de vues se concrétise entre Morris et Warm. Ce dernier compte en effet utiliser l’or recueilli pour construire une cité idéale, une communauté d’inspiration socialiste (conforme à l’esprit des Saint-Simoniens venus d’Europe ayant alors traversé le territoire, comme le précise Jacques Audiard). Morris, un rien dandy, séduit, rejoint le projet et prend fait et cause pour l’utopiste.
Dès lors, deux approches différentes de l’organisation humaine dans un pays en voie de constitution apparaissent à travers ces deux duos singuliers et opposés. D’un côté, la violence brutale et criminelle des pionniers fondateurs, poussés par la nécessité, de l’autre l’utopie intelligente d’une communauté harmonieuse et juste. Nous ne dirons rien ici sur le rebondissement sous-tendu par la confrontation inéluctable entre deux visions du monde.
Comme si le cinéaste français condensait ainsi, en dépassant les formes traditionnelles, les grands mythes fondateurs de la Nation américaine, chers au western archétypal. Un geste original donnant naissance à une forme hybride entre le conte cruel et la tragédie intime.
Lorsque les frères Sisters, au terme d’une éprouvante chasse à la prime mâtinée d’exploration personnelle, rentrent à la maison, leur mère croyant de loin à une attaque, les accueillent à coups de carabine. Dans un long plan-séquence fluide et lumineux, surplombant les retrouvailles, les garçons retrouvent leur place, l’inversion des rôles prend fin. A quoi songe alors l’un d’eux, son grand corps étendu sur un lit aux délicats draps blancs ?
Avec « Les Frères Sisters », Jacques Audiard n’en finit pas d’explorer les fragilités des hommes confrontés à l’héritage familial (la loi du père indigne, les liens du sang indéfectibles, la fraternité difficile). Il interroge aussi les fondements les plus archaïques des sociétés dites modernes, dans leur violence originelle. Ce faisant, il filme Charlie et Eli avec ironie et tendresse comme les figures tourmentées d’un temps déboussolé. Et il invente au cinéma une mythologie contemporaine de notre communauté incertaine.
Samra Bonvoisin
« Les Frères Sisters », film de Jacques Audiard-sortie le 19 septembre 2018
Lion d’argent, Prix de la mise en scène, Mostra Venise ; Prix du Festival Deauville 2018