L’expression « usage pédagogique du numérique » est devenu une sorte d’allant de soi dont on n’interroge presque jamais le contenu. Et pourtant on peut trouver de tout dans cette catégorie, ce qui fait dire à certains que ce n’est pas vraiment pédagogique… mais plutôt administratif, didactique ou encore de vie scolaire. Où peut-on voir cette expression ? D’abord elle est souvent reprise avec deux termes : utilisation et pratique. La différence entre usage, utilisation et pratique peut sembler inutile et pourtant il y a souvent confusion comme on peut le comprendre dans cet article. L’usage sera considéré ici comme une manière de faire intériorisée et socialisée par un sujet tandis qu’une pratique sera seulement la manière de faire d’un individu dans un contexte donné. L’utilisation elle sera la mise en évidence de l’usage et donc le moyen d’accéder à ce niveau de globalisation permis par la notion d’usage. Cela peut sembler discutable mais il nous semble préférable de faire des choix.
Pour y voir plus clair, il faut aussi préciser ce que l’on désigne par pédagogique en le différenciant des autres termes employés. En premier lieu il faut différencier la pédagogie de la didactique. Là encore, il y a discussion et pourtant on peut lire le plus souvent des définitions proches de celle-ci : » La didactique se préoccupe des questions touchant l’acte d’enseigner qui relève des disciplines et se distingue par sa nature épistémologique (nature des connaissances à enseigner) alors que la pédagogie renvoie à la conduite d’une classe, c’est-à-dire aux aspects éducatifs et relationnels qui seraient déterminants pour la progression de l’apprentissage de l’apprenant. Elle s’intéresse aux conditions qui favorisent l’apprentissage, entre autres aux démarches, aux stratégies d’apprentissage, aux pratiques des enseignants, aux relations entre l’enseignant et l’apprenant et aux profils d’apprentissage de ces derniers. » (Educacentre College et ses partenaires 2008). On peut ainsi penser que la notion d’usage pédagogique renvoie à une catégorie d’activités très larges. Ce qui est intéressant, comme on peut le lire dans ce document appelé « Vademecum : les usages pédagogiques du numérique » , c’est que le périmètre proposé est celui de quatre compétences autour de l’information, la collaboration, l’expérimentation et la différenciation. Par contre dans le document publié par le ministère : « Usages pédagogiques numériques dans le cadre d’un projet BYOD », de nouveau pas de définition mais un périmètre proche quoiqu’un peu différent car se rapprochant des usages didactiques. On y retrouve les mêmes compétences, mais davantage situées au travers des exemples dans des contextes disciplinaires.
La spécificité des usages du numérique dans les disciplines, donc les usages didactiques, est souvent cachée englobée dans l’appellation « usages pédagogiques ». D’ailleurs l’observation des pratiques en classe montre bien cette distinction : d’une part ce qui facilite un apprentissage spécifiquement lié à un programme disciplinaire, d’autre par ce qui permet d’organiser la classe et la relation dans la classe de manière différente grâce à l’utilisation de ces moyens. Dans les deux cas on cherche à améliorer l’apprentissage, mais en prenant deux approches complémentaires et parfois imbriquées. Il faut dire que pour l’observateur extérieur au monde de l’enseignement tout ça c’est la même chose…
Mais il faut aller plus loin dans l’analyse car il y a d’autres confusions possibles. Cela commence par le fait que la référence au pédagogique ne s’arrête pas à l’espace des murs de la classe et de la pratique des seuls enseignants. Dans l’ensemble des possibilités des moyens numériques dans l’établissement scolaire, on retrouve entremêlés, les moyens de gestion administrative organisationnelle et comptable, les moyens de ce que l’on nomme de « vie scolaire », les moyens de gestion de ressources documentaires information et communication, les moyens destinés à la didactique et les moyens dits pédagogiques. Si l’on prend la définition d’un usage pédagogique comme défini précédemment, alors il nous faut analyser les moyens numériques de l’ensemble de l’établissement et évaluer en quoi ils ont aussi une fonction pédagogique.
Les premiers logiciels arrivés dans les établissements ont d’abord permis de gérer la comptabilité et les différents fichiers de personnels. Jusque-là l’activité d’enseignement n’était pas concernée. C’est avec l’arrivée des logiciels de gestion des notes, de gestion des emplois du temps que l’on peut commencer à mesurer comment l’organisationnel a des effets sur l’enseignement. L’évaluation, le contrôle des apprentissages est un élément important pour l’apprentissage. Il ne s’agit pas uniquement d’une donnée administrative, mais bien d’un ensemble de données dont l’importance pour l’élève, l’enseignant, les parents et l’institution scolaire est grande. A côté des notes, listes de compétences, il y a aussi les appréciations dont on sait le rôle qu’elles jouent dans la motivation des élèves. Pour ce qui est de la gestion des emplois du temps, il y a certes la vision purement gestionnaire, mais il y a une dimension bien plus importante, surtout quand la gestion des emplois du temps est associée à un « générateur d’emploi du temps ». Pour tous ceux qui ont « fabriqué à la main » ces fameux emplois du temps et pour tous ceux qui aujourd’hui entrent les paramètres de réglage de ces logiciels et les desiderata de chacun, l’importance des choix a bien sûr des répercussions sur les enseignements.
Les logiciels dits de « vie scolaire » concernent en premier lieu la gestion des élèves en périphérie des temps de cours. Toutefois le périmètre des sanctions, par exemple, parfois même inscrit comme élément d’évaluation au brevet des collèges il y a quelques années, est bien sûr lié à l’enseignement. Mais très souvent la notion de vie scolaire recouvre aussi d’autres éléments de gestion logicielle comme celui du cahier de texte numérique. En fait le problème vient d’abord de l’offre logicielle des entreprises qui ont étendu progressivement le périmètre d’action de leurs produits en englobant au fur et à mesure les tâches informatisables. Les ENT, initiés en 2003 par le ministère ne sont que la tentative de rassembler l’ensemble des applications de l’établissement dans un environnement unique et cohérent, comme cela se pratique en entreprise depuis longtemps. Toutefois il y a de nombreuses confusions sur les usages de tous ces logiciels et cela amène à questionner les « usages pédagogiques ». Quelque soit l’ensemble des fonctionnalités proposées, l’effet sur l’enseignement, les enseignants, les élèves, les parents, les personnels éducatifs est toujours multiple. Il est très souvent impossible de séparer administratif et pédagogique comme dans la fonctionnalité cahier de texte numérique par exemple. Une fonctionnalité peut permettre plusieurs usages.
Si l’on reprend la liste des usages pédagogiques présentés dans le Vademecum évoqué précédemment, on s’aperçoit qu’il y a là encore des possibilités d’autres usages. La messagerie électronique a longtemps été utilisée aussi bien pour la gestion des absences que pour accompagner un élève en difficulté, ou encore transmettre des documents dans le cadre d’une approche en pédagogie inversée. La messagerie électronique peut alors devenir un « outil pédagogique » mais être aussi un outil administratif…
Un établissement scolaire est un « dispositif complexe » qui vise à offrir à une population un service « d’accès aux savoirs et à la connaissance ». L’arrivée du numérique transforme le cadre de ce service mais pas ses finalités. De plus on observe qu’à l’intérieur de ce dispositif les enseignements sont soumis à des contraintes multiples (programmes, compétences, niveaux etc..) qui rendent parfois difficile le développement des usages pédagogiques : avoir un ENT avec de nombreuses fonctionnalités n’est pas suffisant pour qu’il soit prescriptif ou incitatif dans les usages pédagogiques et encore moins didactiques. Il suffit que l’équipement matériel ou encore l’accès en réseau soient insuffisants pour que la dimension pédagogique ou didactique se réduise à presque rien. Au fil des années les pratiques personnelles ont croisé les pratiques professionnelles et les ont mises en concurrence. Dans l’activité de l’enseignant, son isolement organisationnel et institué, le renvoie à ses propres capacités à gérer le contexte, numérique ou non. L’exemple du TBI, dont on a tant vanté le pouvoir de transformation des usages pédagogiques, est éclairant. Outre le fait que les enseignants commencent par transposer leurs pratiques traditionnelles sans TBI pour les pratiques avec TBI, on s’aperçoit que deux dimensions au moins interfèrent : leur propre compétence à l’usage des logiciels associés, leur propre compétence à assurer leur mission d’encadrement et de relations aux élèves dans un contexte qui techniquement peut poser de nouveaux problèmes.
La notion d’usage pédagogique, dont on trouve trace dès les débuts de l’informatique scolaire (cf. le plan IPT et des ouvrages de l’époque) recouvre l’ensemble des utilisations qui servent aux enseignants, aux personnels éducatifs et aux élèves dans leurs activités scolaires. Quand on écrit, comme on peut le lire dans plusieurs ouvrages, que les usages pédagogiques sont encore modestes (Claire Belisle, « les technologies, quels usages, quels effets » in Apprendre avec les technologies, sous la dir de B. Charlier et F. Henri, Chapitre 2, PUF, 2010), il faut essayer d’aller plus loin, ce que fait d’ailleurs CLaire Bélisle dans ce texte. Quand on constate que cet ouvrage parle plus loin de conception d’environnements d’apprentissage, on peut mieux comprendre le problème posé par la notion « d’usage pédagogique ». Il faudrait plutôt analyser les pratiques effectives du numérique et essayer d’identifier les sphères qui sont convoquées – pédagogiques, didactiques, informationnelles, administrative, organisationnelles, communicationnelles, éducatives même – et éviter une forme de diabolisation des usages pédagogiques dont on vient de montrer que le sens de l’expression n’était que très peu définie et surtout très peu définissable….
Bruno Devauchelle