Plus qu’un « au revoir ». Quand il prend sa retraite que sait un professeur d’histoire-géographie de son métier ? Animateur infatigable des Journées de Larrazet (Tarn et Garonne), Alain Daziron était aussi professeur d’histoire-géographie en collège. Il nous confie ce texte testament où il parle de sa façon d’habiter le métier d’enseignant. Il revient aussi sur les évolutions récentes du collège et du métier et parle de la prolétarisation vécue par les enseignants. » Ce n’est pas une illusion d’optique d’observer que plus on parle d’autonomie plus il y a, de manière paradoxale, surcharge de prescriptions descendantes et recul de la liberté pédagogique. »
C’est quoi l’expérience ?
Quand j’ai démarré, pour mon premier poste, au collège Jean Jaurès de Calais, j’ai été comme au paradis avec une classe de 3° et presque en enfer avec une autre de 4°. Pour ma dernière année avec les élèves, en 2016- 2017, au Collège de Montech, j’avais deux classes de 6° et deux classes de 4°. J’ai eu le bonheur d’avoir une classe de 6° adorable et une autre de 4° où tout était simple. En revanche , une classe de 6° et une autre de 4° m’ont donné bien du fil à retordre.
Au fil des années, on a l’étrange sentiment de tout savoir et de ne rien savoir sur l’univers de la classe. De se dire qu’un grain de sable peut tout faire basculer et que des moments de grâce sont à portée de main. Sans doute faisons nous un métier impossible (surtout au collège) mais tellement fondateur et qui nous engage au plus profond de nous-mêmes.
C’est donc quoi l’expérience acquise ? Cela reste peut être, en définitive, une question sans réponse tant ce métier – comme tous ceux de l’humain – ne sont pas une science exacte. Je crois pouvoir dire – c’est très peu et beaucoup à la fois – presque uniquement la confiance en soi, la capacité à faire le gros dos et ne pas être déstabilisé ou miné dans son être dans l’épreuve du feu.
Ce qui m’a le plus interloqué ( surtout ces 10 dernières années au collège de Montech) ), c’est l’angoisse qui étreignait de nombreux enseignants ( et surtout enseignantes). Et plus encore, une angoisse refoulée, masquée qui pouvait tourner au déni de réalité comme pour donner le change, dans une sorte de survie existentielle. Face à la solitude du métier, aux canons de l’autorité ( l’injonction de savoir ou non “ tenir sa classe”), un jeu de miroir et un masque pour protéger son image et sauver sa peau en s’arcboutant dans une illusoire posture d’invulnérabilité. Pour exorciser l’angoisse, un penchant à tout verrouiller, à se bétonner dans la relation éducative. Une certaine psychorigidité comme antidote pour affronter la houle, apprivoiser la peur légitime de l’arène qu’est la classe .
De ce point de vue le système scolaire – et ce n’est donc pas la faute à mai 68 – n’a pas fondamentalement changé. L’autorité est considérée comme naturelle ( innée, sacralisée) et au lieu de prendre à bras le corps et collectivement la gestion des aspérités, on laisse les enseignants à leur face à face solitaire et souvent culpabilisant en cas de terrain miné.
Quoiqu’il en soit, il me semble primordial, qu’en toutes circonstances, lorsqu’on doit passer toute sa vie professionnelle au contact des adolescents, d’être d’abord et pleinement soi -même. Si l’on met un masque ou si l’on s’emmure dans une posture artificielle, cela sonne faux et les élèves ne s’y trompent pas.
Si j’avais à situer ma façon d’habiter la classe – au delà de la difficulté à s’auto-évaluer, à se voir dans un miroir je dirais à peu près ceci.
J’ai enseigné à l’enthousiasme, en empathie avec les élèves, et une vraie passion pour l’histoire ( plus que la géographie). J’ai toujours eu la conviction que le professeur était le moteur de la classe. Avec l’intuition que l’un des ressorts profonds pour stimuler les élèves est qu’ils perçoivent que l’enseignant est lui-même en recherche permanente. Qu’il est porté par une soif de découverte, de curiosité, et d’une grande capacité d’émerveillement comme l’enfant qu’il n’est plus. J’ai toujours veillé à rester moi-même dans une fermeté bienveillante pour ne pas verrouiller la relation vivante et sensible avec la classe.
Mais je crois surtout que l’on apprend trop peu – dans la formation initiale et continue – à construire une autorité raisonnée dans une bonne gestion des émotions et des situations. On se construit certes de manière fondatrice à l’épreuve du feu, au contact des rudes aspérités du terrain, comme le médecin ou le mécanicien, mais tout ne doit pas dépendre de notre seul bricolage empirique au risque de se priver de précieuses clés. En définitive , je me reconnais pleinement dans l’énoncé de Jean Pierre Vernant que je viens de découvrir tout récemment “ il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être”.
Je crois avoir enseigner avec conscience et savoir faire l’histoire, la géographie et l’éducation civique mais je ne suis jamais resté esclave du programme et des circulaires. C’est pourquoi j’ai été immanquablement ému que des élèves de 4° me disent, lors du départ à la retraite “ vous avez été pour nous notre professeur d’histoire et géographie mais surtout un professeur de vie”.
L’infantilisation des enseignants
La question de la supposée opposition entre les savoirs et la pédagogie ne fait guère débat dans la salle des professeurs : pour tout enseignant, la pédagogie est la condition de la transmission et de l’acquisition des savoirs par les élèves et rien d’autre.
Il en va tout autrement des conditions d’exercice de la pédagogie avec le brutal changement de configuration dans les 10 dernières années. Jusqu’à une époque récente, le chef d’établissement avait pour horizon – et pour éthique – de créer les conditions matérielles et morales de l’exercice de la pédagogie par l’enseignant qui en avait la pleine maîtrise. De pair, l’institution, tend à faire aujourd’hui du chef d’établissement un manager. Ce pilotage au dessus de la tête des enseignants confine à un interventionnisme pulsionnel ( projet d’établissement, évaluation qui tourne à l’addiction, régenter la pédagogie). Comme si le seul fait de donner un grand coup de pied dans la supposée fourmilière était porteuse de sens et d’innovation.
Le résultat en est l’infantilisation des enseignants à moins de s’accommoder de la servitude volontaire. Les digues qui protégeaient la liberté pédagogique ont lâché et on ne se prive plus, implicitement ou explicitement, de dire au professeur, expert dans sa matière, comment il doit enseigner. Peut être s’agit-il d’un banc d’essai avant que le principal manager recrute lui-même les enseignants comme le staff d’une équipe sportive ou d’une entreprise. Le tout porté par un lancinant discours sur l’autonomie de l’établissement qui semble faire peu cas des enseignants dont on semble bien apprécier qu’ils soient des exécutants dociles d’une bonne parole venue d’en haut.
Cette culture du pilotage met trop facilement par dessus bord ce qui est fondamental : enseigner est une geste individuelle qui fonde la relation éducative. Toucher au cœur la poésie de l’école contient , c’est à craindre , une profonde force de dissolution de la grâce et de l’âme du métier. Il n’est pas sûr que l’on gagne à ce que la classe devienne un openspace ! Comment expliquer que l’injonction de transparence et de transversalité puisse être à ce point considérée comme l’alpha et l’omega des réponses aux maux de l’école .
L’enjeu n’est pas de faire imploser la classe mais bien de l’habiter. Il me semble que cela a toujours été l’horizon des pères de la pédagogie.
Que dire alors de l’interdisciplinarité ?
Pour les dispositifs interdisciplinaires imaginés par l’Education Nationale depuis 40 ans, la greffe a non seulement du mal à prendre mais ils fondent, chaque fois, inexorablement comme neige au soleil . Pourquoi ?
Si certains veulent y voir la défiance de beaucoup d’enseignants à l’égard de l’interdisciplinarité, j’aurais tendance à y voir beaucoup plus leurs doutes sur sa capacité à motiver les élèves par enchantement et changer la donne du rapport au savoir.
L’essence même de l’interdisciplinarité relève à mes yeux de l’expérimentation, de l’émulation, de la connivence de professeurs qui se choisissent entre pairs et non de la normalisation qui tue dans l’oeuf la flamme et bien souvent l’exemplarité du projet. La libre initiative, le désir sont et resteront premiers.
Or l’Education Nationale, avec les IDD et surtout les EPI , a tiré des conclusions inverses. L’interdisciplinarité est ainsi devenue non seulement une commande de masse mais une commande dirigée avec les 8 thèmes transversaux de la réforme du collège. Cette volonté de graver ainsi dans le marbre ce qui n’est qu’un dispositif ouvert me semble contre nature et contre productive.
L’on accrédite trop facilement l’idée que le décloisonnement , l’entrelacement des matières produit par nature, et comme par magie, du sens. Pourtant les chercheurs en sciences de l’éducation s’accordent avec Henri Poincaré pour penser “ qu’un tas de briques ne font pas une maison “. Reste que la vulgate et l’air du temps donnent par principe un chèque en blanc à tout ce qui ferait voler en éclats les supposés murs de la classe.
C’est dire qu’avant de tirer les élèves vers le haut, l ’interdisciplinarité doit d’abord pousser les enseignants vers l’excellence. En offrant l’opportunité de dépasser un occulté : la confrontation réflexive des enseignants sur leur expérience dans leurs matières respectives. Les attentes dans chaque matière, les modalités d’acquisition des savoirs, les stratégies mises en œuvre, les blocages et les réussites, les compétences mobilisés. L’expérience est immense mais bien souvent insuffisamment réfléchie et partagée.
Repenser la régulation de la cité scolaire
Un pilonnage institutionnel d’une rare intensité s’est abattu sur le collège et il vise tous les domaines du cœur du métier d’enseignant ( évaluation, programmes, grilles et dispositifs d’apprentissage). Seul l’avenir dira s’il a transformé le paysage scolaire et l’acte d’enseigner.
Si la surcharge de prescriptions ne lève pas le doute sur leur pertinence, elle percute et conteste ce qui leur tient le plus à cœur, leur expertise et sape la confiance qu’ils méritent. Jouer au chat et à la souris avec la liberté pédagogique est une pente mensongère et improductive.
L’institution ( on peut en douter ) mais aussi les sciences de l’éducation doivent mieux l’entendre si l’on veut sortir de la récusation et de la défiance qui délégitiment – non sans raison – tout ce qui vient d’en haut. Il est vrai que la culture française de l’élaboration de la pensée de l’école ne laisse que des miettes à l’expérience du terrain. La culture de la verticalité est tellement ancrée dans nos têtes et notre histoire que même des enseignements du réel de la classe et de l’établissement ne franchissent guère la rampe – sauf événement exceptionnel – du premier niveau de proximité que constituent les réunions des équipes éducatives autour du chef d’établissement.
La responsabilité des enseignants est engagée dans ce point aveugle. Non seulement l’expérience infinie des enseignants qui épouse finement le réel du terrain et enregistre tous les indicateurs de la relation éducative ne sort quasiment pas des murs de la classe ou de la salle des professeurs mais elle n’est pas même formulée. Comme si les enseignants qui donnent le meilleur d’eux mêmes pour leurs élèves au quotidien s’interdisaient le plus souvent de penser l’école .Si ce retrait et ce silence ne sont pas inversés – je suis persuadé qu’ils le seront – il est à craindre qu’ils continuent à récolter les fruits amers de leur effacement . . Le résultat est sans appel : sur le scène publique ou médiatique , ils est aujourd’hui acquis ou presque qu’un débat sur l’école se tient en l’absence de tout enseignant.
Comme la nature a horreur du vide, le discours de l’école – si l’on ajoute le rétrécissement des mouvements pédagogiques – est passé entre d’autres mains et c’est, à mon sens, une relégation morale et intellectuelle béante et aux effets très profonds qui autorise toutes les
dérives et les saignées à blanc.
Conclusion
La bataille va probablement faire rage dans les années à venir sur la question clé de l’autonomie des établissements qui glace les uns et ravi les autres. Ainsi qu’autour de celui du statut des enseignants avec lequel il convient de ne pas jouer à la roulette russe au risque de rendre le métier encore plus insécure et de pénaliser les élèves.
Ce n’est pas une illusion d’optique d’observer que plus on parle d’autonomie plus il y a, de manière paradoxale, surcharge de prescriptions descendantes et recul de la liberté pédagogique.
C’est dire que ce n’est peut être pas tant la structure de l’Education Nationale que la culture de la gouvernance et de la collégialité qui sont en cause. La plupart des collèges , sans doute par ce qu’ils sont habités par des hommes et des femmes d’expérience et de mesure, offrent bien plus de plasticité que l’image caricaturale du mammouth.
A l’inverse faire de l’autonomie des établissements l’alpha et l’omega de l’innovation pédagogique c’est aller vite en besogne. C’est oublier que la propension du terrain au mimétisme est grande dans notre culture de la verticalité. On pense trop souvent – malgré les dénégations et les récusations de la salle des professeurs – en bas comme en haut . De même que l’on accorde trop facilement, il faut avoir le courage de le dire, un chèque en blanc de principe au travail en équipe . Ce n’est pas le travail en équipe qui tire vers le haut mais seules la qualité et la créativité de ceux et celles qui les composent.
Quant aux élèves, il faut leur rendre grâce de garder entre leurs mains un trésor inestimable, la poésie de l’école, qu’ils réinventent au fil des générations. Ce sont les plus fins connaisseurs de l’âme et du métier d’enseignant. Il est même des jours où l’on arrive à se convaincre que s’ils étaient plus souvent consultés, on pourrait faire l’économie de bien des rapports d’évaluation de l’école par l’OCDE ou la cour des comptes ! Et leur fraîcheur renvoie à leur insignifiance les contrats d’objectifs, les grilles d’évaluation, les items, les paliers, les leviers et tout le jargon qui ont submergé et abîmé le métier.
Je les remercie ( ainsi que leurs parents) de m’avoir permis – même si les nerfs furent mis à rude épreuve et malgré mon incapacité à prendre l’habit du tourneur d’assiettes cher à Philippe Perrenoud – d’avoir été un passeur heureux et investi dans ce métier .
Alain Daziron