Traditionnellement pyramidale, souvent repliée sur elle-même, l’Ecole peut-elle se transformer en profondeur pour créer de nouvelles dynamiques d’apprentissage et de formation ? Comment encourager et accompagner les nouveaux réseaux d’échanges qui se développent désormais en son sein ou à sa marge : coopératives pédagogiques, Labschools, communautés d’enseignants, partenariats avec la recherche ou le tissu local … Du 4 au 6 juillet 2018, à Brest, le 8ème Forum des Usages Coopératifs s’est particulièrement intéressé à ces « coopérations ouvertes en éducation » qui apparaissent et se développent sur tout le territoire, jusqu’à former le dessein de construire des territoires apprenants. Partage d’expériences et de questionnements…
Partage d’expériences
Sur la question de la coopération en matière éducative, « nous avons besoin de récits », lance Michel Briand en ouverture du Forum brestois. C’est précisément l’objet d’une des sessions orchestrée par Jean-Marie Gillot, enseignant-chercheur à l’IMT Atlantique.
Fanny Egger, professeure de lettres, et Yves Le Blanc, professeur d’histoire-géographie, ont lancé un « Labschool » au lycée Henri Parriat à Montceau-les-Mines. A l’origine du projet : un sentiment d’ennui et de solitude, la démotivation, le désir de travailler différemment pour rêver une école autrement. Deux équipes d’enseignant.es, de toutes disciplines et tous âges, ont alors monté des classes numériques, en ilots, pour favoriser le travail coopératif, y compris entre collègues, qui en viennent à co-construire leurs cours et mutualiser leurs compétences. Comment passer de ce qui est mis en place dans 2 classes à tout l’établissement ? Un lieu dédié à la coopération et à l’innovation a été créé dans le lycée pour repousser les murs qui enferme l’Ecole dans ses habitudes : une ancienne salle de devoirs a été détournée et réaménagée en fonction des pratiques et des souhaits des uns et des autres, elle sert à accueillir les collègues et les élèves pour partager et oser de nouvelles pratiques pédagogiques. Le lieu est ouvert : on peut y voir le chef d’établissement se réunissant avec des enseignants tandis que des élèves travaillent à leurs côtés ; des partenariats se tissent avec le territoire (collectivités territoriales, ESPE, Canopé, équipe de recherche, La main à la pâte, Les Savanturiers …). Ainsi, à partir de l’existant, au plus près des élèves, se retrouve et se diffuse le désir d’expérimenter.
Dans l’académie de Rennes se déploie actuellement le « Living Lab Interactik » présenté par Nicolas Kermabon, chef de projet. L’enjeu est de construire un écosystème du numérique éducatif en Bretagne autour de plusieurs axes : une coopérative pédagogique numérique dans chaque département pour favoriser la coformation, diffuser l’esprit de collaboration et d’innovation, partager et expérimenter les outils, les ressources, les usages, les réflexions ; deux projets de recherche EFRAN pour amener des chercheurs de diverses disciplines à éclairer la façon dont les acteurs s’approprient le numérique et la façon dont le numérique transforme les pratiques ; un service en ligne Agora, encore à venir, qui se voudra réseau social de partage des compétences entre tous les partenaires, y compris hors Education nationale. Marc Le Gall, enseignant, témoigne de son expérience d’animation de la Coopérative Pédagogique Numérique du Finistère. Celle-ci est constituée de 3 sites pilotes (un lycée, un collège, une école), amenés à essaimer dans tout le département. Ce sont des lieux des rencontres et d’échanges (ouverts aux enseignant.es de tout niveau, aux groupes de secteurs, aux réseaux de profs comme « Prof@brest », aux partenaires locaux), de découverte de nouveaux matériels (par exemple la table interactive, le drone …), d’incubation de nouveaux projets (par exemple une collègue cherchant à valoriser les productions de ses élèves à travers un livre numérique y trouve de précieux conseils). Ainsi, peu à peu, les valeurs de la culture numérique (collaboration, créativité, citoyenneté) se diffusent dans la culture de l’Education nationale pour y transformer les pratiques pédagogiques et les modalités de formation.
Professeur d’éducation musicale à Ploudalmézeau, Logann Vince présente le réseau de professeur.es d’éducation musicale « Edmus ». Le réseau s’est constitué sur Twitter autour d’enseignant.es qui désiraient mutualiser autour des apports éducatifs du numérique dans leur matière. Il est désormais constitué d’environ 120 collègues, à l’échelle de toute la France et d’ailleurs, qui échangent des messages privés à travers des fils de discussion. Ces discussions en ligne se prolongent par des visioconférences, des partages de cours et même désormais une rencontre annuelle « in real life ». Cette coopération « a changé ma façon d’enseigner », témoigne Logann Vince.
Des obstacles à la coopération
Au fil des échanges, des sessions et des conférences du Forum, se font jour diverses questions que soulèvent ces coopérations ouvertes : quels freins à de telles pratiques ?
A ces coopérations il est des obstacles culturels. La culture professionnelle de l’Education nationale, dont les concours de recrutement constituent les fondations, reste centrée sur l’individualisme et la compétition plutôt que sur la coopération et l’entraide ; les modalités habituelles de formation visent encore souvent à la transmission descendante de pseudo « bons usages » plutôt qu’au partage de pratiques entre pairs.
Il est aussi des obstacles individuels. Comme l’a éclairé Elzbieta Sanojca, il y a des prérequis de la collaboration, des compétences collaboratives de base qui sont aussi d’ordre relationnel, en particulier l’humilité, la bienveillance et l’esprit collectif, nécessaires pour entrer dans une « culture du oui ».
Il y a enfin des obstacles systémiques : puisque la coopération ne va pas de soi, puisqu’elle reste à apprendre, quelles modalités de travail l’Ecole met-elle en place pour développer les compétences requises ? A destination des enseignant.es, qu’est-ce que l’Education nationale favorise comme lieux et comme temps propices à la coopération ? De manière générale, quelle reconnaissance pour les compétences professionnelles développées dans le cadre de ces apprentissages informels ?
Des leviers pour la coopération
Des pistes de réponses sont lancées. Openbadges, application DayTripper, plateforme Sqily : des outils sont développés pour capturer et reconnaitre les expériences, les formaliser, les valoriser, les valider mutuellement, pour peu qu’on admette qu’il s’agit désormais moins de vérifier les connaissances passées que de considérer la capacité à coconstruire l’avenir. Sans doute faut-il aussi parfois changer le vocabulaire : « Je me suis toujours senti mal avec le mot de formateur », témoigne Yves Leblanc ; dans ces communautés apprenantes, il s’agit de se faire davantage accompagnateur et facilitateur, ce qu’illustrent de nouvelles modalités d’animation explorées durant les ateliers du Forum. Le rôle important du chef d’établissement est aussi souligné : il peut freiner les initiatives, mais aussi être un levier du travail d’équipe, aider à dépasser l’éventuelle « culture de l’opposition ».
Pour éviter de sombrer dans « l’entre-soi » de quelques collègues innovants, il convient de favoriser la costructuration de la communauté d’apprentissage : faire en sorte que le maximum de personnes participent à la conception des espaces, des modalités de travail, des calendriers, des espaces de partage, des contenus … Favoriser l’adhésion au projet suppose aussi de lui donner du sens, ce qui implique de formaliser les objectifs et de mettre à jour les valeurs, de rendre visible et lisible la communauté apprenante, par exemple par un espace de publication, de valorisation et de documentation du travail mené. Il y a aussi nécessité de faire prendre conscience à chacun qu’il a beaucoup à gagner à entrer dans de telles coopérations : la confiance en soi, l’estime de soi, un sentiment d’efficacité personnelle, de la motivation, un engagement professionnel ; mais aussi le plaisir des expériences partagées, un climat de travail positif qui rejaillit ensuite sur le climat de travail dans la classe ; et enfin bien entendu le développement de compétences professionnelles qui s’enrichissent de celles des autres mais aussi s’approfondissent par les échanges autour de ce que l’on fait pour mettre à jour les modalités et les enjeux du travail mené, pour gagner en capacité d’analyse et de progrès.
Au bout du compte, ce que ces coopérations ouvertes inventent, c’est une autre façon, à même le travail, de « faire société » dans l’Education nationale. Avec une belle invitation à un changement réciproque de posture : d’une part à ce que chaque enseignant se sente tout au long de sa vie comme un apprenant, comme un « enseignant-chercheur » à part entière pour reprendre les mots d’Ange Ansour présentant « l’Ecole de la recherche » et les projets des Savanturiers ; d’autre part à ce que chaque apprenant se sente tout au long de son parcours de formation comme un enseignant, c’est-à-dire comme quelqu’un qui consolide ses savoirs en les transmettant, donc qui les publie en ligne, participe ainsi à la création de « communs ».
A titre d’ultime exemple, citons ce jeu de plateau présenté par une équipe d’enseignantes du collège La-Fontaine-Margot à Brest : un jeu de société autour de l’EMI, « @ro’base », que les 5èmes SEGPA ont conçu et qu’ils accompagnent dans les écoles du secteur pour diffuser connaissances et vigilances autour des usages d’internet. Ou comment, à travers l’Ecole coopérative, rendre vivants les mots de Patrick Boucheron : « Faire passer, c’est une manière d’inventer ».
Jean-Michel Le Baut
Le site du Forum des Usages Coopératifs
Le Living Lab Interactik de l’académie de Rennes