Comment par l’écriture créative entrer en intelligence avec une œuvre, y compris cinématographique ? Au lycée Vauban à Brest, là où se construit une Coopérative Pédagogique Numérique, 34 secondes, en grande majorité des garçons, ont coopéré pour écrire une nouvelle chanson, « Le jour du camion bleu », qui prolongerait le chef-d’œuvre de Jacques Demy « Les demoiselles de Rochefort ». Professeure de lettres, Rachel Pouliquen a orchestré cette rencontre miraculeuse : les élèves s’ouvrent au bonheur du cinéma de Demy pour découvrir de l’intérieur un regard sur le monde, un style et des valeurs, pour saisir l’invitation à s’approprier esthétiquement la ville. Un livre numérique recueille leurs textes, une chorégraphie filmée avec drone en constitue la bande-annonce : du travail et « de la fantaisie à gogo », qui « donne envie de chanter, de danser et d’aimer.» Et si on réenchantait le lycée ?
Comment est né ce projet d’écriture étonnant autour des « Demoiselles de Rochefort » ?
Ce projet est né de la volonté de mettre en valeur la production des élèves, à rebours donc. La production, c’était les textes de la nouvelle chanson : « Le jour du camion bleu ».
A l’origine, il y a le choix de programmation, au deuxième trimestre, des « Demoiselles de Rochefort » dans le cadre du dispositif « Lycéens et apprentis au cinéma ». Le travail a été mené en classe de seconde générale au lycée Vauban : une classe constituée de 34 élèves, en l’occurrence 33 garçons et une fille.
Est apparue la nécessité d’un travail en amont sur le film. Cette pré-projection a été concentrée pour la première séance sur trois chansons. Il s’agissait de montrer que la mise à distance du tragique entre en tension avec la quête de l’idéal. Une seconde séance a permis d’aborder l’écriture filmique en travaillant sur l’ouverture jusqu’à la fin de la chanson des demoiselles. Il s’est agi de parler de temps et d’espace suspendus, enchantés, en convoquant le filmage et de procéder à des rappels de la séance précédente : naissance du chant et de la danse, idée de chœur forain.
Vous avez amené vos élèves à écrire les paroles d’une ultime chanson qui viendrait parachever le film de Jacques Demy : pourquoi ce choix particulier ? comment avez-vous lancé le projet ?
C’était un devoir, suite à cette micro séquence .Nous étions dans l’étude d’Oedipe roi de Sophocle, le devoir final allait être une invention, l’écriture d’une scène d’Agon. Il m’a semblé que celui-ci faisait figure d’entrainement à ce type de sujet d’EAF, un « à la manière de » avec un document-source. Le travail d’écriture pouvait mettre en valeur la connaissance de l’univers, du ton, de la cohérence des personnages, des situations. Pour ce sujet, il fallait en plus un dialogue introductif qui fasse raccord et permette de donner /ou pas la parole aux forains Bill et Etienne et réinvestir ce qui avait été appris quant au placement de la caméra. C’est la raison pour laquelle tous les textes ont une commune présentation sans chant tout d’abord.
« Le jour du camion bleu », c’est en résonance à un échange au sortir de la séance de cinéma ; deux élèves soutenaient qu’il ne s’agissait pas du camion du début de film, que cela mettait en question la possibilité de la rencontre. On a revu toute la fin pour prouver que Maxence monte dans le camion. Il y a un écho de cela dans le livre numérique, écho que je trouve très amusant parce qu’il y a une vraie volonté didactique mais que son outrance prête à sourire.
Dans une précédente version du scénario, Demy avait imaginé que le camion bleu des forains fauchait Maxence ! Y a-t-il eu tentation de bousculer le happy end ?…
Non, les élèves n’ont pas pu adhérer aux forains/faucheurs, il n’y a pas coïncidence pour eux avec le film vu, ils ne trouvaient pas cela logique par rapport au mécanisme mis en place de se chercher, de se manquer, de se trouver – on le sent bien dans les textes des chansons présentés. De plus, ils ne voyaient pas pourquoi seul l’amour idéal ne pourrait pas connaître la rencontre ou les retrouvailles avec l’aimé(e), cela ne leur semblait pas juste. Par contre il y a peu, ils ont été troublés quand je leur ai rapporté le propos d’un intervenant de l’émission « les Chemins de la Philosophie » consacré aux Demoiselles. Cet homme disait que la seule question intéressante à poser est la suivante : « Maxence va-t-il reconnaître Delphine ? »… C’est terrible, je pense, pour des élèves de 16 ans, cette confrontation de l’idéal à la réalité. L’un d’entre eux a dit que peu importait, parce que c’est Delphine qui va le reconnaître …
Qu’avez-vous apprécié dans les productions des élèves ?
J’aime tout particulièrement quand les élèves ont attrapé quelque chose de la fantaisie impertinente de Demy. « Faisons l’amour, faisons la fête » m’enchante, comme un écho à Peau d’âne : « nous ferons ce qui est interdit… », que l’élève connaît, ou pas, qu’il croit avoir oublié, ou pas. J’aime aussi le « En route mauvaise troupe » d’Etienne et Bill à la fin d’une chanson parce que là, la voix de l’élève est traversée par une autre, ce n’est pas lui qui dit cela, mais son oncle ou son grand-père qui font irruption dans le cours de français. Ce sont ces voix traversées qui me touchent particulièrement.
Comment avez-vous exploité et valorisé les créations des élèves ?
En groupe les élèves se sont engagés vers différentes missions : réécriture, diffusion, format, communication, choix des images, autorisation… Plusieurs groupes de travail ont donné lieu à de l’écriture, pragmatique par exemple pour le groupe chargé de la rédaction de la demande d’autorisation de la création d’un compte Twitter.
Pour les chansons les élèves inscrits dans cette mission travaillaient sur leur texte et sur celui de camarades qui souhaitaient les voir améliorer. Les améliorations sont allées dans le sens de la coupe et donc du resserrement, du déplacement et donc du dynamisme, rarement de l’ajout où lorsqu’il s’agissait de rimes manquantes et toujours après consultation de l’auteur. Le dernier mot cependant allait au correcteur, j’ai été peu sollicitée pour l’arbitrage en fin de compte.
Très vite nous avons rencontré un souci avec la mission-communication : les élèves ne voyaient pas comment faire campagne pour promouvoir le livre numérique à venir. C’est de cette impasse qu’est née la solution : la réalisation d’une bande-annonce. A partir de ce moment là, le projet a pris toute son ampleur et a donné lieu à de nouveaux groupes de travail et d’écriture : le déroulé de la journée, les autorisations, le scénario, le texte des dialogues, la gestion du matériel. La bande-annonce est devenue une fin en soi, je pense qu’on le perçoit au visionnage. Quelque chose aboutit.
Vous avez mené une sortie avec les élèves sur le site des Capucins à Brest : en quoi a consisté cette échappée ?
Cette sortie d’une journée demeure marquante parce qu’on y réalisait la bande-annonce du livre numérique. L’on savait que les images du livre viendraient en partie du film et en partie de cette journée de tournage, des images à nous, qui racontaient l’histoire double, celle de la découverte du film de Demy avec le port de Brest en écho à Rochefort et celle de la réalisation du projet. Très tôt ce jour là, il a été clair qu’il y aurait une dimension mise en abyme du petit film en train de se faire dans les images du livre numérique, donc tout était important. De plus, tout comme l’écriture de la chanson hommage à l’univers de Jacques Demy, la réalisation cherchait à faire référence à son cinéma : l’utilisation d’un drone faisant allusion au goût de Demy pour la grue, le regard camera des deux garçons de la fin, la naissance du chant, le plan où demeure la voix quand les visages disparaissent qui est comme une réécriture du chassé-croisé Delphine /Maxence au café, l’histoire du sac. C’est très beau parce Demy cadre souvent tout et là il y a un vide et une voix qui appelle.
Comment avez-vous réussi à disposer d’un drone ?
Le drone appartient à un élève du groupe « filmage /hommage ». Les élèves de ce groupe ont travaillé en autonomie durant le début de matinée : ils ont réalisé des essais de cadrages et de mouvements, ils ont dialogué avec les agents de sécurité, qu’ils ont d’ailleurs remerciés pour avoir protégé les enfants présents de toute rencontre avec le drone en sécurisant le périmètre formé par les non-danseurs. Ils ont soumis leur choix aux autres groupes – par exemples au groupe « banderole » – et à leur professeure. J’aime bien faire ainsi des sous-groupes avec des missions précises et des interactions nécessaires à la réalisation du projet commun : autonomie et solidarité sont alors convoquées ensemble.
Cette rencontre entre des secondes de 2018 et l’univers de Jacques Demy a elle-même quelque chose d’improbable et de miraculeux : selon vous, que leur aura-t-elle apporté ?
Je leur ai posé la question : au sujet de Demy ils parlent d’ « extravagance » et disent être contents que celle-ci existe dans le cinéma .Le travail autour de cette « extravagance » a été individuel et collectif, alors c’était bien. Pour moi, cette double production est comme un cadeau.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le livre numérique des productions d’élèves
Lycéens et apprentis au cinéma
Le projet Interactik et les Coopératives Pédagogiques Numériques