C’était une promesse du ministre. Sitôt arrivé, il lui fallait bien détricoter les programmes de l’école et du collège à peine entrés en application. Du jamais vu. Alors qu’un changement en profondeur du système éducatif demanderait un temps long, durant lequel, au-delà des clivages politiques, notre société tout entière prendrait le temps de réfléchir à ce qui est bon pour ses enfants et son école, il a fallu que le ministre fasse encore plus vite que les autres. Après avoir poussé à la démission le président et la vice-présidente du Conseil supérieur des programmes, il a commandé à la nouvelle présidente du CSP « des ajustements et clarifications » dans trois disciplines stratégiques, le français, les mathématiques et l’enseignement moral et civique des cycles 2-3-4 ; les sciences suivront bientôt, annonce la publication du 18 juin sur le site du MEN.
Que devient l’orthographe rectifiée ?
En français, nul besoin d’être devin pour prédire les points d’achoppement sur lesquels le CSP allait intervenir en force. Régulièrement répétés par le ministre, ils reviennent dans les propos de la présidente du CSP dans l’article du Journal du dimanche du 24 juin : la terminologie grammaticale, la méthode syllabique (dont le lien avec « la compréhension des textes » reste opaque), et bien sûr cette satanée « référence à la réforme de l’orthographe de 1990 » ! Premier constat, en effet, les accents circonflexes reviennent en force sur maitriser et connaitre, deux mots essentiels de ces ajustements, et dont l’absence d’accent aurait probablement diminué la portée et la force… Cela dit, rien n’est écrit explicitement, les programmes publiés en novembre 2015 respectent dans leur totalité (et pas seulement en français) l’orthographe rectifiée, avec cette annonce : « Les textes qui suivent appliquent les rectifications orthographiques proposées par le Conseil supérieur de la langue française, approuvées par l’Académie française et publiées par le Journal officiel de la République française le 6 décembre 1990. » Cette mention explicite est toujours valable, tant que l’ensemble des programmes n’est pas réécrit. Cela dit, il n’est pas sûr que cette acrobatie rhétorique facilite le travail de nos collègues dans leurs classes !
Des surprises
L’analyse plus fouillée des ajustements publiés le 18 juin ménage malgré tout quelques surprises.
La suppression la plus visible, dans les trois cycles, est celle des repères de progressivité. Alors que dans les programmes de 2015, ils permettent de donner des indications précises des évolutions attendues au cours de ces périodes de trois ans que constituent les cycles, la version de remplacement ne reprend plus que les attendus de fin de cycle. Est-ce à dire que les repères de progressivité, beaucoup plus précis, sont toujours valables ? Dans ce cas, l’idée des cycles, mot pourtant peu usité par notre ministre, en sort largement renforcée.
Ou alors, ces repères sont-ils purement et simplement supprimés ? Et pour quel gain ? Au cycle 2, seule l’entrée « Lecture et compréhension de l’écrit » indique un focus fort sur la première classe, le CP, les années suivantes servant à consolider « l’automatisation du code ». Au cycle 3, l’introduction conserve la répartition entre primaire et collège déjà indiquée dans les programmes, mais dans ce cycle comme dans le suivant, l’idée de cycle est consolidée par l’absence de paliers intermédiaires.
L’oral reste en première place dans les trois cycles, mais expurgé d’un certain nombre de ses caractéristiques essentielles ; les interactions verbales deviennent simplement des échanges, au lieu d’interagir on participe, et tout ce qui relève de l’autocorrection, la coévaluation et la coconstruction est effacé. La mobilisation est diminuée au profit de la maitrise, gommant l’observation, l’analyse et la confrontation des points de vue. Les compétences affichées semblent les mêmes, mais vidées de la finesse d’analyse, « nettoyées » de la prise en compte du geste et du corps, elles sont renvoyées à une « simple » prise de parole et à une participation à des échanges. Et comme rien n’est dit sur la progressivité ni sur le temps à consacrer à l’oral, tout porte à craindre que l’avancée que constituaient les programmes de 2015 dans ce domaine soit rendue inopérante.
L’arrivée de lieux communs
Au cycle 2, l’entrée Lecture et compréhension de l’écrit , malgré un titre conservé, change de manière assez radicale, comme on pouvait s’y attendre après les déclarations du ministre. L’injonction de la méthode syllabique entraine une insistance sur encodage et décodage, mais des détails nous laissent perplexes. La répétition (au tout début des tableaux, p. 7) de « savoir discriminer de manière auditive », serait-elle une erreur, une confusion entre auditive et visuelle dans une des deux occurrences ? Si ce n’est pas une erreur, cette répétition est bien peu compréhensible. Peu après, la disparition du « rappel de récit (racontage) » nous inquiète, tant cette activité est essentielle pour la compréhension. De même, dans l’entrée Écriture, la dictée à l’adulte a disparu, alors qu’elle constitue depuis longtemps maintenant une étape essentielle de l’entrée dans l’écriture.
Mais surtout, en voulant « rompre avec certaines formulations inutilement complexes » (Souad Ayada, JDD, 24 juin), certains énoncés précis sont remplacés par des lieux communs ou des mots-étiquettes appartenant à la tradition. Dans l’ Étude de la langue (grammaire, orthographe, lexique), des suppressions floutent les apprentissages ; pour le vocabulaire, on remplace « identifier les relations entre les mots, entre les mots et leur contexte d’utilisation » et « s’en servir pour mieux comprendre » par « construire le lexique »…comme si cela allait se faire par magie… Tout ce qui concerne la catégorisation des mots (collecte de mots, tris, groupements divers,…) disparait au profit de la morphologie et des notions classiques (synonymes, contraires, etc.). Et, régulièrement, la suppression d’exemples rend le propos opaque, ainsi maitriser les relations entre l’oral et l’écrit devient passer de l’oral à l’écrit, et élaboration de listes qui rapprochent des mots, de tableaux qui classent en fonction des relations graphèmes/phonèmes devient élaborer des listes de mots : des formulations réductrices qui vident les activités visées de leur sens. Au moins, le guide orange pour le CP démontrait une connaissance des domaines compréhension et vocabulaire par ses rédacteurs !
Dans Le langage oral, la « situation de mise en voix » est remplacée par « lecture à haute voix », ce qui peut renvoyer aux activités rituelles de lecture ânonnée, ennui et humiliations à la clé, sans préparation ni enjeu…
Renvoi vers les familles
Et dans Pratiquer différentes formes de lecture, certains ajouts sont consternants, qui ne désignent ni des formes de lecture, ni des objectifs : « Lire pour enrichir son vocabulaire », peut tout au plus désigner un effet de la lecture, à certaines conditions ; « Lire pour le plaisir » et « lecture plaisir », à la place de « lecture libre », renvoient à une forme personnelle, sur laquelle l’école peut avoir une influence, mais qui ne peut constituer un objectif.
Il est vrai qu’un des ajustements pour la lecture, récurrent dans les trois cycles, est le renvoi vers les familles. À défaut de repères de progressivité, les attendus de fin de cycles sont précis sur le nombre d’œuvres à lire, et sur leur répartition entre œuvres de littérature de jeunesse et du patrimoine aux cycles 3 et 4. Mais ils en font aussi un objet d’échange « au sein de la famille » dans ces deux cycles, ce qui se produit certes déjà dans certains milieux sans que l’école ait à s’en préoccuper ; elle aura probablement plus de mal à le susciter ou l’imposer dans ceux qui sont plus éloignés de pratiques familiales de lecture !
Aux cycles 3 et 4, les ajustements pour les programmes de français se rejoignent sur plusieurs points, à une grosse exception près. Globalement la présentation est identique, les repères de progressivité ont disparu comme au cycle 2, l’ordre des entrées a été uniformisé. Mais un domaine complet est absent au cycle 3 : Culture littéraire et artistique. Là encore, faut-il y lire un maintien de ce domaine dans son entier, reconduisant les mêmes thématiques aux différents niveaux du cycle ? Ou une suppression pure et simple ? Ce qui serait alors purement incompréhensible… Comment peut-on doter tous les élèves de CM2 d’un exemplaire des Fables de la Fontaine illustré par Joann Sfar et faire disparaitre la « Culture littéraire et artistique » au même âge ? À titre de comparaison, au cycle 4, ce domaine qui ferme le programme est resté identique…
Des programmes de grand père
L’étude de la langue, dans ces deux cycles, comporte les modifications les plus visibles. Dans les attendus de fin de cycle disparait tout ce qui concerne la révision, l’autoévaluation, l’acceptabilité d’énoncé, la réécriture. Par contre, on assiste au retour de l’analyse grammaticale en natures et fonctions, des compléments de verbe et de phrase traditionnels (COD, COI, compléments circonstanciels), on rétablit la mémorisation de toutes les personnes du passé simple, l’étude des verbes des trois groupes au cycle 3, de l’attribut du COD au cycle 4 ; et bien sûr disparaissent le prédicat, mais aussi l’aspect verbal, les compléments de verbe et de phrase ; la nomenclature grammaticale est remplacée par un nouveau tableau de terminologie on ne peut plus classique, les grands-parents s’y retrouveront ! Et deux catégories sont ajoutées dans les compétences à travailler : Enrichir le lexique et Acquérir l’orthographe lexicale, dans les programmes de 2015 ces catégories étaient plus disséminées entre lecture et écriture ; pourquoi pas, à condition qu’il ne s’agisse pas essentiellement d’activités de mémorisation !
Le « sujet lecteur » gommé
Pour les domaines Lecture et Écriture, c’est dans le détail des verbes employés, ainsi que dans les oublis, que se jouent les changements de sens.
Au cycle 3, la « mise en œuvre rapide et efficace » du décodage est remplacée par « Automatiser » ; interpréter disparait au profit de s’approprier. Les élèves devront identifier et repérer plutôt que de réfléchir aux enjeux et à la construction des notions littéraires. Est supprimé tout ce qui contribue spécifiquement à construire l’interprétation, au profit du contrôle, qui dans les programmes s’appuyait sur une construction, terme disparu des ajustements. Tout ce qui pourrait évoquer le « sujet-lecteur » est soigneusement gommé, l’adjectif autonome est conservé, mais pas les compétences qui permettent de construire cette autonomie de lecteur. Reste à savoir si nous parlons bien de la même autonomie !
Au cycle 4, dans devenir un lecteur autonome, ce sont les stratégies de lecture, les inférences, les hypothèses de lecture qui ont disparu. Pour élaborer une interprétation de textes littéraires, la référence aux impressions de lecture a disparu, tout comme percevoir un effet esthétique, remplacé par une pure connaissance de l’esthétique des genres. Là encore, nous ne parlons probablement pas de la même autonomie ni de la même capacité d’appréhension et d’interprétation littéraires !
Une autre conception de l’écriture
En ce qui concerne l’écriture, un lecteur peu averti pourrait n’y voir que du feu. Si ce n’est quelques suppressions… Dans l’introduction, au cycle 3, une phrase disparait : « les élèves affirment leur posture d’auteur et sont amenés à réfléchir sur leur intention et sur les différentes stratégies d’écriture. », et cette suppression modifie clairement la conception de l’écriture. Produire des écrits variés en s’appropriant les différentes dimensions de l’activité d’écriture devient Rédiger des écrits variés. Or rédiger et produire des écrits variés ne renvoient pas à la même conception de l’écriture, dans un cas un texte préexistant que le scripteur rédigerait, dans l’autre un processus d’écriture au cours duquel le scripteur élabore et fait des choix. Même si le mot processus est conservé dans le tableau, il n’est pas sûr qu’il soit bien raccroché à la théorie de l’écriture de référence.
Nous aurions pu craindre que disparaisse tout ce qui concerne l’écrit de travail, l’écrit dans les disciplines, l’écrit pour réfléchir (penser serait probablement aller trop loin…). Pas vraiment, ils sont juste un peu gommés, sans être éliminés. Quant à l’invention, si le mot ne disparait pas totalement, à titre d’exemples d’écrits, c’est toute la compétence Pratiquer l’écriture d’invention qui disparait. Pouvait-on s’attendre à moins, vu la mise à mort programmée par le ministre pour ce type d’écrit depuis plusieurs mois pour les épreuves du bac ?
Ayant ouvert notre propos, la grande cause nationale de l’orthographe pourrait bien aussi le conclure. Les dénominations d’orthographe lexicale et grammaticale sont revenues en force. Les propositions pour les trois cycles insistent sur la vigilance orthographique, mais tout est une question de méthode. La vigilance orthographique s’exerce-t-elle vraiment grâce aux leçons de grammaire, notamment au cycle 2 ? Et la mémorisation du lexique, certes nécessaire, suffit-elle, et comment s’exerce-t-elle ? Au cycle 4, Consolider l’orthographe lexicale et grammaticale passe par connaitre et maitriser… Comme s’il suffisait de connaitre l’orthographe pour la maitriser, et comme s’il était si facile de maitriser l’orthographe et d’en faire usage… Il est vrai qu’avec un accent circonflexe sur maitriser, cela irait certainement beaucoup mieux !
Ah oui, il est vrai que la disparition surprenante des repères de progressivité nous ferait presque oublier celle des EPI dans les croisements entre enseignements. Maudits EPI…
Viviane Youx
Présidente de l’AFEF
(Association française pour l’enseignement du français)