Mettre l’écriture et la réécriture au cœur des stratégies d’apprentissage : une utopie pédagogique ? Plutôt une exigence, que rappelle un récent ouvrage de François Le Goff et de Véronique Larrivé. Et une modalité de travail, qu’éclaire le projet « Utopia » mené en 5ème par Laïla Methnani au collège Jean Lachenal à Faverges (Haute-Savoie). Les élèves ont dessiné des cartes de mondes imaginaires, puis les ont explorées en rédigeant le journal de bord d’un explorateur. La séquence est scénarisée de façon à accueillir activités de langue, étude de textes, découverte de vidéos, lecture d’un roman d’aventures. Le dispositif favorise aussi différenciation et lien école-maison. Et il interroge les professeur.es de français à tous les niveaux : « Comment espérer qu’un élève puisse émettre des observations sur les procédés littéraires à l’œuvre dans les textes s’il n’a pas eu l’opportunité de les éprouver de sa plume ? Plus prosaïquement, comment espérer devenir maçon sans se mettre au pied du mur ? »
Dans quel cadre avez-vous mené cette séquence « Utopia » ?
Proposée en 5ème, la séquence « Utopia » ouvre une réflexion en lien avec les grandes découvertes que les élèves ont abordées à travers l’étude d’un corpus autour du « Livre des Merveilles » de Marco Polo. Elle précède l’étude d’une Robinsonnade : « Vendredi ou La vie Sauvage » de Michel Tournier, étudiée en œuvre intégrale ouvrant ainsi les champs d’études de l’aventure et de l’altérité à travers le motif de la cartographie.
La problématique de cette séquence porte sur le rôle de « muse » que peut remplir la fréquentation des textes littéraires pour les élèves : dans quelle mesure les récits des grandes découvertes peuvent-ils nourrir l’imagination lors de l’écriture d’une utopie ? Il s’agit de toucher du doigt la vision de Thomas More d’où le titre du projet « Utopia » pour inviter les élèves à réfléchir à ce que serait un pays idéal tout en postulant que ce monde appartenait par essence à un imaginaire. Les élèves, en binôme, à partir d’une carte « Utopia », choisie parmi plusieurs autres cartes, doivent écrire le journal de bord d’un aventurier qui serait en quête d’un monde idéal, une sorte d’ « Eldorado » humaniste.
Quelles compétences cherchiez-vous à travailler ?
Les compétences travaillées relèvent du « domaine 1 – Des langages pour penser et communiquer »: les élèves sont amenés à « adopter des stratégies et des procédures d’écriture efficaces » que les contraintes d’écriture sous-tendent pour « pratiquer l’écriture d’invention ». Le travail nécessite un dialogue continu : les négociations sont souvent serrées entre les élèves pour savoir quelle tournure faire prendre à leur récit au fil des étapes. L’évaluation porte donc aussi sur « le domaine 3 – La formation de la personne et du citoyen » d’autant que les élèves respectent une charte d’utilisation d’un compte classe partagé « Thinglink ». Enfin, « le domaine 2 – Des méthodes et outils pour apprendre » est évalué : les élèves pratiquent le traitement de texte et doivent apprendre à travailler les différents états du brouillon au fil des étapes.
Comment avez-vous mis le projet en œuvre ?
Le matériel employé reste modeste : du papier (chaque élève dispose de son journal de bord), la séquence « Utopia » réalisée avec l’application « Génial.ly » et des postes informatiques dans une salle dédiée. Nous alternons des séances en salle de classe et en salle informatique en fonction de l’avancée des élèves. Ainsi le projet de chaque binôme d’élèves est écrit sur traitement de texte avant d’être mis en ligne lors de la réalisation de « leur chef d’œuvre » avec l’application « Thinglink » (à venir). La pratique scénarisée d’une écriture longue nécessite de prendre du temps jusqu’à accepter de le suspendre pour revenir, par exemple, sur une notion de langue : il faut compter entre dix et quinze heures de travail pour aboutir à des récits achevés selon l’hétérogénéité des classes.
La 1ère mission confiée aux élèves a été de réaliser la carte d’un monde imaginaire : quels ont été les outils et les modalités de ce travail ? en quoi vous semble-t-il intéressant de travailler sur des cartes, même en français ?
L’imaginaire de la cartographie constitue un fil conducteur majeur pour ces trois séquences. De fait, tout explorateur « imagine des mondes nouveaux » par « goût du voyage et de l’aventure ». La carte symbolise le motif du voyage, le désir d’écrire la géographie du monde ou encore le rêve de découvrir un trésor. Les élèves sont entrés dans la séquence par le dessin. Muni chacun d’une feuille blanche au format A3 et de bons crayons de couleur, ils ont dessiné, occupé l’espace de leur feuille suivant ces contraintes : « Vous disposez de plusieurs modèles et d’une fiche de vocabulaire géographique dont les mots sont à placer obligatoirement sur votre carte (montagne, lagon, forêt, fleuve, affluents, baie, presqu’île). Vous devez situer un ou plusieurs village(s) sur votre carte attestant la présence de populations. Sur le modèle de cartes anciennes, votre carte peut être illustrée de dessins, de courts commentaires et d’une légende. Les noms propres sont absolument imaginaires ou détournés de noms réels (mots valises, anagrammes…). »
La pratique du dessin a été accompagnée d’une séance de vocabulaire portant sur la géographie et de la diffusion de cartes anciennes qui mêlent réalisme et utopie. L’objectif étant de lever toute barrière à l’imagination des élèves. La motivation fut immédiate dans chacune de mes deux classes. Tous ont compris que ces cartes nous suivraient au fil du projet d’écriture. J’ai ramassé les cartes, les ai « battues » avant de demander à chaque binôme d’écriture d’en tirer deux au sort pour finir par n’en choisir qu’une. Il s’agirait de « LA CARTE » que leur narrateur-explorateur découvre et suit en quête d’ « Utopia ». Je précise que pour apporter du sel à cette première mission, j’ai échangé les cartes d’une classe à l’autre. Ce moment de choix des cartes nous a permis de revenir sur la consigne d’écriture cartographique pour montrer que les contraintes contenues dans la consigne nourrissaient la production. Déjà un premier pas vers le paradoxe de l’écriture sous contraintes…
La 2ème mission a été d’écrire le journal de bord de la découverte d’Utopia : quelles ont été les étapes et les modalités de ce travail d’écriture ?
L’écriture du Journal de bord répond à cette consigne : « Vous choisirez un point de départ sur votre carte et un itinéraire à parcourir jusqu’à un autre point. Cet itinéraire doit obligatoirement compter cinq étapes (traversant des paysages variés) : l’arrivée sur Utopia, la rencontre avec les autochtones, la découverte du Mont Sacré, la bio-diversité utopienne avant l’adieu à l’île imaginaire. Vous rédigerez étape par étape le journal de bord d’un explorateur qui découvre ce nouveau monde. » Le plan de la séquence s’articule autour de ces cinq étapes d’écriture. Chacune est assortie de l’étude de textes, de documents iconographiques, de vidéos extraites de film. L’étude de ces textes, en ligne sur le blog, nourrit l’imagination, la réflexion et permet d’acquérir notions et savoirs du cycle 4 en classe de 5ème. Chaque étape se constitue d’un support de travail et d’un temps d’écriture, de réécriture ou de remédiation. Les élèves apprennent aussi à travailler en équipe. Ainsi, il peut arriver qu’un élève saisisse une étape sur « open office » tandis que l’autre reprend les erreurs de langue présentes dans sa copie. Cette modalité souple permet d’apporter une différenciation tout en avançant dans le projet.
La séquence intègre des activités de langue : lesquelles ? pourquoi vous semble-t-il important de les associer ainsi à un travail d’écriture ?
Les activités de langue font partie intégrantes du projet mais surtout, elles restent motivées par l’activité d’écriture. La description appelle l’étude des expansions du nom donc de la périphrase, de la subordonnée relative et des accords dans le GN. L’écriture au présent nécessite de savoir le conjuguer mais aussi de réfléchir au système des temps dans un récit au présent propre au journal de bord. Les élèves ont travaillé sur le futur et le passé composé. Ils ont pu aborder les valeurs du présent, en particulier l’expression du passé récent et du futur proche. Concrètement, la découverte de Terre Neuve conduit Jacques Cartier à qualifier les morses de veaux à longues dents : les élèves comprennent alors l’ethnocentrisme dont l’homme fait naturellement preuve. Il sera donc nécessaire de recourir aux procédés que sont la métaphore et la comparaison pour rendre crédible les découvertes sur « Utopia ».
Cette stratégie vise à travailler sur la motivation interne des élèves : la leçon de langue a bien lieu mais elle ne semble pas plaquée ou à côté de l’étude des textes. La langue reste au cœur de l’activité d’écriture. Les élèves prennent, je le crois, peu à peu conscience qu’il ne s’agit pas d’une matière qui s’ajoute au corpus de textes. De plus, les compétences rédactionnelles des élèves progressent : chacun a sa trace écrite du projet. J’évalue chaque étape en deux « jets » d’écriture parfois trois. Les corrections portent sur le travail en binôme (respect des consignes de l’étape, conseils pour progresser) mais aussi sur la maitrise orthographique de chacun. La différenciation s’exprime sur la copie grâce au CHAPO : Conjugaison, Homonyme, Accord, Ponctuation, Orthographe. Chaque erreur est critériée de façon à ce que l’élève puisse y remédier : ce travail de reprise du CHAPO est premier dans le travail du brouillon pour passer du premier au second jet.
La séquence intègre aussi la lecture cursive d’un roman d’aventures, dont les élèves ont rendu compte en ligne, via les « réseaux sociaux » : pouvez-vous nous éclairer sur le dispositif et les intérêts de ce travail mené avec la professeure-documentaliste ?
Nous avons souhaité que la publication sur le site Esidoc du collège Jean Lachenal à Faverges (74) des critiques des élèves puisse permettre la valorisation des retours de lecture à travers la publication. Il s’agit aussi de faire du site Esidoc un lieu co-animé dans lequel les élèves peuvent devenir prescripteurs de lecture jusqu’à peut-être constituer une communauté de lecteurs agissante. La critique comporte trois volets : un résumé incitatif, un avis argumenté et une recommandation. Le travail de reprise en français a porté sur comment argumenter au sujet d’une lecture, sur le choix du vocabulaire car l’avis de lecteur sur le livre doit tenir en 280 signes ponctuation et espace compris et sur l’écriture d’une recommandation qui porte spécifiquement sur le livre lu. Les élèves ont eu à choisir un livre dans la sélection effectuée pour eux par Mme Pommaret, professeure documentaliste : ils ont disposé de trois semaines pour lire l’œuvre et compléter la fiche-guide. Une fois celle-ci évaluée et retravaillée, les élèves ont saisi leur travail sur open Office. L’étape suivante consiste à un jeu de copier-coller vers le site Esidoc du collège.
Ce qui frappe dans cette séquence Utopia, c’est sa scénarisation, que rend perceptible votre diaporama multimédia Genially : comment les élèves ont-ils été amenés à utiliser ce diaporama ? quels vous semblent les intérêts d’une telle scénarisation numérique des activités ?
Les élèves et leurs familles ont à disposition les éléments du cours de français sur le blog. Les élèves retrouvent et peuvent retravailler les activités proposées en classe. Il s’agit de proposer des pistes sensorielles multiples considérant qu’on apprend en écoutant, en voyant mais aussi en touchant. Toucher du doigt le cours à partir d’une tablette ou d’un smartphone à la maison et pouvoir le vidéoprojeter en classe me paraît une bonne manière de créer un continuum du collège à la maison, de la maison au collège.
La scénarisation permet, via l’application Genial.ly, de tourner les pages du projet comme on tourne les pages d’un journal de bord, la séquence devient une matrice à suivre. Les élèves l’utilisent pour se repérer et beaucoup aussi pour travailler la langue (avec des vidéos Canopé) ou visionner un extrait de films comme Les voyages de Gulliver.
La scénarisation des séquences pédagogiques m’anime depuis plusieurs années car je pense qu’elle participe, particulièrement dans une pédagogie dite active, à l’appropriation des textes littéraires dès le collège. Entrer dans le texte littéraire par une pratique d’imitation (le journal de bord) ou de commentaire (critique littéraire) n’est pas innovant : c’est bien en se nourrissant du terreau fertile de leurs aînés que les auteurs renouvellent les pratiques d’écriture. Faire entendre à de jeunes élèves qu’ils peuvent accéder aux textes littéraires, les imiter, s’en emparer et même choisir de faire autrement rend vivante la littérature. La scénarisation multimédia me permet de donner cette inflexion aux séquences pédagogiques tout en instaurant un lien entre la maison et le collège.
Cette séquence est centrée sur l’écriture créative : à la lumière du travail mené et des productions d’élèves, pourquoi vous semble-t-il important d’accorder une place plus centrale à l’écriture créative en français ?
L’écriture créative perpétue une tradition scolaire : pensons à Anatole France qui se fit remarquer en écrivant, alors qu’il préparait son « bachot » pour tromper l’ennui, un poème « Proserpine incertaine » que l’éditeur Becq de Fouquière attribua à tort à André Chénier. Réussir à « duper » l’éditeur montre la capacité d’appropriation et d’invention du jeune auteur. Comment espérer qu’un élève puisse émettre des observations sur les procédés littéraires à l’œuvre dans les textes s’il n’a pas eu l’opportunité de les éprouver de sa plume ? Plus prosaïquement, comment espérer devenir maçon sans se mettre au pied du mur ?
Grâce à ce projet, j’ai perçu des difficultés chez les élèves que je ne soupçonnais pas : le choix du vocabulaire alors que le stock lexical est parfois limité ou de grandes difficultés de lecture malgré l’envie qui anime les classes. Nous avons dû revoir l’étape 3 car l’échange avec les autochtones devait montrer un échange sur le bonheur, propre à l’Utopie, ce que les élèves avaient du mal à exprimer. A partir de bribes du texte de Thomas More tirés de l’exposition de la BNF, nous avons pu échanger sur le lien entre organisation sociale et bonheur avant de reprendre l’écriture.
Un conseil à vos collègues ?
Je leur suggère la lecture d’un ouvrage qui vient de paraître sur les pratiques d’écriture en classe : il s’agit de « Projets collaboratifs d’écriture narratives » de Karine Veillas, publié dans la collection Agir chez Canopé, « Lire, écrire, publier au collège » qui me semble constituer une mine de pistes et de ressources pour développer l’écriture créative chez nos élèves.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Les productions des élèves
La séquence Utopia sur le site de Laïla Methnani
La séquence Avis de lecteurs sur le site de Laïla Methnani
Le travail de l’écriture par F. Le Goff et V. Larrivé dans Le Café pédagogique
Karine Veillas dans Le Café pédagogique