Quelles œuvres aborder en cours de français ? Et si on étudiait non seulement les textes patrimoniaux, mais aussi des œuvres contemporaines dont les formats sont de plus en plus souvent numériques ? A Alfortville, Françoise Cahen a ainsi travaillé en première sur des créations multimédias d’Eric Reinhardt et Jean-Charles Massera. De tels choix favorisent chez les élèves étonnement, curiosité et réflexion, sur les œuvres, sur les frontières de la littérature, voire sur la reconstruction de l’identité de lecteur à l’heure où il faut composer entre injonctions scolaires (lire des livres papier) et pratiques réelles (la lecture sur écran). Ces choix nous interrogent aussi : comment adapter ces formats aux modalités actuelles du bac de français ? voire comment adapter ces modalités aux nouvelles formes d’écriture ? Des questions essentielles en écho au 8ème Rendez-vous des lettres qui se tient à la BnF les 14-15 mai sur le thème « Qu’est-ce qu’un texte pour la classe ? Corpus, texte, et interprétation. »
Les habitudes, voire les modalités mêmes des épreuves de l’EAF, nous amènent à étudier en classe essentiellement des textes sur support papier : de manière générale, pourquoi vous semble-t-il important d’aborder désormais aussi des œuvres numériques ?
Le numérique est tout simplement le nouveau support d’œuvres très intéressantes, de créations d’artistes très diverses. C’est aussi l’occasion de proposer dans nos classes un objet d’étonnement et de débat : où sont les frontières de la littérature ? Déprise de Serge Bouchardon, les œuvres sonores de Jean-Charles Massera « J’te dérange ? Non non » sont par exemple des œuvres qui provoquent ainsi une vraie surprise et poussent les lycéens à la réflexion. Mais surtout le numérique est aussi le « milieu » culturel naturel du monde contemporain, et celui de nos élèves : savoir lire et analyser des œuvres numériques est une compétence que nous devons développer chez nos élèves au même titre que nous leur enseignons la lecture et l’analyse des œuvres dans les livres, auxquelles je ne renonce pas pour autant, d’ailleurs !
Vous avez ainsi étudié en première un court-métrage créé par Eric Reinhardt, « Je vous emmène » : de quoi s’agit-il ?
Ce petit film fait partie d’un ensemble d’œuvres très diverses qui sont mises en ligne sur le site de la « troisième scène » de l’Opéra de Paris. Ce film inclassable d’Éric Reinhardt (un auteur que j’affectionne particulièrement) est lui-même une œuvre hybride, car il mêle la danse de Marie-Agnès Gillot, sur la grande scène de l’Opéra Bastille entièrement nue, la musique de Sébastien Roux, à la voix de Laurent Poitrenaux qui lit un extrait réadapté du roman Cendrillon, écrit par Éric Reinhardt en 2007.
Comment avez-vous abordé et exploité cette œuvre en classe ?
J’ai intégré cette scène de rencontre -qui a lieu dans un train- dans un corpus tout ce qu’il y a de plus classique portant sur les scènes de première vue, sur la rencontre amoureuse, mais comme j’étais en première L, je pouvais aussi travailler l’objet d’étude des réécritures, puisque l’écrivain a modifié le texte initial de Cendrillon pour n’en garder que certains passages. Nous avons d’abord travaillé à partir des impressions personnelles spontanées des élèves, quand la classe a regardé pour la première fois ce film. Les jeunes ont dégagé déjà des choses assez essentielles, après une première réaction d’étonnement : la dimension quasi-sacrée de l’atmosphère musicale, combinée au gigantisme du lieu, coïncide avec l’importance que le personnage Laurent Dahl accorde à cette rencontre, qui peut changer sa vie. Le fait que la grande danseuse Marie-Agnès Gillot recule sur demi-pointe de façon continue en ligne droite les a beaucoup étonnés : était-ce encore de la danse ? Les élèves ont convenu qu’il s’agissait bien d’une performance physique difficile à réaliser et que ce choix rappelait le contexte ferroviaire de la scène tout en lui conférant une dimension tragique, puisqu’on comprend assez vite que cette rencontre correspond en même temps à un éloignement inéluctable. Certain.e.s ont parlé de l’absence de la voix de cette femme mystérieuse ; la phrase-clé du titre « Je vous emmène » ne figure pas dans l’œuvre elle-même, et toute sa portée auto-réalisatrice est grande. Tout le film accentue l’importance de la seconde fatidique du « franchissement » dans la rencontre : et la profondeur du plateau représente la profondeur de cet instant décisif, que le personnage passe son temps à anticiper, mais qu’il manque le moment venu. Puis nous avons comparé le film à l’extrait du roman, pour repérer ce qui avait été conservé par l’auteur et ce qui en avait été enlevé, en nous demandant pour quelles raisons. Enfin nous en avons fait un commentaire assez classique, concentré sur le topos de la scène de rencontre. J’avais retranscrit le texte sur papier et fait des copies d’écran.
Vous avez aussi travaillé sur « La rameuse qui se pose des questions » de Jean-Charles Massera : pouvez-vous nous présenter cette œuvre ?
Cette œuvre est une œuvre encore plus hybride car elle a été réalisée pour une performance « Le parc des distanciations » dans le parc Jean-Jacques Rousseau d’Ermenonville, par différents acteurs, dispersés dans le parc, qui prenaient à partie des visiteurs, dans de longs monologues. Jean-Charles Massera -un artiste que j’affectionne aussi particulièrement- en a fait des films, (dont certains ont été présentés dans des festivals internationaux), des vignettes vidéo, des pièces sonores en ligne et même des dessins.
Comment avez-vous travaillé cette œuvre avec les élèves ?
Seul le format long du film n’est pas disponible sur internet. Pour avoir un aperçu de l’œuvre, j’ai donc rassemblé toutes ces adaptations/re-créations de l’œuvre sous leurs formats divers sur un même support : un Padlet. Après la découverte de l’œuvre dans le cadre d’un groupement de textes sur la condition féminine (avec des textes exclusivement écrits par des femmes, comme Olympe de Gouges ou Virginie Despentes) nous avons noté nos premières réactions collectives sur le Padlet. Ensuite, nous avons réécouté plusieurs fois le monologue de cette rameuse pour l’analyser. J’ai aussi fixé sur notre écran support des références iconographiques à la peinture impressionniste, que mes élèves ne connaissent pas forcément : la capeline de la jeune femme l’évoque, ainsi que les nénuphars. Mais sa tenue associe à cet héritage de muse impressionniste une brassière sportive, très contemporaine : visuellement symbolique, Marion Lubat incarne à la fois cette volonté d’être libre tout en rappelant le passé, tout comme le fait de ramer est à la fois le rappel de ces jolies figures du XIXème sur les barques de la Marne et le fait que- comme me l’ont dit tout de suite les élèves- « c’est vrai, madame, que les femmes, elles rament ! »
Et le texte lui-même ?
J’en ai retranscrit une partie seulement pour la lecture analytique. Son statut énonciatif pose question aux élèves : ce monologue ressemble à un monologue intérieur, mais il est théâtralisé pour la personne qui est dans la barque. Le grain de voix de Marion Lubat, très présent, comme proche de nous, nous donne l’impression d’être embarqués avec elle, « dans le même bateau » en une sorte de « close-up ». Le fait que le texte contienne des familiarités permet aux élèves de se poser des questions : est-ce qu’une œuvre littéraire peut utiliser le langage parlé d’aujourd’hui ? Pourtant c’est une œuvre qui contient des références culturelles assez pointues. Tout cela est sujet à débat dans la classe et en tant qu’enseignant.e.s, nous aimons particulièrement ces œuvres qui permettent de favoriser les discussions ouvertes. Jean-Charles Massera, dont on peut retrouver de nombreuses œuvres en ligne sur son site personnel, a cet avantage : ses œuvres ont un aspect performatif et sont faites pour décaler le regard, interroger nos représentations.
Qu’apporte selon vous aux élèves l’étude de telles œuvres numériques ?
Cela leur apporte plusieurs choses : tout d’abord ces objets artistiques inattendus piquent spécialement leur curiosité, mais en termes de compétences, elles permettent aux lycéens de combiner analyse de l’image, du texte, et du son. On a donc recours à des œuvres aussi hybrides que leur environnement numérique quotidien et il me semble que notre rôle d’enseignant est bien d’armer nos élèves pour déchiffrer le monde dans lequel ils vivent. Ces œuvres favorisent aussi des interrogations plus spécifiques sur la nature de l’art : où sont ses frontières ? Une œuvre littéraire doit-elle forcément appartenir à un livre ? Est-ce que reculer en ligne droite sur demi-pointes est de la danse ? Une œuvre d’art est-elle faite pour être jolie ou pour déranger ? Nous avons aussi mobilisé beaucoup de compétences liées à la comparaison : qu’apporte le film d’Eric Reinhardt par rapport à son roman ? Quelles références implicites sont contenues dans la rameuse de Jean-Charles Massera ? Parfois certain.e.s enseignant.e.s auraient tendance à croire que le fait d’étudier ce type d’œuvres serait une concession démagogique à notre époque du tout écran ou à un recul du livre. En réalité, intégrer ces œuvres à un corpus traditionnel enrichit beaucoup celui-ci, et les compétences de lecture demandées sont encore plus fines.
Pour beaucoup d’enseignant.es, il y a un obstacle à ce genre de travail : à l’oral de l’EAF, l’élève et l’examinateur ne peuvent avoir l’œuvre sous les yeux. Comment surmonter cet obstacle ? Que vous enseigne l’expérience à ce sujet ?
J’ai tenté de compenser ce problème par un bricolage imparfait, qui passe par la retranscription des œuvres sous formes de textes avec des copies d’écran photocopiées en regard. Je ne suis pas très satisfaite de cette solution car elle dénature les œuvres. Bien sûr, sur le descriptif, j’indique le lien internet avec l’œuvre pour le film d’E.Reinhardt et avec notre Padlet, pour La rameuse. Le fait que le descriptif lui-même arrive sous forme papier aux examinateurs et non sous forme numérique n’incite pas forcément les enseignants à cliquer sur ce lien pour aller voir l’œuvre telle qu’elle est. Mais j’ai constaté que les quelques élèves interrogé.es sur ces œuvres s’en sont plutôt bien tiré.e.s, puisqu’une élève a même eu la note de 19/20 pour l’analyse du film d’E.Reinhardt. Il ne faut donc pas considérer que ce travail met les élèves en difficulté lors de l’oral.
Pour mieux accueillir les œuvres d’« après le livre » (François Bon), les créations numériques des artistes voire celles des élèves, quelles modifications des épreuves de l’EAF vous sembleraient-elles souhaitables ?
Bien sûr ce n’est pas à moi d’imaginer les modifications à apporter aux épreuves du bac, et je n’ai aucune prétention à ce propos, mais je réponds à votre question parce que vous me la posez et que c’est précisément le moment de participer à un débat collectif à ce sujet, dans lequel je peux m’inscrire.
La numérisation des descriptifs serait un premier progrès, car cela éviterait aussi une consommation de papier conséquente.
Il me semble également souhaitable que les élèves puissent présenter des extraits de films, des tableaux en couleur ou alors des œuvres numériques sur écran. Maintenant que la plupart des salles des lycées sont équipées en ordinateurs, cela me semble possible. On a vu avec les TPE la plupart des groupes de lycéen.ne.s présenter des supports vidéoprojetés : pour le bac français, alors que l’élève est face à un seul examinateur ou une seule examinatrice, un simple écran, même sans vidéoprojecteur, suffirait pour présenter une œuvre ou pourquoi pas, un projet créatif élaboré par les élèves dans l’année.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
L’œuvre de Jean-Charles Massera
Mur padlet sur l’œuvre de Jean-Charles Massera
Sur le site de l’académie de Créteil
Le site du 8ème Rendez-vous des Lettres
Les 7 Rendez-vous des lettres par Le Café pédagogique
Article de F. Rio « La lecture : marqueur identitaire chez les adolescents ? »