La place du numérique à l’école fait débat. Au vu des errements, des difficultés, des dysfonctionnements, des annonces et contre annonces, des décisions brutales, des plans et autres sorties politiques et médiatiques, il est inévitable (et peut-être nécessaire) que l’on doive tout remettre à plat. Pour ce faire, il est nécessaire que chacun de nous, en particulier éducateur, s’interroge sur son rapport à la technique, à la science, à la société, au progrès, etc.… et bien sûr à la place que l’on veut assigner au numérique (informatique ?) dans cette réflexion. Cette réflexion, d’abord personnel, est celle qui traverse nos chroniques depuis de nombreuses années. Malheureusement, il est difficile de faire entendre une parole mesurée et questionnant dans un espace de communication qui se transforme plus rapidement qu’on ne le pense et qui mériterait surement un traitement de fond avant qu’il ne soit trop tard…
Un drôle de vent souffle sur les espaces d’échange, de partage, de confrontation : on n’aurait plus le droit de ne pas être d’accord ! Pour le dire autrement on s’aperçoit que pour faire état de sa divergence il faut d’abord « éliminer » l’autre et son point de vue. On est surpris de voir que ce type de comportement existe aussi bien pour les chercheurs dans des domaines variés que pour le supporter d’une équipe qui s’exprime en ligne. Même si cela n’est pas nouveau, les moyens de communication actuels semblent l’encourager. D’une part nombre de professionnels de l’information construisant un article un reportage, un documentaire semble vouloir exprimer leur opinion, leur point de vue, ce qui est légitime, mais en utilisant des armes qui posent problème. Ainsi en est-il de ces reportages, l’un sur France2 à propos des écrans, un autre sur une classe en visite (sortie scolaire) dans un magasin, l’autre sur Arte, dans lesquels on s’aperçoit de cette méthode qui consiste à orienter l’analyse que le spectateur peut faire en ne lui donnant à voir qu’un point de vue restreint voir en caricaturant les point de vue inverses quand ils sont évoqués. L’exemple de l’émission « Cash Investigation » illustre assez bien cela. Plutôt que de critiquer négativement ou positivement ces émissions, posons-nous la question de savoir pourquoi on peut choisir ce type, cette forme d’argumentation ? L’idée initiale des auteurs est d’aller au-delà des évidences, des allant de soi de premier niveau d’une part et de dépasser le « on ne peut pas savoir » d’autre part. Une autre idée peut-elle poser problème, c’est la suspicion, ce qui parfois peut amener à la théorie du complot, que nous cache-t-on ? La frontière entre les deux est ténue. Dans plusieurs de ses ouvrages, Pierre Bourdieu avait déjà soulevé le problème à propos de la télévision et de ses émissions de débat. D’autres depuis ont essayé aussi de démonter ces mécanismes. Deux formes complémentaires apparemment coexistent : la spectacularisation et l’enquête à charge. Dans les deux cas, tout échange est très difficile voire impossible.
Concernant la place du numérique à l’école, on peut avoir aussi ce sentiment. Selon le modèle classique, il y a les pros et les antis. L’affrontement entre les uns et les autres est évidemment improductif dans le schéma de débat traditionnel, il l’est aussi dans les nouvelles formes de débat que rendent possibles les réseaux sociaux et autres moyens de faire circuler l’information. Ce texte publié récemment dans Libération illustre bien un point de vue et sa rhétorique. En dénonçant avec force une forme de « dictature du numérique à l’école », les auteurs de ce texte, mal argumenté par ailleurs, mettent en évidence les excès et les dérives de certains tenants du « tout numérique » à l’école. Nous même avons été pris à parti à ce sujet dans un livre désormais oublié (sauf sur certains plateaux médiatiques où il sert la spectacularisation ou l’enquête à charge selon les besoins). Parler de la place du numérique à l’école, en soutenir l’idée serait être partisan du tout numérique et du tout écran. Le mécanisme de « réification » de la pensée de l’autre est alors à l’œuvre : tu es pour ou tu es contre, et si tu es contre tu es mort. Certains responsables de communication de grandes entreprises ou de grandes institutions n’hésitent pas à aller jusqu’à œuvrer en coulisse pour interdire la présence d’un ou d’une porteur(e) de point de vue différent. Certains journalistes professionnels en font régulièrement l’expérience.
Discuter de la place du numérique à l’école et dans la société, c’est discuter la question de la culture. C’est Michel de Certeau qui soulève la question, bien avant Internet, en évoquant la question de la « culture scolaire » vs la « culture de masse ». (La culture au pluriel, Points, Essais, 1980). Derrière la question du numérique à l’école, et cela date du début des années 2000, se pose la question de la manière dont la culture scolaire associe ou exclue une partie ou la totalité d’une culture qui existerait dans la société. Il en fut de même avec la télévision en 1980 (Les nouveaux modes de comprendre, Kouloumdjian, Babin 1980). Désormais c’est l’informatique et ses objets numériques qui questionnent. Venu d’abord dans le monde du travail à partir des années 1970 puis dans le monde scolaire à partir des années 1980, il est venu réellement dans le grand public à partir des années 2000 avec la massification des équipements personnels en appareils informatiques connectés, d’abord fixes et désormais mobiles. Qu’on le déplore ou qu’on le souhaite, cet avènement on ne peut que le constater et il a pris désormais une place dans notre culture contemporaine.
La mise en question du « numérique » à l’école vient d’abord du sentiment (parfois justifié) d’un échec massif de l’introduction de l’informatique à l’école dans les années 1980 (hormis dans l’enseignement professionnel et technique). Elle vient ensuite, et cela depuis un peu moins de vingt années, d’une diffusion de masse dans la société, indépendamment du monde scolaire, mais aussi de l’incapacité des acteurs du monde scolaire de peser « culturellement » sur ce mouvement. Pour le dire autrement une partie de la culture aurait échappé à la plupart des acteurs de l’école qui découvrent actuellement l’ampleur du problème. C’est aussi une explication que l’on peut donner à l’émergence depuis quelques années du champ des « humanités numériques ». Comme si certains spécialistes avaient soudainement pris conscience de la « guerre des cultures ». Mais plus encore ces questionnements renvoient à l’école la définition de sa place dans la culture actuelle : est-elle encore un espace de la construction culturelle ou est-elle devenue une simple machine à enseigner ?
Bruno Devauchelle