Dans le projet de note de service signée Jean-Michel Blanquer que le Café pédagogique vient de publier, le ministre aborde certains aspects des apprentissages numériques à l’école. Il en oublie d’autres, par exemple : comment se fait-il que les élèves, bons en calcul mental, le sont également en résolution de problèmes. Il est prévu que cette note paraisse au BO. Bien des commentaires seraient nécessaires, mais il en est un plus urgent que les autres : concernant les nombres à l’école maternelle, le ministre fait CRTL-Z (autrement dit table rase) sur tous les changements majeurs qui, dans les programme 2015, avaient créé un espoir de refondation de la pédagogie du nombre à l’école maternelle et permettant d’envisager une diminution de l’échec scolaire dans ce domaine.
Un éloge de l’apprentissage mécanique du comptage
Considérons ces extraits du début de la partie consacré aux nombres à l’école maternelle : « L’acquisition de la suite orale des nombres commence dès la petite section de maternelle et se poursuit en moyenne et en grande sections » (en gras)
Concernant les nombres au-delà de dix : « Toutefois, à ce stade, la suite des nombres est une liste ordonnée dont la construction n’est pas encore accessible et qui, par exemple, pourrait être comparée à l’alphabet…. Les enfants apprennent généralement à réciter la séquence numérique (« un, deux, trois… ») avant même de comprendre le sens de ces mots, et avant de comprendre que la routine du comptage peut être utilisée pour établir la cardinalité d’un ensemble. Aussi le lien doit-il être fait, notamment pour les petits nombres, entre la désignation des éléments (« un, deux, trois, quatre… dix ») et le cardinal (« dix élèves sont sortis de la classe »).
C’est dans un second temps seulement que la note de service parle « des activités qui ont spécifiquement pour but la construction de l’aspect cardinal des nombres » (en gras). Il est notamment écrit que « les élèves se familiarisent avec la suite des nombres obtenue par ajouts successifs d’une unité ».
Mais pourquoi ne pas commencer par là ? Pourquoi, à l’école maternelle, ne pourrait-on pas introduire directement la suite des nombres comme résultant d’ajouts successifs d’une nouvelle unité ? Pourquoi faudrait-il s’abstenir de faire rentrer directement les élèves dans le calcul (+1 répété) qui sous-tend le comptage ? Pourquoi ne pas leur enseigner directement un véritable comptage-dénombrement ?
C’est ce qui était fait dans les classes avant 1970 et ce qui est fait aujourd’hui, depuis 2015, parce que les nouveaux programmes le recommandent. Jean-Michel Blanquer, lui, souhaite un retour aux pratiques pédagogiques de la période 1986-2015, celle qui a vu les performances numériques des écoliers français s’effondrer.
Lors du processus d’élaboration du programme maternelle 2015, ces questions ont été largement débattues. L’aspect mécanique du comptage-numérotage a été très critiqué, y compris par l’inspection générale. Par ailleurs, j’ai insisté pour ma part sur le phénomène suivant : même lorsque l’enfant fait un usage intelligent du comptage-numérotage (si l’on compte 12345, 5 poupées et 12345, 5 robes, il y a la même quantité de poupées que de robes), cela ne favorise pas le progrès vers la compréhension du fait que 5, c’est 4+1, c’est-à-dire vers le calcul. Les pédagogues d’avant 1970 allaient plus loin : ils pensaient que l’enseignement du comptage-numérotage fait obstacle au progrès. L’effondrement des performances des élèves dès que l’école française s’est mise à l’enseigner conforte leur point de vue.
Alors qu’on lit dans le programme pour l’école maternelle de 2015 : « les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage », Jean-Michel Blanquer, lui, voudrait que les professeurs recommencent à l’enseigner de manière mécanique.
Le comptage (numérotage) ne joue pas un rôle central dans le progrès vers le nombre
Quelle justification le ministre donne-t-il à son désir de CTRL-Z ? Pour comprendre, il faut lire la première phrase de la partie parlant de l’école maternelle : « Très tôt, l’enfant manifeste des compétences relatives aux quantités et à leur expression par des nombres », phrase qui est annotée pour qu’elle renvoie à un « vieux » cours de Stanislas Dehaene portant sur les fondements cognitifs de l’arithmétique.
Pourquoi parler de « vieux » cours alors qu’il date de 2007-2008 ? Parce qu’en 10 ans, le paysage scientifique concernant les apprentissages numériques a considérablement changé, les hypothèses des chercheurs en sciences cognitives commençant à rejoindre celles des pédagogues, notamment ceux qui, avant 1970, condamnaient l’enseignement du comptage-numérotage.
Ainsi, qui aurait pu prévoir, il y a 10 ans, qu’une des principales théoriciennes du domaine, Elisabeth Spelke, professeur à Harvard et nouvelle membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, déclarerait en 2017 : « [I reject] the thesis that counting is central to number » ? Quand Elisabeth Spelke parle de « comptage », il faut évidemment comprendre qu’il s’agit du comptage-numérotage, celui que le sens commun pense être la seule forme de comptage qui puisse être enseignée.
Une révision du rapport entre compétences innées et apprentissages culturels
Présentons un autre changement théorique majeur de ces 10 dernières années. Tous les chercheurs sont d’accord pour considérer que les bébés naissent avec un système leur permettant de distinguer deux durées, deux longueurs… lorsqu’elles diffèrent suffisamment. Lorsqu’il s’agit de collections de grandeurs différentes, Stanislas Dehaene parle malheureusement de « système de nombres approximatifs ». De nombreux chercheurs préfèrent, de manière plus neutre, parler de « système de grandeurs approximatives » (traduction de « approximative magnitude system »). Le mot anglais « magnitude » qui se traduit par « ordre de grandeur » est celui qui permet le mieux d’exprimer ce que sont les compétences réelles des bébés.
Présentons un résultat qui invite à se méfier de l’idée que les bébés disposeraient de « nombres approximatifs » : les nourrissons de moins de trois jours différencient de grandes collections qui sont dans un rapport de 1 à 3 (une collection de 10 et une autre de 30, par exemple). En revanche, des bébés, alors qu’ils sont plus âgés, ne font pas la différence entre une collection de 2 et une de 6 ou, même, une de 2 et l’autre de 4. Ceci plaide en faveur de l’hypothèse que le traitement inné des collections ne porte pas sur les quantités. En effet, lorsqu’on veut comparer deux collections, un traitement qui porte sur les quantités impose de prendre en compte les différentes unités pour les mettre en correspondance terme à terme (ce que Stanislas Dehaene admet également). Or, quand le bébé prend en compte les unités, comme c’est vraisemblablement le cas avec les petites collections, il est moins performant que quand la taille des collections l’empêche de le faire. Ainsi, Jean-Michel Blanquer se trompe lorsqu’il écrit dans sa note que : « « Très tôt, l’enfant manifeste des compétences relatives aux quantités ». Ces connaissances sont relatives à des grandeurs (magnitudes), pas à des quantités.
Pourquoi Stanislas Dehaene préfère-t-il l’expression « système de nombres approximatifs » ? Parce que cela lui permet d’avancer une théorie très simple du progrès. Voici ce qu’il en dit dans son cours au Collège de France de 2008 : « (ce) noyau de connaissances est déjà présent chez le très jeune enfant et de nombreuses espèces animales, et est associé à un circuit cérébral situé dans la région intrapariétale bilatérale. L’apprentissage des symboles de l’arithmétique formelle s’appuie fortement sur ce sens précoce des nombres ». Il faisait donc l’hypothèse d’un système inné, le « système de nombres approximatifs » qu’il suffirait ensuite d’exprimer grâce aux symboles (mots-nombres, chiffres) pour accéder au « système de nombres exacts ». C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase : « Très tôt, l’enfant manifeste des compétences relatives aux quantités et à leur expression par des nombres ».
Outre le fait qu’il ne s’agit pas de quantités, la théorie (plutôt innéiste) selon laquelle le système exact se développerait en s’appuyant sur le système approché ne tient plus aujourd’hui. Longtemps controversée, cette théorie se trouve totalement ébranlée par une recherche qui vient d’être publiée (Lyons et collègues, 2018). Ces chercheurs montrent que, chez des enfants de 5 ans, les progrès du système approximatif résultent des progrès de leur système numérique exact alors que, en revanche, rien n’indique que les progrès dans leur système numérique exact dépendrait de ceux du système approximatif.
Pour être complet dans cette rapide analyse, signalons que, dans le cadre de l’ancienne théorie, le comptage-numérotage pouvait évidemment être considéré comme un médiateur naturel entre le système approximatif et le système exact : la quantité que l’on compte 12345678 est plus grande que celle que l’on compte 123456 parce que l’on « compte plus loin », parce que la suite des chiffres est plus longue, etc.
Heureusement, ce sont les programmes qui ont force de loi
En écrivant « très tôt, l’enfant manifeste des compétences relatives aux quantités et à leur expression par des nombres », Jean-Michel Blanquer prend parti dans un débat scientifique qui, de plus, tourne en défaveur du point de vue qu’il défend. C’est vraiment surprenant !
Plutôt que de prendre personnellement parti dans des débats scientifiques qui le dépassent probablement, le ministre ferait mieux de prendre en compte le résultat des derniers débats sur les apprentissages numériques, celui qui a précédé les derniers programmes et celui qui a accompagné la conférence de consensus du CNESCO. Ces deux débats ont validé les derniers programmes.
Le CRTL-Z de Jean-Michel Blanquer sur une partie essentielle du programme de l’école maternelle, celle qui condamne l’enseignement du comptage-numérotage, s’il se traduisait dans les pratiques pédagogiques des enseignants, aurait des conséquences catastrophiques en termes d’échec scolaire. Heureusement qu’il ne s’agit que d’une note de service et que seuls les programmes ont force de loi.
Rémi Brissiaud
Professeur de mathématiques honoraire
Maitre de Conférences honoraire de psychologie cognitive
Chercheur associé au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Les recommandations Blanquer sur les maths
Bibliographie
Brissiaud, R. (octobre 2014) Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer : un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Texte mis en ligne par la Commission Française pour l’Enseignement des Mathématiques (cfem) à l’adresse suivante
Coubart A, Izard V, Spelke ES, Marie J, Streri A. (2014). Dissociation between small and large numerosities in newborn infants. Developmental Science, 17, 11-22
Dehaene, S. (2008) Cours du 1er avril 2008 au Collège de France
Izard, V., Pica, P., Spelke, E. S., & Dehaene, S. (2008). Exact equality and successor function: Two key concepts on the path towards understanding exact numbers. Philosophical psychology, 21(4), 491-505.
Lyons, I. M., Bugden, S., Zheng, S., De Jesus, S., & Ansari, D. (2018). Symbolic number skills predict growth in nonsymbolic number skills in kindergarteners. Developmental Psychology, 54(3), 440-457.
Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.
Spelke E. (2017) Core Knowledge, Language, and Number. Language Learning and Development, 13- Issue 2: The Representation of Number: Origins and Development