Plusieurs textes ou projets de textes en provenance du ministère de l’éducation nationale circulent actuellement. Trois d’entre eux concernent l’enseignement du français. L’un des projets de texte porte un titre prometteur « Lecture : construire le parcours d’un lecteur autonome », mais il contient tant de faiblesses qu’on espère que le ministre ne se déshonorera pas en le signant.
La production de ce texte est probablement motivée par le choc qu’a produit à la fin de l’année 2017 la publication des mauvais résultats obtenus par les élèves français aux évaluations PIRLS (Progress in International Reading Literacy Study) de 2016. Cette enquête internationale concerne les élèves de fin de quatrième année d’école élémentaire (le CM1 en France) et porte sur la compréhension en lecture. Or la comparaison internationale fait apparaitre que les élèves français ont des performances inférieures à la moyenne relevée dans les autres pays de l’Union européenne.
Un texte bizarre et mal bâti à propos de la lecture
Plus précisément, les élèves français ont des résultats particulièrement faibles sur quelques points clairement identifiés. Ainsi, l’enquête, qui vérifiait la compréhension sur deux types de textes, les textes narratifs et les textes informatifs, a fait apparaitre que les élèves français sont en grande difficulté lorsqu’il s’agit de lire et de comprendre des textes informatifs. Elle a aussi montré que, si les élèves français sont capables de prélever des informations explicites dans un texte, ils se révèlent en revanche particulièrement mal à l’aise lorsqu’il s’agit de convoquer par inférence les informations non présentes dans le texte mais qui sont nécessaires pour accéder à son sens. Ils sont également en difficulté pour interpréter un texte, en saisir les intentions et justifier leur interprétation.
L’opinion publique s’est alarmée à la publication des résultats de PIRLS, et on attendait que le ministre rassure les parents et les enseignants. Il avait à sa disposition de bons arguments qu’il aurait pu utiliser pour montrer que l’institution avait mesuré l’ampleur du problème et avait pris des dispositions en conséquence. Voici les arguments qu’il aurait pu développer : les élèves qui ont été évalués en 2016 avaient reçu un enseignement fondé sur les programmes de 2008. Or ces programmes n’accordaient qu’une place fort ténue à la compréhension et ne se souciaient pas de son apprentissage. En revanche dans les programmes de 2015, la compréhension est un objectif d’apprentissage explicite et une part importante de l’enseignement lui est consacrée. On peut donc attendre un progrès dans ce domaine.
Malheureusement, au lieu d’expliquer comment l’école pouvait désormais s’appuyer sur les programmes 2015 pour répondre aux difficultés constatées, il a été jugé préférable de produire un texte bizarre et mal bâti à propos de la lecture, qui ne répond en rien aux problèmes constatés, bien au contraire.
Le texte comprend quatre sections dont trois comportent le mot « comprendre ». Pourtant ce n’est pas de compréhension qu’il s’agit dans ce texte.
La maternelle n’est pas considérée comme un lieu où on apprend à comprendre
Il est d’abord question des élèves de maternelle. Le texte dit, fort justement, que « l’entrée dans la lecture […] passe par l’écoute de textes lus par des adultes » et évoque à cette occasion « le travail d’écoute et de compréhension » mené par l’enfant. Mais lorsqu’il est question de ce qui doit être fait en classe, et non plus en famille, les préconisations sont arides : « les élèves doivent entendre un récit une fois par jour ». Entendre, c’est-à-dire recevoir passivement des sons… Est-ce cela qui va développer la compréhension ? Il est vrai que l’objectif affiché ne se situe pas là : l’audition de textes vise explicitement à « enrichir leur vocabulaire et leur connaissance de la construction des phrases ». On aurait peut-être pu profiter aussi de ce moment pour aider les élèves à apprendre à comprendre.
Les élèves de maternelle sont à nouveau brièvement mentionnés dans la deuxième section du texte, et cette fois, la compréhension est évoquée. Apparemment (le texte est ambigu, on ne sait pas qui fait quoi), il est demandé au maitre de prendre en charge les problèmes de compréhension que posent les textes en les reformulant. C’est effectivement une bonne chose que de simplifier le texte pour le mettre à la portée des élèves, mais ne peut-on pas imaginer des situations où les élèves soient un peu plus actifs, où ils réagissent à ce qu’ils ont compris ou non du texte ?
En somme, la maternelle n’est pas considérée comme un lieu où on apprend à comprendre et le texte ministériel n’en fait donc pas grand cas. Il s’intéresse principalement aux cycles 2 et 3, et en particulier à la classe de CP.
La compréhension n’est pas une préoccupation
Les conceptions de la compréhension qui sous-tendent les propositions formulées pour ces niveaux de scolarité sont extrêmement sommaires et absolument pas en mesure de répondre aux difficultés constatées par PIRLS.
Il est envisagé des étapes disjointes : la première est consacrée à l’apprentissage du « déchiffrage », la suivante à celui de la lecture orale fluide, puis on passe à la lecture silencieuse. Le texte ministériel ne s’intéressera à la compréhension que dans la section suivante. Autrement dit, malgré l’intertitre aguicheur « comprendre en maitrisant le code alphabétique », la compréhension n’est pas une préoccupation. Elle est juste évoquée incidemment à propos de la lecture à voix haute dont il est dit qu’elle « contribue à établir une relation entre l’identification des mots écrits et la compréhension ».
Aujourd’hui, tout le monde sait que l’activité de décodage est un élément essentiel de la lecture et qu’elle joue un rôle capital dans la compréhension. D’ailleurs, les programmes 2015 insistent fort sur sa maitrise et lui consacrent de longs développements assortis de recommandations pratiques. Il y a donc accord là-dessus. Mais il faut aussi se soucier de ce qui fait qu’un lecteur, après avoir identifié des lettres et des mots, se constitue une image mentale de ce qu’il a lu. C’est manifestement ce que n’ont pas su faire les élèves qui sont subi les tests PIRLS, et c’est sur ce point-là que le texte ministériel aurait dû insister.
Alors que le texte ministériel s’intéresse tout particulièrement au décodage, on est surpris qu’il ne fasse aucun cas du rôle de l’écriture dans l’apprentissage du code : de très nombreux travaux de recherche ont montré que l’entrée la plus efficace dans la compréhension des fonctionnements du système alphabétique passait par les essais d’écriture. Or le texte dit juste que l’écriture « contribue à consolider les compétences en lecture » : réduire l’écriture à cela en fait une activité bien pauvre, dont on ne voit pas les bénéfices. Heureusement les enseignants pourront se reporter aux programmes 2015 pour compenser cette lacune.
Dans les rares et brefs passages du texte ministériel qui évoquent la compréhension, certaines recommandations efficaces sont prodiguées, notamment d’amener les élèves à rechercher des informations importantes, à relever les différentes désignations des personnages ou à mobiliser leurs souvenirs de lecture. Il est prescrit, à bon droit, d’éviter les approches technicistes. Mais des pans entiers de l’apprentissage de la compréhension sont passés sous silence. Ainsi la question de l’interprétation n’est jamais envisagée, comme s’il n’y avait pas une part d’interprétation dans la compréhension. De même, le projet de texte ministériel ne prévoit pas que les élèves s’expriment en tant que lecteurs, sensibles et singuliers, au sujet des textes qu’ils lisent. Certes, le « partage » est bien évoqué à propos des livres, mais ce partage se limite à la lecture à voix haute faite par un élève.
Or sur tous ces points les évaluations PIRLS avaient très précisément dénoncé les lacunes des élèves français : lorsqu’on leur avait demandé d’interpréter et d’apprécier un texte (ce sont les termes même des évaluations), les élèves français s’étaient trouvés démunis car ils manquaient d’entrainement.
Se désintéresser des textes non littéraires promet des résultats pénibles aux prochaines évaluations
Le projet de texte ministériel évoque principalement les textes littéraires et la plupart des recommandations pédagogiques qu’il prodigue ne sont applicables qu’à ce genre de textes. Assurément, nous sommes tous d’accord pour accorder une place éminente à la littérature à l’école. Mais cela n’implique aucunement qu’il faille rejeter la lecture d’autres textes. Or les textes non littéraires sont furtivement évoqués dans deux très brefs passages du texte ministériel. Se désintéresser des textes non littéraires, leur accorder une place infime, non seulement promet des résultats pénibles aux prochaines évaluations, mais surtout compromet l’avenir intellectuel des élèves en ne les préparant pas à être capables d’utiliser l’écrit pour s’informer et pour étudier.
Beaucoup d’autres choses seraient à dire à propos de ce texte. Entre autres, on note que, si les bibliothécaires du service public sont bien évoqués, les professeurs documentalistes n’apparaissent pas dans la liste des personnes qui peuvent aider les élèves de collège dans leurs pratiques de lecture.
La palme revient à la mention de l’opération « Un livre pour les vacances », présentée comme permettant aux élèves de CM2 d’accéder à un grand texte du patrimoine et de le « partager en famille », quand on sait que, depuis des années, l’unique texte faisant l’objet de cette opération est Les fables de La Fontaine. Même ceux qui, comme moi, sont de grands admirateurs de La Fontaine, ne peuvent manquer de s’étonner que la littérature française n’ait apparemment fourni qu’un seul auteur digne de faire l’objet d’une telle opération. On a sans doute échappé au pire : dans une déclaration à SOS Éducation, Christophe Kerrero, directeur du cabinet du ministre, préconisait l’apprentissage d’une fable de La Fontaine chaque semaine, ce qui aurait évacué de l’école tous les autres textes poétiques.
Un bréviaire à venir pour l’enseignement de la grammaire
Les deux autres projets de textes ministériels concernant le français sont plus classiques.
Celui qui est consacré à la grammaire et au vocabulaire est dans l’ensemble, bien documenté et clairement construit. Ce qui est dit des exercices scolaires est intéressant, notamment à propos de la dictée, dont les propriétés sont bien analysées. Seuls les passages concernant le vocabulaire sont archaïques et confus, évoquant, sans le dire, les « leçons de mots ». On a un peu l’impression de lire des propos de Bentolila qui se seraient glissés dans un texte plus sérieux.
Cependant ce texte contient une menace : il annonce un bréviaire à venir pour l’enseignement de la grammaire, avec des échelles lexicales annuelles. Il s’agit bel et bien de mettre les enseignants au pas.
Cette menace est confirmée par le troisième texte paru en mars 2018 et adressé aux cadres de l’éducation nationale : il y est dit que la formation continue des enseignants du cycle 2 et du cycle 3 sera exclusivement consacrée au français et aux mathématiques. J’ai beau considérer ces deux secteurs comme très importants, je ne peux que me désoler quand je pense à tous les enseignants qui ont exprimé des besoins et des souhaits de formation portant sur différentes questions pédagogiques et didactiques, à tous les inspecteurs et conseillers pédagogiques qui ont collecté ces vœux et les ont traités : ils viennent d’apprendre que tout cela est bon à mettre à la corbeille.
Sylvie Plane
Professeure émérite de sciences du langage Université Paris-Sorbonne
Ancienne vice-présidente du Conseil supérieur des programmes
Les recommandations Blanquer sur l’enseignement du français