La Loi peut-elle et doit-elle se substituer à l’éducation ? Ce n’est pas une question nouvelle. Sur le principe nous y avons répondu depuis longtemps et nous reformulons ainsi notre position : la Loi est l’ultime proposition quand l’éducation « ne sait plus faire ». Interdire les téléphones portables (ministre de l’éducation) ou les écrans (Cédric Villani), c’est poser le principe que le « peuple » est trop faible et qu’il faut des lois pour s’y substituer. Cela dit, une loi peut aussi être rédigée de manière à laisser une chance au « principe éducatif ». Mais à la différence de lois comme celle sur la maltraitance, le harcèlement ou sur bien d’autres domaines, les objets, écrans et téléphones portables, ont une place telle dans la société en générale que l’on peut douter d’une quelconque efficacité (comme certaines lois sur la sécurité routière – téléphone portable au volant). Certes dans le domaine éducatif il sera difficile d’aller vers une réaction binaire du type « pas vu pas pris », mais il faudra plutôt pencher pour une loi qui organisera une graduation des sanctions ou tout au moins des interventions de l’État.
La loi établit d’abord des responsabilités, un devoir de « répondre de ». Dans le monde de l’enseignement le rapport au droit et à la loi n’est pas toujours très simple, d’abord par ignorance, parfois par insouciance, parfois aussi par choix. Avec le numérique et en particulier avec la fluidité de circulation des informations et l’invisibilité de nombre de traitements, il peut être difficile de repérer si l’on est ou pas dans le droit. Deux domaines sont particulièrement sensibles et médiatisés en ce moment : le droit de s’exprimer, le droit de collecte de données. Une autre dimension peut aussi problème dans les deux domaines : où sont donc passées les données, celles que j’ai exprimées, celles qui ont été collectées (avec ou non mon accord éclairé) ? Avec le RGPD, le BYOD, les EIM (équipements individuels mobiles), et plus généralement les environnements de travail, cette question du droit et de la loi se posent. D’une part la loi n’est pas complètement établie (les discussions sur la transposition en France du RGPD européen devraient revenir prochainement à l’assemblée après un passage riche en débats au sénat). D’autre part, si le cadrage n’est pas clair (une charte dont on ne sait ce qu’elle est devenue et au mieux une loi) les acteurs de terrain sont, souvent sans le savoir, exposés. Il revient donc à l’autorité de législation d’agir.
L’évolution culturelle politique et sociale des 50 dernières années dans notre pays a mis l’individu au premier rang. Libéraux comme libertaires tiennent le discours de l’individu, de l’individualisation. Les mouvements de mai 68 peuvent être lus comme une bascule : de la responsabilité de société partagée par tous à une responsabilité de société à construire par chacun de nous. Internet et son origine (Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner, C&F éditions,2013) confirment cette évolution, mais avec l’approche nord-américaine. En effet dans ce livre on voit comment la volonté de collectif est d’abord une volonté d’individuation, d’individualisation dans une société qui se veut moderne. Ce livre confirme surtout une convergence de vue entre des mouvements aux origines aussi diverses que les contestations des années 1960 contre la guerre du Vietnam et l’organisation militaire, le tout au sein d’une société dont la constitution met l’individu au premier rang.
Éduquer dans notre pays, l’école, la forme scolaire dont il est fait débat en ce début avril 2018 à Ecritech9, autant de problématiques qui renvoient d’une part à l’individu, d’autre part à la loi, celle qui contraint les acteurs. Lorsque le ministre veut interdire le téléphone portable à l’école et qu’il annonce une loi, il ne fait rien d’autre que de renforcer le système de contrainte qui pèse sur la forme scolaire. Lorsque des parlementaires invoquent, avec le soutien incroyablement partisan de certains médias contestés par une partie des spécialistes de la question, une réglementation sur les écrans, ils savent bien qu’elle serait inapplicable. Car justement désormais, avec le numérique, davantage qu’avec la télévision des années 60-80, le « contrôle » est renvoyé à l’individu. C’est donc lui qui va décider dans son « espace privé » de ce qu’il peut et veut faire jusqu’à la soumission ou l’addiction.
Chacun de nous est donc renvoyé à sa responsabilité. Au sein d’un établissement scolaire, une inquiétude se fait chaque jour davantage sentir : quelle est la responsabilité de chacun face à cet ensemble de problèmes juridiques posés par le numérique sous toutes ses formes. Le guide (dit) pédagogique du déploiement du BYOD mis en ligne ces derniers jours est étonnamment peu précis sur ces questions. Si la CNIL a bien mis en ligne un document en 2015, si la direction des affaires juridiques du ministère a aussi mis son regard sur ces questions, on sent bien qu’on est loin du compte. Qui sera responsable ? Dans le cas des traitements des données personnelles, les chefs d’établissement peuvent être inquiets : d’en haut la loi n’est pas stabilisée, d’en bas il y a un énorme travail de sensibilisation et d’information à faire. Qui aura à répondre des errements observés et dénoncés, car ils pourront l’être ? L’annonce de départs à la DNE, rapporté ce mercredi dans le Canard Enchaîné, ne va rassurer personne. Faut-il y voir des choix personnels ou des responsabilités collectives ? Il semble bien que ce soit la première hypothèse qu’il faut retenir. Pour le dire autrement, les choix d’une personne, si ils amènent de la suspicion sur des choix passés, ne sont pas pour autant les choix d’une structure, d’une institution, voire d’un ministre.
Il est temps que les choses se clarifient sur le plan du droit, des lois et de la responsabilité. L’article 511.5 du code de l’éducation était particulièrement hypocrite dans ses fondements. Les pratiques illégales qui ont vu le jour depuis cette loi montrent son inapplicabilité dans sa formulation. On annonce depuis plusieurs mois un texte qui fasse taire les fantasmes qui se sont exprimés après les propos récurrents du ministre. On attend donc ce texte sur les téléphones portables en milieu scolaire. Quant aux écrans, faudrait-il interdire les écrans à l’école maternelle ? Là encore ce serait opposer éducation et loi, et même davantage en déclarant une école responsable d’interdire, on se désolidariserait d’une société qui est en contradiction avec cette interdiction. On abandonnerait les familles les plus en difficultés à leur seule possibilité d’action. Certes l’école serait « propre » vis-à-vis des enfants, mais elle oublierait qu’indirectement en éduquant les enfants, on éduque aussi les familles. Dans les rencontres et journées de travail que nous avons avec des enseignants de maternelles et d’élémentaire, nous savons bien que cette dimension est essentielle. Désolidariser l’action éducative de l’école de la question éducative de la famille serait renforcer une forme scolaire au service d’une élite qui elle sait comment faire (du moins le croit-elle…)
Bruno Devauchelle