« Peut-on former à l’esprit critique et les apprentissages scolaires peuvent-ils avoir quelque influence sur le comportement citoyen ? » La question est posée dans les premières pages de « Pensée critique, enseignement de l’histoire et de la citoyenneté » (de Boeck Supérieur). Si la question passionne le professeur d’histoire-géographie, elle renvoie à une interrogation plus générale des enseignants et des politiques envers l’Ecole. Même si l’ouvrage situe l’esprit critique dans l’esprit d’une discipline particulière, il alimente un débat plus général sur l’éducation à la citoyenneté. Ouvrage de pédagogie, il questionne ce qu’on sait de la conscience historique des élèves, les pratiques pédagogiques et singulièrement l’usage du cinéma et des jeux vidéos. Dans un entretien François Audigier évoque ce rapport entre histoire et esprit critique.
Qu’est-ce que la pensée critique en histoire ? En quoi est elle liée à l’esprit critique et à la méthode en histoire ? Peut-elle s’apprendre ? Permet-elle de mieux comprendre le monde ? C’est autour de ces questions que se construit « Pensée critique, enseignement de l’histoire et de la citoyenneté ».
A l’origine de ce livre, un symposium tenu à l’université de Montréal en 2015 qui a réuni des spécialistes français et québécois sous la direction de FRançois Audigier (Université de Genève), Marc André Ethier (université de Montréal) et David Lefrançois (Université du Québec en Outaouais).
L’ouvrage aborde d’abord les relations entre enseignement de l’histoire et esprit critique. Il le fait çà travers une belle analyse de la question par F. Audigier. Suivent deux chapitres qui font un état des lieux dans le premier degré et le second degré. Pour le premier, B Falaize fait un état des lieux des conceptions des élèves sur l’histoire nationale. Car les élèves n’arrivent pas vierges de connaissances historiques à l’école. Ils partagent des visions de l’histoire. Un article sur le secondaire montre les pratiques critiques des élèves.
Deux autres articles s’intéressent aux conditions de la création d’une pensée critique dans la classe. Didier Cariou et Sylvain Laube montrent comment construire un environnement documentaire qui permet la construction du sens critique historique. Sylvain Doussot et Nadine Fink exposent un autre dispositif pour stimuler la pensée critique.
La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse aux apports des nouvelles technologie spour le développement de la pensée critique, au sens historique du terme. D Briand montre comment le cinéma peut faciliter la compréhension de l’histoire. C’est la question du rapport entre le réel et la fiction qui est posé. V Boutonnet partage une étude du jeu vidéo Assassin’s Creed pour l’enseignement de l’histoire.
Cet ouvrage, rédigé par des universitaire, est d’une haute tenue. Mais il aborde une question que la société adresse aujourd’hui plus que jamais à l’Ecole.
François Jarraud
Marc André Ethier, David Lefrançois, François Audigier (dir), Pensée critique, enseignement de l’histoire et de la citoyenneté, de Boeck Supérieur, 2018,ISBN 978-2-8073-1544-0.
François Audigier : L’histoire entre roman national et esprit critique
Co-directeur de Pensée critique, enseignement de l’histoire et de la citoyenneté, François Audigier revient sur les apports didactiques de cet ouvrage.
On parle beaucoup de développer l’esprit critique des élèves. L’enseignement de l’histoire est il particulièrement concerné ?
L’histoire, dans sa version discipline scientifique, est notamment fondée sur l’examen critique des sources. L’histoire scolaire, dont la référence première est cette histoire académique, inclut donc nécessairement cette dimension critique. Cela n’en fait pas la seule discipline scolaire qui développe ou développerait l’esprit critique, mais cette intention en fait partie. Autrement dit, il n’y a pas d’enseignement de l’histoire aujourd’hui sans que la formation critique n’y soit présente ; toutefois, du principe à la réalité et à la mise en œuvre, l’écart est souvent très grand.
Une des difficultés tient spécialement à la tension entre les deux finalités de cette discipline qui sont, l’une de transmettre un ou des récits qui inscrivent les élèves dans un sentiment d’appartenance à une communauté politique, l’autre, justement, d’éduquer à la pensée critique. La première suppose l’adhésion, la seconde une mise à distance. Il faut donc que l’élève, à la fois, adhère à ce récit comme « vrai » et le considère comme historiquement construit, susceptible de révisions et étant potentiellement pluriel.
Cela n’est-il pas contradictoire avec un enseignement de l’histoire comme roman national ?
La tension que je viens d’évoquer est au cœur des débats concernant le « roman national ». Mais, d’une part celui-ci n’est pas, par essence, obligatoirement lié la vision des puissants, il peut être construit de plusieurs points de vue, d’autre part rien n’interdit une mise à distance en incluant non seulement une initiation critique sur les sources, mais également sur les problèmes historiques posées, sur les interprétations possibles, etc. La formation du citoyen inclut le développement de compétences critiques. L’enseignement de l’histoire s’inscrit dans un projet politique.
Plusieurs chapitres du livre montrent que les élèves ont beaucoup de mal à acquérir les bases de l’analyse critique en histoire. Comment l’expliquer ?
L’histoire est avant tout une narration, un récit. Comme tout récit, ceux de l’histoire scolaire, outre l’adhésion évoquée précédemment, appellent aussi de l’intérêt, du plaisir, une dimension affective qui accompagne et favorise l’ouverture de l’élève vers des mondes différents du sien, vers l’autre, les autres. De plus, pour entrer dans ces mondes, les élèves, comme tout adulte, mobilisent des connaissances antérieures, des représentations qu’il a de la société, du pouvoir, des relations humaines, une conception des dominés et des dominants, etc.
Ces représentations sociales jouent un rôle déterminant dans l’accueil des récits d’histoire, leur compréhension et leur mémorisation. Ainsi, ils ont du mal à penser la Terreur car elle porte une contradiction. S’ils en ont une image positive, ils sont confrontés à l’horreur de la guillotine. S’ils en portent une image négative, ça voudrait dire qu’ils n’adhèrent pas aux Droits de l’Homme. C’est trop difficile à penser. La dualité résistance/collaboration est beaucoup plus facile à penser ; on sait où sont les « bons » et les « mauvais » ! J’ajoute que l’environnement culturel de l’élève contribue fortement à la construction de ces représentations.
Il y a aussi le fait que pour exercer une pensée critique, il faut maitriser suffisamment le sujet sur lequel porte cette pensée. Enfin, il faut également tenir compte de l’âge des élèves.
Ces difficultés posées, dans plusieurs chapitres, il est fait état d’expériences qui montrent que les élèves sont capables de distanciation critique sur des points particuliers, par exemple sur l’attitude consistant à ne pas prendre un texte écrit pour une « vérité » et à le confronter à d’autres textes. Cela exige du temps. Il ne faut pas oublier que l’enseignement de l’histoire est comprimé dans une à deux périodes de moins d’une heure par semaine.
Il y a aussi une contradiction entre un style d’enseignement souvent transmissif et le développement de l’esprit critique ?
C’est une tension plus qu’une contradiction. Car il serait intéressant d’arriver à articuler les deux. Il faudrait arriver à faire passer l’idée qu’il y a des moments où il y a des récits à transmettre et d’autres où on les met à distance. On ne peut pas tout le temps travailler sur la confrontation des sources ou la diversité des points de vue et des interprétations. Des enseignants le font.
A quelles conditions la vidéo et le jeu sérieux peuvent ils être de bons supports à une éducation au sens critique ?
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage traitent du cinéma et des jeux vidéo qui ont l’histoire pour inspiratrices et/ou pour objet. Ils unissent fort justement ces deux « médias » dont l’intention n’est pas d’abord de transmettre de la connaissance mais avant tout de distraire, de plaire, d’emporter l’adhésion, de faire passer du bon temps, etc. L’usage de ces médias pour une éducation au sens critique implique obligatoirement leur mise en relation avec d’autres sources, des sources datant des époques traitées, des sources venant d’historiens spécialistes de ces périodes, ainsi qu’un moment d’étude de leur construction, de leur but. Nous sommes toujours dans la mise à distance de l’objet et de ce qu’il raconte. Enfin, la force des images, de la mise en scène, du montage sans oublier le son, doivent aussi être objet de travail et de réflexion.
Propos recueillis par François Jarraud
Marc André Ethier, David Lefrançois, François Audigier (dir), Pensée critique, enseignement de l’histoire et de la citoyenneté, de Boeck Supérieur, 2018,ISBN 978-2-8073-1544-0.