Comment apprendre à distinguer le vrai du faux sur internet ? Et si les élèves se mettaient à créer eux-mêmes des « fake news » pour mieux en comprendre les mécanismes de production et de diffusion ? Tel est le choix original de Caroline Duret, professeure de lettres et référente numérique à l’Institut International de Lancy. Ses élèves de première ont développé un site parodique de fausses informations : « Mystific@ctu ». Ce travail collectif, particulièrement jubilatoire, s’avère tout à la fois créatif et réflexif. Il repose sur un choix paradoxal aux enjeux essentiels : passer par le faux pour éduquer au vrai. Pour combattre les fausses nouvelles, un projet de loi, que certains jugent liberticide, est en préparation : et si l’affaire était avant tout pédagogique ? et s’il était possible d’emprunter des voies originales pour éduquer à l’esprit critique ?…
Pouvez-vous expliquer ce qu’est « Mystific@ctu » ?
Mystific@ctu est un site d’informations parodique, autrement dit d’actualités « canulars » conçu par une équipe « Fake Presse », constituée d’élèves de Première. Les sujets abordés sont variés et identifiés par « Fake tags » tels que « Innovation, Politique, catastrophes naturelles … ». On peut y lire des articles essentiellement à caractère sensationnel, ce qui est parfois une composante des fausses informations qui circulent sur Internet, plus particulièrement sur certains sites, que l’on qualifie « d’usines à clics ». De la pluie de diamants au Guatemala à la dernière innovation d’Apple à l’attention de la police américaine, en passant par la découverte d’un crocodile dans une école, nos lecteurs sont invités à feindre de se laisser piéger, juste pour le plaisir de rire et d’apprendre. Il s’agit d’un site dans la même veine que le Gorafi français, le Journal de Mourréal québecois ou encore Science Info, mais sans jamais aucune vulgarité ni parti pris, et qui cherche surtout à instruire. Comme vous pourrez le lire dans la rubrique A propos , rédigée par deux élèves : « Tous nos articles sont faux et écrits à la fois dans un but humoristique et didactique. »
Pourquoi vous semble-t-il important de faire travailler les élèves sur le problème de la désinformation ?
Il y a longtemps déjà que des journalistes se sont attelés à déconstruire les récits médiatiques, qu’ils fussent seulement écrits et télévisés avant, ou qu’ils se déploient aujourd’hui sur Internet. Parmi tout ce qui circule dans les médias et sur les réseaux sociaux, des experts de plus en plus nombreux s’appliquent actuellement à discerner les vraies informations des fausses. On pourrait citer Les Décodeurs au Monde, Désintox à Libération, la rubrique Intox et Infaux d’Arrêt sur images ou encore la chronique Le vrai du faux de France Info. Cette question de la désinformation agite aussi largement le monde de l’éducation depuis plusieurs années, une réelle urgence s’étant faite ressentir après les attentats de janvier puis novembre 2015. Le Café pédagogique a d’ailleurs alors relayé quelques judicieuses initiatives prises par les enseignants pour lutter en particulier contre le complotisme. Une ressource intitulée « Déconstruire la désinformation et les théories conspirationnistes » sur Eduscol incite ces derniers à « accompagner leurs élèves dans un travail de réflexion et de mise à distance critique des informations qu’ils reçoivent et diffusent, en questionnant leur usage des médias, en particulier les réseaux sociaux. ». Elle propose notamment de nombreuses pistes de réflexion ainsi que des outils et des exemples pédagogiques.
Dans un article très récent datant du 8 janvier (The conversation), « étant donné la « ressource cruciale » qu’est devenue l’Internet, au même titre que l’eau et l’air qui constituent notre environnement », Divina Frau Meigs souligne à quel point l’enjeu est politiquement crucial puisqu’il en va de l’avenir même de la démocratie : « Ce qui est paradoxal avec les fake news, c’est qu’il s’agit à la fois d’un épiphénomène et d’une lame de fond. Un épiphénomène si elles sont prises comme de la propagande ou du canular, un phénomène de fond si elles sont vues comme un signal de risques démocratiques majeurs (le médiatique se trouvant dilué dans le numérique). » C’est pourquoi il appartient à l’Ecole du 21ème siècle de former des citoyens éclairés, concernés par l’avenir même de la démocratie, et capables d’exercer leur esprit critique.
Quels profits vous semblent tirer les élèves d’un tel travail d’écriture ?
Dans le cadre de l’Accompagnement Personnalisé en classe de Première, j’ai pris le parti de proposer aux élèves des ateliers d’écriture créative, généralement sur un mode ludique. Ces séances visent d’abord à renforcer leurs acquis en matière d’expression, mais tout en élargissant leur horizon de sujets-scripteurs car ils sont amenés à y produire des types d’écrits variés, volontairement éloignés des exercices codifiés du baccalauréat. Ces séances ont aussi pour ambition de permettre aux élèves de développer des compétences majeures du 21ème siècle, encore trop souvent négligées au lycée à cause de la préparation à l’examen qui occupe inexorablement une grande partie des heures de cours en classe de lettres. Les élèves trouvent ou redécouvrent dans ce cadre le plaisir d’écrire tout en exerçant leur créativité, leur capacité à collaborer et leur esprit critique. L’Education aux Médias et à l’Information est généralement un des enjeux de ces ateliers, qui sont souvent ancrés dans la culture numérique. C’est tout particulièrement le cas avec Mystific@ctu évidemment, mais nous participons aussi au concours de Twittérature proposé par le REFER, ce qui constitue le deuxième atelier de cette année.
Quelles sont les modalités de travail pour réaliser ces « fake news » ?
Dans un premier temps, l’atelier s’est ouvert sur la découverte d’un ensemble de Fake News, notamment des articles canulars consultables sur plusieurs sites, dont nous avons « décortiqué » les mécanismes à l’œuvre pour en faire ressortir quelques invariants.
Les élèves ont ensuite été invités à s’appuyer sur ces observations pour produire leurs propres articles sur les sujets de leurs choix. Les seules limites imposées étaient celles de la décence, de l’absence de parti pris politique et de références à des personnalités célèbres. Une fois le cadre posé, les textes ont été rédigés de façon collaborative, par des groupes de 2 à 4 élèves, dans des Google Docs partagés qui ont fait office de brouillons et que j’ai régulièrement commentés, en synchrone et en asynchrone. J’allais aussi d’une équipe de rédacteurs à l’autre, m’attardant plus ou moins longtemps selon la discussion qui s’engageait et les besoins. Petit à petit, les articles ont ainsi pris forme.
Ceux-ci ont ensuite été complétés par des illustrations. Parfois, les élèves se sont servis de photos trouvées sur la toile pour les réutiliser dans leurs articles, mais dans un contexte qui ne donne plus du tout le même sens à ces images. C’est d’ailleurs un des moyens, que nous avions préalablement identifié, utilisés par les rédacteurs de fausses nouvelles pour détourner l’information. Lorsqu’ils ont imité ce procédé, nous avons pris le soin d’ajouter une courte légende indiquant qu’il s’agit d’une « Fake illustration » et précisant la source de l’image. D’autres ont réalisé eux-mêmes des photomontages, des vidéos ou encore produit de faux posts Facebook et Twitter pour, une fois encore, simuler les méthodes propres à la désinformation, mais dans une intention clairement humoristique car le plus souvent ces illustrations frisent la bouffonnerie. Mystific@ctu se veut aussi une parodie de site diffusant de fausses informations.
« C’est en produisant en toute transparence de la désinformation que nous entendons éduquer à l’information », est-il écrit en exergue du site : pouvez-vous expliquer ce choix paradoxal de passer par le faux pour éduquer au vrai ?
Mystifi@ctu en tant qu’atelier d’écriture est pour moi, enseignante, l’occasion d’offrir aux élèves un jeu très sérieux, à travers lequel ils apprennent à mieux identifier les « Fake News » puisqu’ils doivent en saisir les mécanismes les plus subtils pour être en mesure non seulement de les reproduire dans une démarche d’écriture journalistique, mais plus encore de les parodier dans une intention à la fois humoristique et didactique. Ils se plaisent alors à incarner, sous de faux pseudos, des personnalités de « journalistes justiciers », comme ils se présentent eux-mêmes dans la rubrique A propos, à œuvrer à la fabrication de ces fausses « Fake News » pour mieux nous éclairer sur le fonctionnement de celles-ci grâce à la publication de leurs productions sur Internet.
La rubrique Savoir s’informer permet d’aller plus loin. En effet, comme au sein d’une rédaction, les élèves se sont répartis les tâches pour enrichir le site et certains groupes ont sélectionné des ressources intéressantes sur la question de la désinformation en général. Ils en ont extrait les éléments fondamentaux pour les synthétiser sous la forme d’un schéma, d’un résumé ou simplement d’une très courte présentation.
Pour compléter mon propos, je dois ajouter que depuis cette rentrée 2017-2018, les lycéens et les enseignants de l’Institut International de Lancy habitent un nouveau bâtiment scolaire, conçu sur le modèle des écoles finlandaises. La réalisation de cette activité a été largement facilitée par ces nouveaux espaces d’apprentissage, modulaires et flexibles, associés au dispositif numérique de « l’Ipad en one to one » (une tablette par élève), dispositif déployé au sein de l’établissement depuis 2010. Même si une salle de classe nous a été attribuée, nous ne l’avons que très rarement « utilisée ». Les groupes se répartissaient dans les lieux de leur choix, au premier ou au deuxième étage, pour travailler à la conception du site. Les technologies numériques à notre disposition, et en particulier les outils collaboratifs de la suite Google, nous ont permis de réaliser ensemble et relativement rapidement ce site inédit, conçu par des élèves et consacré à l’Education aux Médias et à l’Information.
Ainsi, à travers ce type d’activité, tout en s’amusant, les élèves consolident des compétences d’écriture et des connaissances littéraires qui leur seront utiles pour l’échéance proche de l’EAF, élargissent leur compétence scripturale au-delà des frontières du baccalauréat, cultivent des habiletés en matière de littératie médiatique multimodale, deviennent des citoyens numériques actifs, éclairés, apprennent à travailler en autonomie dans des espaces adaptés à leurs activités et développent des aptitudes majeures du XXIème siècle.
Pour conclure sur ces deux précédentes questions, je citerais volontiers un extrait du récent rapport de Catherine Becchetti-Bizot, Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique Vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner : « L’objectif est d’éveiller la curiosité des élèves, en leur proposant des situations d’apprentissage stimulantes et exigeantes, des problèmes à résoudre, des défis à surmonter, des mystères à éclaircir… et de leur donner en même temps les moyens et les méthodes pour chercher et trouver les informations nécessaires pour les résoudre, réaliser leur projet, construire leurs connaissances et les mettre en forme dans un « chef d’œuvre » dont ils seront fiers. C’est de cette ambition que peut naître le désir et le plaisir d’apprendre, qui donnent sens à l’effort. Les élèves se laissent « prendre au jeu » des apprentissages, ils ne sont plus seuls, étant à la fois guidés par l’enseignant qui, comme on l’a vu, a soigneusement balisé leur parcours, et encouragé par les interactions avec leurs pairs. La méthode et les consignes ne sont plus ressenties comme des contraintes mais comme un étayage et un ensemble de repères facilitateurs qui les aident à ne pas se perdre en chemin. »
A l’Institut International de Lancy, non seulement vous enseignez les lettres, mais vous aidez aussi à mettre en œuvre le projet pédagogique et numérique de l’établissement : quelles sont vos activités en ce sens ? comment le projet se déploie-t-il à travers les niveaux et les matières ?
En effet, j’enseigne encore quelques heures au lycée. Mais une de mes principales missions consiste à accompagner les enseignants dans la mise en œuvre de projets pédagogiques innovants visant à réinventer l’apprentissage à l’ère numérique. Grâce aux moyens d’action qui me sont donnés, je tâche d’œuvrer, en accord avec la Direction visionnaire de cet établissement et les responsables de section, à la conduite du changement. Ce projet se déploie de la maternelle à la Terminale grâce à une équipe de plusieurs « acteurs » qui, comme moi, sont « sur le terrain », « aux côtés » des enseignants et des élèves. J’aurais beaucoup à dire sur ce sujet ! Mais je me contenterais de conclure sur ma vision du développement professionnel des enseignants. Il me semble qu’au sein des organisations, des écoles notamment, il faut aujourd’hui des « facilitateurs » pour accompagner avec agilité les collaborateurs, enseignants en l’occurrence, dans l’acquisition et le développement des compétences, plutôt que des « formateurs » dont le mot évoque surtout des « contenus » de « formation », une certaine « passivité » de l’apprenant (« formé ») et un « formatage » préconçu, quasi identique pour tous. Ce temps-là est révolu. On ne pourra changer l’Ecole sans repenser la question des compétences et du développement professionnel de tous ceux qui la font.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Contre le complotisme : Lionel Vighier dans Le Café
Contre la désinformation : Rose-Marie Farinella dans Le Café
Le vrai du faux sur France Info