La lettre de mission reçue par les rédacteurs du rapport Villani-Torossian les invitait à « adopter un regard moins théorique et plus opérationnel que les études précédentes ». Cependant, les deux méthodes mises en avant par le rapport étant l’œuvre de membres de la commission, il était difficile de préconiser leur expérimentation à grande échelle sans un minimum de justifications théoriques. C’est pourquoi on lit dans le rapport que ces méthodes, la Traduction Française de la Méthode de Singapour (TFMS) et celle éditée par le Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes (GRIP) ont été retenues parce qu’elles seraient « explicites et intuitives » (page 21). Mais qu’est-ce qu’une méthode « explicite » et en même temps « intuitive » ?
L’ordre des mots, en lui-même, surprend : l’intuition se définissant comme une forme d’appréhension immédiate qui précède tout raisonnement, elle semble précéder également une quelconque explicitation. Mais il serait vain de chercher à gloser sur la juxtaposition des qualificatifs « explicite » et « intuitif » parce que, tout simplement, le premier est l’un des étendards publicitaires de la TFMS, celle-ci se revendiquant haut et fort en tant que « méthode explicite », et le second qualificatif renvoie à un mode d’enseignement décrit par Ferdinand Buisson dans l’article « calcul intuitif » de son Dictionnaire (dans sa première édition de 1887). Or, ce texte sert de référence aux enseignants du GRIP. Ainsi, l’expression « explicite et intuitive » vise avant tout à contenter les uns et les autres. L’équilibre est d’autant plus aléatoire que, comme nous le verrons, ils ont des points de désaccord fondamentaux. Cela n’apparait pas à la lecture du rapport, c’est un non-dit supplémentaire de ce texte.
La TFMS est-elle une « méthode explicite » ? Si oui, est-ce un atout ?
J’ai déjà longuement écrit sur la TFMS, j’ai notamment souligné l’incroyable dénaturation de la méthode originelle que constitue le choix de faire précéder l’enseignement du calcul par celui du comptage-numérotage. Attachons-nous ici à apprécier ce qu’il convient de penser du qualificatif « explicite » qui, dans le rapport, est accolé à la TFMS. Pour cela, nous nous réfèrerons à un article qui vient d’être mis en ligne dont le titre est : « La méthode de Singapour mérite-t-elle le qualificatif d’enseignement « explicite » ? » Son auteur, Jean-Michel Jamet, se définit comme un pédagogue « passionné » par la méthode originelle. De toute évidence, il en est un très bon connaisseur.
On apprend dans cet article que « nombre de formations et de programmes d’enseignement singapouriens se réclament d’une approche par « discovery learning » (approche à l’opposée d’une approche explicite) » et que les dernières adaptations au Royaume-Uni vont même jusqu’à citer… Jean Piaget, le principal théoricien du constructivisme. Cela ne colle guère avec un enfermement de la méthode originelle dans la catégorie « enseignement explicite » !
L’auteur conclut cet article en soulignant que le qualificatif d’« explicite », accolé à la méthode TFMS par ses promoteurs français, ne rend pas service à la méthode originelle, celle-ci s’accommodant d’un modèle pédagogique plus ouvert. De son point de vue, cette façon de présenter la TFMS favoriserait un usage orienté des outils élaborés à Singapour alors qu’une utilisation plus équilibrée conduirait à alterner des séquences au style « explicite » et d’autres de style « apprentissage par la découverte ».
Continuons l’analyse en adoptant un autre point de vue. En effet, l’expression « méthode explicite » peut se comprendre d’une autre façon : une méthode relève d’un enseignement explicite lorsque l’enseignant utilise au mieux les mots de la langue qui est la sienne pour favoriser le progrès. L’enseignant doit notamment éviter au maximum les phénomènes de polysémie qui, évidemment, rendent la compréhension plus difficile. Quand l’enfant entend un mot, « cinq » par exemple, s’agit-il d’une étiquette verbale (Chanel n°5), d’un numéro renvoyant à un ordre (la cinq, sur la télécommande), d’un numéro utilisé dans le contexte du comptage-numérotage ou bien, enfin, d’une quantité ?
Une méthode d’enseignement du calcul relevant d’un enseignement explicite doit recommander l’usage exclusif des cardinaux (cinq) pour désigner les quantités et des ordinaux pour désigner les rangs (le cinquième). Elle exclut l’usage de numéros que ce soit pour désigner un rang ou successivement un rang et une quantité dans le contexte du comptage-numérotage (12345, 5). On dispose de techniques pédagogiques qui permettent de respecter ce principe facilement. La confusion entre numéros et quantités explique pourquoi l’enseignement du comptage-numérotage a un effet délétère (Brissiaud, 2014). De ce point de vue, la TFMS, contrairement à la méthode originelle de Singapour, n’est pas une méthode relevant d’un enseignement explicite.
Ferdinand Buisson et le calcul intuitif
L’expression « calcul intuitif » est le titre d’une des entrées du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson (édition 1887). Il y décrit une méthode élaborée au début du XIXe siècle par un pédagogue allemand, Grube. Au début du texte, Ferdinand Buisson explicite le principe majeur de cette méthode : « [La méthode Grube] a pour but de leur faire connaître les nombres : connaître un objet, ce n’est pas seulement savoir son nom, c’est l’avoir vu sous toutes ses formes, dans tous ses états, dans ses diverses relations avec les autres objets ; c’est pouvoir le comparer avec d’autres, le suivre dans ses transformations, le saisir et le mesurer, le composer et le décomposer à volonté. »
J’ai souvent cité cet extrait pour souligner la modernité d’une telle approche d’un point de vue épistémologique et pour condamner l’erreur que commettent ceux qui définissent le nombre comme un moyen de garder la mémoire d’une quantité et d’un rang (Brissiaud, 2014). Avec Ferdinand Buisson, en effet, il faut considérer que le nombre est beaucoup plus que cela, parce qu’il est un moyen de comparer les quantités et, donc, d’accéder à leurs différences et à leurs rapports. En effet, il existe deux modes de comparaison des nombres (les nombres 8 et 2, par exemple) : la comparaison additive (8, c’est 2 de plus que 6) et la comparaison multiplicative (8, c’est 4 fois 2). Pourquoi la conception du nombre qui a été mise en avant entre 1986 et les programmes de 2015 est-elle dangereuse d’un point de vue didactique ? Parce que le comptage-numérotage est, lui-aussi, un moyen de garder la mémoire d’une quantité. Or, c’est un moyen qui, chez les élèves les plus fragiles, fait obstacle à l’accès à la différence et au rapport de deux quantités et, donc, à l’entrée dans le nombre.
Lorsqu’on choisit, avec Ferdinand Buisson, de faire rentrer directement les enfants dans le nombre, c’est-à-dire dans le calcul de la différence et/ou du rapport des quantités, un choix s’offre : les fait-on rentrer directement dans les deux sortes de comparaisons, additives et multiplicatives, ou bien d’abord dans les comparaisons additives puis les comparaisons multiplicatives. En termes de programmes scolaires, cela s’énonce ainsi : faut-il, au CP, enseigner les nombres en même temps que les 4 opérations ou bien les nombres en même temps que l’addition et la soustraction seulement, la multiplication et la division n’étant abordées qu’ultérieurement.
Épousant le point de vue de Grube, Ferdinand Buisson tranche en faveur de la première possibilité. Ainsi, immédiatement après l’extrait précédent, il poursuit ainsi : « Traitant donc les nombres comme un objet quelconque qu’il s’agirait de rendre familier à l’intelligence de l’enfant, Grube s’élève contre l’antique usage d’apprendre successivement aux élèves d’abord l’addition, puis la soustraction, puis les deux autres règles. » Quelques dizaines d’années plus tard, Jean Piaget tranchera en faveur de l’autre possibilité : pour lui, la multiplication et la division sont des opérations plus complexes qui demandent un niveau de conceptualisation supérieur. Pour y voir plus clair, examinons de plus près comment les instituteurs qui utilisaient la méthode Grube faisaient leurs leçons de calcul.
La méthode Grube telle que rapportée par Ferdinand Buisson
Ferdinand Buisson rapporte la méthode Grube ainsi : « […] voici la marche que suit Grube. On étudie d’abord le nombre un, puis le nombre deux, le nombre trois etc., chacun de la manière suivante ; prenons pour exemple le nombre quatre :
I – Calcul pur.
1° On donne à l’enfant l’idée de quatre, en lui montrant et en lui faisant trouver quatre objets. On lui fait manier quatre bâtonnets, qu’on figure ensuite au tableau noir : IIII ; puis à côté de ces quatre unités qu’on pourra lui présenter sous mainte autre forme : alignés verticalement ou en carré ou en croix ou en faisceau ; etc., on écrit et on lui fait écrire le chiffre qui le représente : 4.
2° Il faut maintenant lui faire comparer ou, selon l’expression de Grube, mesurer le nombre 4 avec ceux qu’il connaît déjà, avec 1 d’abord : on lui fait trouver de tête, énoncer et plus tard écrire ce que nous figurons ci-dessous (pour abréger) en chiffres et en signes :
1+1+1+1 = 4 ;
4 × 1 = 4 ;
4 – 1 = 3 ; 3 – 1 = 2 ;
4 : 1 = 4.
C’est-à-dire les quatre règles appliquées aux rapports de 4 avec 1.
3° Même opération pour les rapports de 4 avec 2, puis avec 3.
4 = 2 +2 et 4 = 3+1 ;
4 = 2 × 2 et 4 = (3 × 1) + 1 ;
4 – 2 = 2 et 4 – 3 = 1 ;
4 ÷ 2 = 2 et 4 ÷ 3 = 1 + reste 1.
On prend pour exemple les animaux à 2 et à 4 pattes, les voitures à 1, 2, 3 ou 4 roues, une maison à 2, 3 ou 4 fenêtres, etc., et on fait trouver aux enfants que :
4 est 1 de plus que 3, 2 de plus que 2, 3 de plus que 1 ;
3 est 1 de moins que 4, 1 de plus que 2 etc. ;
4 est le quadruple de 1, le double de 2 ;
2 est la moitié de 4, le double de 1 ;
1 est le quart de 4, le tiers de 3, la moitié de 2 etc.
4° L’idée acquise, il faut la graver dans la mémoire, et pour cela procéder à de nombreux exercices n’ayant pour but que la rapidité des opérations ; c’est le but des questions orales, tantôt collectives, tantôt individuelles :
« Combien font 1 + 1 – 1 + 3 – 1 + 1 – 3, etc. ? »
Il faut que les élèves arrivent à faire leur calcul de tête aussi vite et aussi longtemps que le maître énoncera les nombres. On y joindra les interrogations qui obligent à retourner de mille manières les notions déjà acquises : « de quel nombre peut-on retrancher le double de 1 et avoir encore 1 ? – Lequel est plus grand, la moitié de 4 ou le double de 2 ? – Nommez deux nombres égaux qui ensemble font 4 ; deux nombres inégaux, etc. […] »
La méthode Grube : le risque d’enfants submergés par une avalanche de mots
En fait, Ferdinand Buisson est trop elliptique. Lorsqu’on se rapporte à un autre document qui rapporte la méthode originelle (Louis Soldan, 1878), on s’aperçoit que les « leçons de langage oral et écrit » que constituent de telles séquences vont encore plus loin. Par exemple, l’enfant doit apprendre que la relation 4÷3=1 (reste 1) peut être verbalisée de deux façons différentes : d’une part : « 3 est contenu 1 fois dans 4 et il reste 1 » et, d’autre part, : « je peux retirer 1 fois 3 de 4 et il reste 1 ». Il est en effet très important, pour Grube, de faire d’emblée la relation entre la division et la soustraction (d’un point de vue épistémologique, il a parfaitement raison !).
Ayant fait classe dans deux CP pendant toute l’année scolaire dernière, je n’aurais pas aimé devoir faire de telles leçons. Je pense à tous ces élèves fragiles, ceux qui ont mis longtemps avant d’utiliser à bon escient les signes « + » et « – » et qui auraient été submergés par une telle avalanche de mots et de signes.
Une difficulté supplémentaire, quand on est un pédagogue francophone, est la polysémie du mot « plus » : il est utilisé à la fois pour désigner le signe de l’addition et pour exprimer une comparaison. Considérons par exemple les deux expressions : « 2 plus 7, c’est 9 » et « 9, c’est 2 de plus que 7 ». Elles se traduisent en anglais : « 2 plus 7 is 9 » et « 9 is 2 more than 7 ». En allemand, la traduction est : « 2 plus 7 ist 9 » et « 9 ist 2 mehr als 7 ». En anglais comme en allemand, le mot employé pour comparer, more et mehr, est différent de celui qui désigne le signe « + » alors qu’en français, c’est le même. Ce n’est pas un détail. Considérons par exemple le problème : « Anita a 7 bonbons. Elle a 2 bonbons de plus que Léo. Combien Léo a-t-il de bonbons ? ». La réponse erronée 7 + 2 est amorcée par le mot « plus » et elle est évidemment fréquente. Chez les élèves de CP, l’usage des expressions « de plus que » et « de moins que » pour effectuer des comparaisons, comme Grube le fait, est source de beaucoup de confusion.
Peut-être Ferdinand Buisson a-t-il été conscient de toutes ces difficultés d’ordre langagier, ce qui expliquerait qu’il ait écrit au tout début du texte : « on fait trouver de tête, énoncer et plus tard écrire ce que nous figurons ci-dessous (pour abréger) en chiffres et en signes ». Nulle part le sens de ce « plus tard » n’est explicité et on ne trouve aucune trace d’un tel décalage temporel entre l’activité orale et l’activité écrite dans l’autre document que nous avons consulté, celui de Louis Soldan. En fait, comme l’écrit aide à mémoriser l’oral alors que, dans le même temps, il constitue une information supplémentaire à mémoriser, aucune des deux solutions ne semble a priori préférable.
Il est vrai que Grube divise le cours élémentaire ainsi (là encore c’est Ferdinand Buisson qui nous le dit) : « 1ère année : étude des nombres de 1 à 10 ; 2ème année : étude des nombres de 10 à 100 ; 3ème année : de 100 à 1000 et au-dessus ; 4ème année : fractions. » Si, quand Ferdinand Buisson s’exprime ainsi, il appelle 1ère année du cours élémentaire, la classe correspondant à notre CE1, les élèves concernés par l’étude des nombres de 1 à 10 avaient vraisemblablement, en Allemagne, 7 ans révolus au moins, ce qui change complètement le niveau de langage des enfants concernés.
Pourquoi cette méthode est-elle qualifiée d’« intuitive » ?
Il y a un autre élément important de la méthode Grube que Ferdinand Buisson ne rapporte pas de façon détaillée : le fait que, pour chaque nombre, elle fait usage de configurations qui jouent un rôle fondamental pour l’enfant comme pour l’enseignant parce qu’elles donnent du sens à ce que Grube appelle « mesurer les nombres avec ceux qu’il connait déjà ». Les configurations correspondant au nombre 7 sont reproduites ci-dessous :
Louis Soldan, l’autre commentateur de la méthode, la présente, avec raison, comme sollicitant à la fois les oreilles et les yeux des enfants alors que les méthodes précédentes sollicitaient les oreilles seulement. Il faut le souligner : cette méthode rompait avec le verbalisme de l’enseignement traditionnel de l’arithmétique, celui qui consistait à faire apprendre par cœur la « règle » d’une opération donnée, d’abord l’addition puis la soustraction…, avant de faire « appliquer » cette règle verbale.
Si, à l’époque, cette méthode pouvait être considérée comme une avancée didactique majeure, on ne peut, à la lumière des connaissances d’aujourd’hui, qu’en souligner les limites. Ainsi, considérons la configuration permettant de « mesurer 7 à l’aide de 2 ». A sa simple vue, l’élève était censé dire et écrire : 2+2+2+1=7 ; 3×2+1=7 ; 7–2–2–2=1 et 7÷2=3 (reste1). Les sciences cognitives nous ont depuis appris que, de façon générale, on voit seulement ce que l’on conçoit. Certes le traitement de l’information visuelle ressort de processus élémentaire qui vont de ce qui est perçu vers la zone visuelle du cerveau (processus bottom-up) mais aussi de processus qui vont du cortex cérébral vers le percept (processus top-down). Rappelons-nous ces images qui contiennent une figure cachée (celle d’une sorcière par exemple) que l’on met plusieurs minutes à trouver alors que, l’ayant trouvée, sa présence dans l’image parait évidente, au point qu’il est difficile de ne plus la voir.
Lorsque nous observons la configuration de 7 mesurée à l’aide de 2, l’évidence de relations arithmétiques qui est la nôtre n’est pas présente d’emblée chez un enfant de 6 ou 7 ans. Que de connaissances conceptuelles sont nécessaires pour arriver à un tel résultat ! Pour accéder à 3×2+1=7, par exemple, il faut être capable de dénombrer des 2, c’est-à-dire considérer une paire de points comme étant 1 ! Seule une manipulation réfléchie et verbalisée peut assurer le succès. Sinon, le risque est que le verbalisme reproché aux méthodes précédentes, perdure. Heureusement qu’il n’y avait que les 10 premiers nombres à étudier la première année, sinon une telle méthode n’aurait eu que peu de chance de succès.
Y aurait-il, au CP, une nécessité logique d’enseigner la division ?
C’est ce qu’affirme Michel Delord, le principal théoricien du GRIP (note 2) : « le fait d’enseigner les quatre opérations à partir de la deuxième dizaine n’est pas une question de choix pédagogique mais de nécessité logique ». Son raisonnement, pour arriver à une telle conclusion, est le suivant :
« Comment procède un élève pour compter une collection de 47 billes ? Il s’aperçoit d’abord que, à vue d’œil, le cardinal recherché dépasse 10 et qu’il faudra donc compter d’abord un nombre de dizaines. Comment procède-t-il ? Il enlève 10 billes, puis encore 10 billes jusqu’à ce que l’on ne puisse plus le faire : il fait donc 4 soustractions et constate qu’il reste 7 billes. Ce « 4 » est en fait le quotient entier de 47 par 10 et « 7 » est le reste dans la division euclidienne de 47 par 10. Ceci n’est pas étonnant car la définition la plus élémentaire de la division euclidienne – et pas son algorithme de calcul humain courant– consiste justement à dire que la division d’un nombre a par un nombre b – ici 10 – est une soustraction répétée de b. Pour compter 47 objets, l’élève effectue donc, sous la forme d’une soustraction répétée de 10 objets, la division de 47 par 10, le quotient donnant le chiffre des dizaines et le reste donnant le chiffre des unités. Il utilise donc la soustraction et la division et a donc une certaine connaissance de ces deux opérations. »
Supposons qu’un élève procède ainsi que Michel Delord le décrit. Fait-il une division ? Fait-il seulement une suite de soustractions ? Face à une collection de 47 billes, l’élève qui veut les dénombrer de cette manière en prélèvera 10, certes, mais il ne s’intéressera nullement au nombre de billes restantes, il ne va pas calculer le résultat de 47–10, il va continuer sa procédure. On ne peut pas dire qu’il a fait une soustraction, il a seulement prélevé des billes. Ce qui importe, c’est la stratégie mentale de l’élève parce que toute action pédagogique devra partir de là. Or, en l’occurrence, le plan de l’élève est d’épuiser les billes qu’il veut dénombrer et non de s’intéresser aux restes successifs.
Par ailleurs, et plus fondamentalement, quel pourcentage d’élèves, en fin de CP, sont capables d’une telle stratégie de dénombrement en groupant par 10 ? Aujourd’hui, ils sont, malheureusement, peu nombreux. C’est en partie une conséquence de l’enseignement du comptage-numérotage. Très souvent, pour dénombrer une collection de 47 unités, les élèves les comptent… une à une et, dans le cas où ils font des paquets de 10, ils comptent 10, 20, 30, 40, 41, 42… , ils ne dénombrent pas 1, 2, 3, 4 dizaines. Ils sont donc très loin de faire une division sous la forme de soustractions répétées !
En fait, un grand nombre d’élèves en fin de CP ne sont pas capables de dénombrer quand l’unité est 10. A l’entrée au CE1, le problème arithmétique : « Monsieur Dupont achète 3 paquets de 10 gâteaux. Combien de gâteaux a-t-il achetés en tout ? » a un taux de réussite de 0.47 seulement (Brissiaud & Sander, 2010). Cela peut vraisemblablement être amélioré, mais l’obstacle consistant à passer d’un problème additif à un problème multiplicatif ne doit pas être sous-estimé. Dans tout problème multiplicatif, on doit dénombrer (ou imaginer un dénombrement) quand l’unité est une pluralité (3 dizaines) et coordonner ce dénombrement avec celui des unités simples (30). C’est la raison pour laquelle Piaget considérait que, par rapport aux problèmes additifs, cela relève d’un niveau de conceptualisation supérieur.
On remarquera enfin qu’un grand nombre de pays ont fait le choix de ne pas enseigner les nombres au-delà de 20 en 1ère année d’école élémentaire. Le dénombrement, à strictement parler, ne commençant qu’au-delà de 2 unités dénombrées, les élèves n’ont plus à dénombrer des dizaines au CP et à coordonner ce dénombrement avec celui des unités simples ! Parmi ces pays, la Belgique et la Suède font partie de la liste de ceux où, nous dit Ferdinand Buisson, la méthode Grube s’est largement diffusée au XIXème siècle. Ce n’est vraisemblablement pas un hasard.
Pourquoi masquer les profonds désaccords entre la TFMS et le GRIP ?
Dans cette troisième partie de notre analyse du rapport Villani-Torossian, nous venons de montrer que les deux méthodes mises en avant par les rapporteurs auraient mérité une analyse plus approfondie et une présentation moins trompeuse. En effet, le rapport dit que la TFMS et la méthode du GRIP seraient des méthodes « explicites et intuitives ». Mais le GRIP, ou du moins Michel Delord, ne revendique absolument pas le qualificatif d’explicite pour sa méthode ! Et pour les tenants d’un enseignement explicite, qualifier celui-ci d’intuitif ne peut, chez eux, que créer le soupçon. Par ailleurs, le GRIP condamne fortement le choix de la TFMS de n’enseigner la multiplication et la division qu’en toute fin d’année alors qu’eux prônent un enseignement simultané des nombres et des 4 opérations, comme dans la méthode Grube. Pourquoi le rapport masque-t-il ces éléments essentiels du débat ?
Dans un rapport qui se veut « scientifique », la bonne démarche n’aurait-elle pas consisté, à propos de ces méthodes, d’en détailler les points forts et les points faibles ? Pas un mot sur l’incroyable dénaturation de la méthode originelle que constitue, dans la TFMS, l’enseignement du comptage-numérotage en maternelle et en début du CP. Pas un mot sur le fait qu’une méthode telle que celle recommandée par le GRIP, aurait beaucoup plus de raisons de fonctionner si l’étude des 20 premiers nombres seulement était au programme du CP, comme c’est le cas en Belgique.
Et pourquoi mettre en avant ces deux méthodes seulement ? Depuis les programmes 2015, les auteurs de méthodes sont nombreux en France à préconiser une entrée directe dans le calcul plutôt que de faire le détour par le comptage-numérotage. Pas un mot, par exemple, sur la recherche ACE menée par des centaines de professeurs des écoles, 3 laboratoires de psychologie cognitive et 2 laboratoires de didactique des mathématiques. Pas un mot sur la méthode « Les NumeRas » qui a été élaborée dans le but principal de favoriser l’usage de stratégies de décompositions.
Pas un mot non plus de la méthode que l’auteur de ces lignes dirige, « J’apprends les maths avec Picbille » qui, depuis le début des années 1990, a maintenu vivante l’idée qu’il est possible de faire rentrer directement les élèves dans le calcul, sans s’appuyer sur le comptage-numérotage. Un argument souvent entendu contre l’emploi de cette méthode est qu’elle n’a pas pu empêcher l’effondrement des performances en calcul des élèves français. En fait, tant que l’école maternelle imposait l’enseignement du comptage-numérotage, il était impossible de s’y opposer. Quand, pour un enfant fragile, la quantité 8, c’est 12345678, 8, et ce n’est rien d’autre, lui donner accès au calcul est une tâche redoutable. Aujourd’hui, avec les nouveaux programmes, les enfants rentrent au CP avec moins d’habitudes de comptage-numérotage et je reçois de plus en plus de témoignages du fait qu’avec la même méthode, il est beaucoup plus facile d’enseigner le calcul.
Notons que si cette analyse est la bonne, et elle n’a pas été sérieusement contestée depuis 7 ans qu’elle a été émise, il n’y a aucune chance pour que l’usage de la TFMS réduise l’échec scolaire : avec les élèves les plus fragiles, il est quasi impossible de surmonter l’obstacle que constitue un apprentissage initial du comptage-numérotage.
Au final, que penser du rapport Villani-Torossian ?
En résumé, nous avons vu dans la deuxième partie de ce texte que la proposition de revenir à l’enseignement des 4 opérations dès le CP est basée sur un diagnostic erroné : en 1987, les écoliers français calculaient très bien alors que cela faisait 17 ans qu’ils n’étudiaient plus les 4 opérations au CP. Nous avons vu également que les comparaisons internationales ne peuvent pas être invoquées en faveur d’un tel enseignement puisque, jusqu’à plus ample information, il n’y a pas un seul pays au monde qui enseigne les 100 premiers nombres et les 4 opérations (les signes « + », « – », « x » et « ÷ ») à des enfants qui ont l’âge de notre CP (note 3). L’analyse menée dans cette troisième partie conforte notre analyse antérieure : les propositions didactiques du GRIP (l’enseignement des nombres en même temps que les 4 opérations) n’autorisent pas à penser qu’elles puissent être un facteur de réduction de l’échec scolaire, du moins si l’on persiste à enseigner les 100 premiers nombres au CP.
Pourquoi la commission ne s’est-elle pas livrée à ces analyses ? La réponse se trouve dans la première partie de notre texte : la commande du ministre envers la commission n’était pas de se livrer à un travail sérieux (dans un délai imposé de trois mois !) mais qu’elle donne un vernis scientifique à des mesures déjà prises, ou du moins envisagées, dont certaines sont particulièrement dangereuses. Examinons-les.
Le rapport préconise 3 évaluations standardisées par an. Quel enseignant ne souhaite pas que ses élèves réussissent de telles évaluations standardisées ? Le moyen le plus sûr, bien entendu, est d’y préparer ses élèves et, donc, de se conformer à la progression qu’elles définissent. Si cette mesure était adoptée, les enseignants se trouveraient dépossédés du choix des moyens pédagogiques permettant d’atteindre les objectifs de fin de cycles que le programme définit.
Et que penser de cette autre mesure : « Les manuels de mathématiques feront l’objet d’un positionnement sur une échelle, par un comité scientifique, en regard de chacun des critères d’une courte liste arrêtée par ce même comité » ? Le moins qu’on puisse dire est que la commission n’a pas fait la preuve de sa compétence à juger de la qualité didactique des différentes méthodes. Il n’y a pas de raison de penser qu’un « comité scientifique », composé selon les mêmes règles de favoritisme que celles qui ont présidé à la constitution de la commission Villani-Torossian, soit apte à apporter un avis objectif et autorisé.
En outre, accorder ce type de prérogative à un comité qui aurait de fait pour fonction, d’une façon ou d’une autre, de délivrer une sorte de satisfecit ministériel aux publications scolaires (comme on l’assiste actuellement avec les surprenantes prises de position pro-TFMS du ministre lui-même dans les médias) contreviendrait gravement à la tradition de liberté pédagogique instaurée par Jules Ferry et Ferdinand Buisson. Cette liberté accorde une grande responsabilité aux enseignants dans leurs choix pédagogiques. Elle n’est pas synonyme d’arbitraire mais au contraire d’engagement ! Bien que le rapport Villani-Torossian affirme le contraire par pure rhétorique, le ministre ne semble pas avoir pour objectif la préservation de la liberté pédagogique, cette pierre angulaire de notre tradition scolaire républicaine.
Je ne suis pas le premier à le dire : le risque majeur qu’encourt aujourd’hui l’école française est celui du caporalisme, un caporalisme qui, en l’occurrence, s’avance masqué derrière un pseudo rapport scientifique.
Rémi Brissiaud
Professeur de mathématiques honoraire
Maitre de Conférences honoraire de psychologie cognitive
Chercheur associé au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Directeur de la collection « J’apprends les maths avec Picbille » chez Retz
Retrouvez
La première partie de l’analyse du rapport Villani par R. Brissiaud
La seconde partie de son analyse
Ce texte constitue la troisième partie.
Notes
(1) Les trois parties de ce texte ont bénéficié de la relecture de Philippe Champy que je tiens à remercier ici.
(2) Toutes les citations reproduites ici sont extraites de la page 2 d’un article intitulé « Petit cours en kremlinologie éducative » qui est en ligne sur internet : http://micheldelord.info/nt-07.pdf
(3) Après la parution de la 2e partie de ce texte, Michèle Drechsler, corédactrice du rapport et grande tweeteuse, a mobilisé le réseau des écoles françaises à l’étranger, comme je le suggérais dans mon texte. Elle a trouvé trois pays qui enseignent les 4 opérations (=, –, x et ÷) dans la classe équivalente à notre CP : Royaume Unis, Autriche et la Sarre. Cependant, dans chacun de ces pays, les enfants rentrent au CP à 6 ans révolus. Si, comme à Singapour, la multiplication et la division y sont enseignées en fin d’année, on peut toujours affirmer que « jusqu’à plus ample information, il n’y a pas un seul pays au monde qui enseigne les 100 premiers nombres et les 4 opérations (les signes « + », « – », « x » et « ÷ ») à des enfants qui ont l’âge de notre CP »
Bibliographie
Brissiaud, R. (octobre 2014) Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer : un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Texte mis en ligne par la Commission Française pour l’Enseignement des Mathématiques (cfem) à l’adresse suivante
Brissiaud R., Sander E. (2010). Arithmetic word problem solving: a Situation Strategy First Framework. Developmental Science, 13 (1), 92-107.
Buisson, F. (1887) Calcul intuitif in Ferdinand Buisson (Ed) Dictionnaire de pédagogie d’instruction primaire, Première partie, T1, pp 316-317, Paris : Hachette.
Ce document est en ligne sur le site Gallica
Jamet, J. M. (2018) La méthode de Singapour mérite-t-elle le qualificatif d’enseignement « explicite »
En ligne sur le site singamath.fr
Soldan, L. (1878) Grube’s method of teaching arithmetic explained with a large number of practical hints and illustrations, Boston : The Interstate Publishing Compagny
Ce document est en ligne sur le site « Manuels Anciens »