Quelle issue pour un jeune toxicomane ? Comment se déprendre d’une telle dépendance ? Quels chemins emprunter pour retrouver le lien avec les autres et prendre sa vie en main ? Pour son douzième film [depuis « Bar des rails » en 1991 à « Vie sauvage » en 2014], Cédric Kahn, en cinéaste adepte d’un réalisme mêlant austérité sociale et poésie secrète, ne choisit pas une voie facile. En prenant appui sur un scénario très documenté, il nous confronte à l’odyssée chaotique de Thomas réfugié dans une communauté religieuse, coupée du monde, composée d’anciens drogués, en quête de guérison par le travail et la prière. Pas question pour autant de construire une fiction en forme d’éloge de la foi ou à la gloire de Dieu. La mise en scène, son style dépouillé, ses pulsations violentes et ses embardées lyriques, épousent avec finesse l’épopée intérieure d’un garçon en sursis, à la recherche du sens de son existence. En réalisateur ‘profane’, Cédric Kahn accompagne l’épopée spirituelle d’un jeune homme qui découvre, à travers l’isolement salutaire et l’enfermement étouffant d’une communauté ritualisée, la force de la solidarité, la joie de la création collective, la puissance émancipatrice de l’amour charnel. « La Prière » fait alors la sobre démonstration de la nécessité de vivre sa vie, en toute liberté, en prenant le risque de croire en soi.
Dépouillement et discipline
Nous sommes immédiatement embarqués aux côtés de Thomas (Anthony Bajon), visage poupin balafré d’une cicatrice sous l’œil gauche, à bord du véhicule le menant à travers des petites routes au pied d’impressionnantes montagnes enneigées. A l’arrivée, il est accueilli dans une communauté chrétienne d’ex-toxicomanes et alcooliques réunis dans une ferme isolée sur le plateau de Trièves en Isère. Nous ne savons presque rien du passé de ce garçon taiseux au regard farouche et au corps robuste si ce n’est les origines bretonnes de ce lycéen de classe de seconde qui vient de faire une overdose. Avec la brutalité d’un arrachement au monde, les règles lui sont édictées. Après s’être dépouillé de ses vêtements et de ses cheveux (tondus à ras), il apprend par le camarade chargé de l’accompagner les fondements d’une vie de groupe sans alcool ni cigarette sans filles ni moments de solitude sans autre distraction que le travail manuel et la prière.
A hauteur du protagoniste en perdition, la caméra enregistre les effets produits par cette immersion soudaine dans un groupe humain ‘autarcique’, ses codes et ses rites. L’étrange ferveur collective des chants religieux nous saisit comme l’épuisement physique à force de creuser une terre hivernale glacée ou les spasmes d’un corps secoué par une crise de manque. Une discipline si déroutante qu’elle suscite par moments manifestations de refus, violences verbales et corps-à-corps agressifs avec ceux qui, aux yeux de Thomas , incarnent une communauté humaine à laquelle il a tant de mal à s’identifier, unun lien social qu’il a tant de mal à tisser.
Epopée spirituelle, amours conflictuelles
Entre besoin de solitude et tentation de la fuite, Thomas ne manque pas sous nos yeux d’échapper à l’enfermement ‘monacal’ pour rejoindre le village dans la vallée et renouer peut-être avec son ancienne addiction. La rencontre avec Sybille (Louise Grinberg), jeune fille enjouée férue d’archéologie et dotée d’un sens aigüe des réalités, l’amène contre toute attente à un retour auprès de ses camarades (‘c’est ta seule chance de t’en sortir’ lui lance-t-elle).
Sans abandonner son héros dans la tourmente, le réalisateur capte pour nous les séismes intérieurs qui le traversent au fil des saisons, des travaux et des jours rythmés par la prière, les chants à la guitare ou a capella. Des journées marquées aussi par des épreuves dramatiques comme le suicide d’un camarade, la nuit solitaire et inquiète passée dans la montagne effrayante après une blessure ouverte au genou qui a empêché Thomas de rejoindre ses compagnons d’excursion. Des moments d’interrogations existentielles à la faveur d’un événement dit miraculeux, à l’occasion d’une confrontation terrible avec sœur Myriam (Hannah Schygulla), laquelle l’oblige (regard frontal, gifles cinglantes) à questionner son supposé désir d’entrer au séminaire. Tout en le voyant apprivoiser les relations d’entraide, s’habituer aux repas collectifs et goûter les plaisirs d’une vie de groupe tout en intégrant les rituels de la foi religieuse à son mode de vie, nous percevons mieux le trouble profond qui habite Thomas. Ce dernier accède à la parole, confie à un ami les ‘sentiments’ qu’il garde pour Sybille et l’antagonisme induit avec son souhait formulé de la prêtrise. Devant nous, dans le tremblement de l’accès inédit à lui-même, le jeune homme se découvre comme un être de chair et de désir, capable de se projeter dans l’avenir.
Intensité et rigueur de la mise en scène
Grâce à la précision des cadrages, -de l’amplitude des cimes proches du ciel à la proximité intime des visages habités-, la mise en scène nous fait partager l’odyssée intérieure d’un jeune homme perdu qui engendre sa propre voie au milieu des autres. Cédric Kahn ne prend cependant pas parti : quel que soit le pouvoir réparateur d’une communauté religieuse ou la force de la foi en Dieu, ce qui importe pour son héros c’est la possibilité ici ouverte de forger sa propre croyance, de construire la confiance en soi. Des pointes de lyrisme prises en charge par la beauté des paysages et la grâce des voix masculines chantant en chœur voisinent, par la fluidité du montage, avec des saisies parfois rêches parfois poétiques du réel, proches du naturalisme.
Choix de comédiens pour la plupart inconnus (au jeu tenu), script exigeant dénué de complaisance, forme dépouillée d’effets spectaculaires figurent la trajectoire spirituelle d’un garçon singulier à la conquête de lui-même. Entre l’ascèse, chère au cinéaste Robert Bresson, et le trait réaliste à vif, digne de Maurice Pialat, Cédric Kahn réussit avec « La Prière » un western de l’âme, porté ardemment par un jeune héros qui rejoint le monde et prend le risque d’aimer.
Samra Bonvoisin
« La Prière », film de Cédric Kahn-sortie le 21 mars 2018
En compétition, Prix d’interprétation pour Anthony Bajon, Festival de Berlin 2018