Alors que la numérisation de la société se poursuit inexorablement, étrangement, semble-t-il, le ministère de l’éducation n’a, pour l’instant, émis aucun signe solide d’une véritable réflexion sur le numérique en éducation. Hormis quelques textes réglementaires et une vague agitation médiatique à propos des téléphones portables, rien de véritablement stratégique. Une commission de l’assemblée consacrée à l’école numérique s’est réunie cette semaine et a entendu l’ancienne responsable de la DNE (Mme Becchetti Bizot) et l’actuel (Mathieu Jeandron). De la même manière ces propos de hauts fonctionnaires ne peuvent engager un ministre qui pour l’instant évoque dans les médias, le même jour, le 15 février, bien peu de choses sur le sujet. Les arbitrages sont loin d’être faits, même si les couloirs bruissent d’initiatives diverses. Dans le même temps les groupes de pression continuent leur œuvre en coulisse en espérant décrocher la « bonne décision » et d’écarter les empêcheurs de tourner en rond. Le Café Pédagogique serait-il au rang de ceux-là ?
Ne faut-il pas plutôt commencer par envisager que c’est l’ensemble de la société dans laquelle nous vivons qui impose à tous le numérique ? Adam Alter (2017), dans son ouvrage consacré cette question a démontré le développement de l’addiction globale au numérique et la volonté des industries du secteur de l’entretenir. Il propose cette hypothèse d’une volonté de quelques-uns de nous rendre dépendant de ces technologies. Dans un reportage du 18 janvier, l’émission Envoyé Spécial fustigeait les écrans et faisait un lien avec un syndrome autistique, relayé par plusieurs médias et récemment Le Monde apportait un regard complémentaire sous la plume de Frédéric Joignot (cf en bas de l’article) sur le formatage qu’imposent les machines à l’homme. A la même date un manifeste est publié dans ce même journal intitulé : Enfants face aux écrans, « ne cédons pas à la démagogie ». « Ce collectif de professionnels du soin, de la prévention, et de chercheurs estime qu’une information à caractère sensationnel n’aidera pas à prévenir les risques associés aux nouvelles technologies. » Et ce qu’il met en avant c’est qu’en amont des problèmes des enfants, il y a des questions d’éducation, de parentalité. Les questions sont vives, importantes et suggèrent des mutations auxquelles l’humain a bien du mal à faire face. Est-ce la volonté de quelques puissants qui tente de s’imposer à tous ? Est-ce un consensus humain qui fait société autour de sa technique, devenue numérique ?
On peut le dire de cette manière désormais : est-ce que ce n’est pas la société toute entière qui est devenue « addicte » au numérique ? Si l’on reprend le texte écrit par Claude Lévi-Straus à propos de Marcel Mauss, on trouve dans le passage sur le fait social total le moyen de comprendre que le numérique en est bien un. Mais de là à passer à l’addiction il y a un pas qu’on ne peut franchir trop rapidement. L’addiction terme désormais suffisamment précisé est différent de la passion ou de la dépendance. Cependant le chemin vers l’addiction passe par ces étapes que sont la curiosité, l’intérêt, la passion la dépendance. Mais ce chemin ne se fait pas sans un appui essentiel, celui de l’interaction humaine. Si les utilisations du numérique transforment les relations humaines, elles ne les détruisent que si les individus s’y soumettent. C’est ce que suggère l’article du Monde cité plus haut. Si certains d’entre nous en sont là, les vifs débats montrent que nous n’avons pas, du moins on peut le penser, dépassé le seuil qui va de la dépendance à l’addiction. Toutefois il faut reconnaître désormais la dépendance au numérique comme un fait.
Le problème de l’Ecole est justement qu’elle ne reconnait pas réellement ce fait et cette dépendance comme nécessitant un vrai travail. Les textes prescriptifs sont toujours à la marge de l’activité d’enseignement : tantôt facultatif, tantôt incitatif, mais jamais réellement formulés de manière forte, c’est à dire affirmant une responsabilité mise en actes. On peut penser que certains responsables politiques et éducatifs envisagent encore l’école comme un « monde à part » alors que, en réalité, c’est un « monde à distance ». Si mettre à distance c’est mettre en dehors alors il y a un pari qui peut étonner : comment permettre à des jeunes de trouver la bonne distance si l’objet n’est pas travaillé là. A l’opposé certains proposent l’immersion totale, voir la numérisation de l’école. Cette enseignante qui avait pensé que faire un enseignement avec la tablette c’était faire utiliser la tablette pendant toute la durée de la séance a rapidement compris que cela ne fonctionnait pas. Elle ne pouvait justement pas travailler la distance, c’est à dire étayer la pertinence de l’utilisation et de la non utilisation de la tablette selon les apprentissages souhaités. L’observation de classes primaires utilisant ces mêmes tablettes nous a permis de comprendre justement que c’est dans cet « aller-retour » entre usage et non usage au sein de la journée que l’on peut amener les jeunes à comprendre les mécanismes de dépendance.
Plus globalement, nos sociétés promeuvent le progrès technique, en particulier numérique, comme une des voies essentielles d’avenir (économique et humain). Ces postures sont aussi bien le fait des responsables politiques, de concepteurs et de dirigeants de sociétés du secteur concerné, que de personnes utilisatrices de ces moyens. Il suffit d’observer des comportements dans des lieux publics pour s’en rendre compte, en particulier lorsqu’il s’agit de familles ou de groupes constitués. Les pratiques témoignent de l’acceptation de cette perception, non seulement au travers de la possession des objets, mais surtout au travers d’utilisations intensives que ce soit dans des contextes personnels ou professionnels. C’est bien là la force de cette évolution sociale : elle concerne aussi bien l’individu que le collectif, le privé que le public.
La question du matériel personnel au sein de l’école (dont il est temps que l’on cesse de l’appeler par l’acronyme Anglo saxon BYOD, car il porte un imaginaire trompeur) ouvre la voie à plusieurs manières de voir. Si certains disent que cela fera des économies pour l’Etat et les collectivités on observera là une forme de « cynisme de nanti ». Si certains disent que cela est la seule voie pour l’avenir du numérique en éducation, cela confortera nos analyses d’incapacité de l’école (et de l’Etat) à accompagner cette évolution qu’elle (et qu’il) promeut dans la société puisqu’il faudra s’en remettre aux seules pratiques sociales. Si certains veulent interdire, cela renvoie à l’idée qu’une école de la distance c’est une école à part. Il n’y a pas de « bonne voie ». Il y a surtout des réalités multiples à bien connaître : les équipements des établissements et donc fournis aux élèves sont insuffisants et quand ils sont suffisants, ils sont moins utilisés qu’on ne pourrait le penser (source DEPP 2015, 2016) ; les équipements des jeunes (et élèves) sont de plus en plus nombreux et sont de plus en plus précoces (premiers équipements en fin de primaire) ; les usages et la maîtrise de ces usages sont extrêmement inégaux selon les personnes et les âges.
Que proposer ? Ni imposer, ni interdire, mais adapter aux contextes. C’est à dire selon les établissements, les publics accueillis, les moyens disponibles définir des modalités concrètes d’usage. Le mythe de l’égalitarisme, dans le domaine est à combattre. Par contre il est de la co-responsabilité des équipes locales et des pilotages politiques et académiques de rendre possible ces « ajustements contextuels ». C’est aussi autour d’une réflexion des établissements sur leurs propres réalités que l’on pourra bâtir du solide. Le cadrage national est toujours intéressant, à condition qu’il soit en mesure de fournir un socle de réflexion et non pas des contraintes d’action (souvent soumises aux lobbyistes de tous bords, pro GAFAM, pro Libre, pro Code, anti portable, anti ondes, etc.…).
Oui la société est en passe d’addiction au numérique, mais elle n’y est pas encore. Oui, nombreux sont ceux qui sont déjà « dépendants ». Oui nous sommes en train de vivre un nouveau questionnement éducatif. Comment le monde scolaire peut-il en être absent ? A moins qu’il ne faille aller aussi vers une véritable transformation de la forme scolaire, un vrai travail sur la « transmission » dans notre société désormais « soumise ».
Bruno Devauchelle
Les deux articles du journal Le Monde du 14 et du 18 février 2018
Les vidéos de la commission « école dans la société du numérique » ici , là et ecnore là.
Le livre d’Adam Alter
Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked, Adam Alter, 2017, Penguin Press
Le texte de Claude Lévi-Strauss
Sur les Gafam : notre exclusivité du 16 mai 2017