Et si le héros de L’étranger avait eu un smartphone ? Et si le personnage de Camus avait ouvert un compte sur le réseau social Instagram pour raconter en images sa relation au monde ? Tel est le défi que se sont lancé des lycéen.nes de l’Iroise à Brest dans le cadre de leur projet i-voix. Le projet, présenté lors d’un au forum Eidos 64 à Bayonne, interroge : comment l’écriture peut-elle favoriser la lecture ? comment le numérique peut-il aider à faire une expérience encore plus vivante du livre ? comment explorer à l’Ecole les nouveaux modes de storytelling ? comment introduire dans la classe une démarche de pratique réflexive ? Car dans ce laboratoire littéraire, les élèves se font inventeurs et chercheurs : à travers cette autofiction du lecteur s’éclairent tout à la fois la construction d’une identité narrative et l’aventure de l’identité numérique.
Déroulement
D’emblée annoncé, le projet motive l’entrée dans la lecture d’une œuvre exigeante : les élèves savourent d’avance la perspective de cette création, originale, collective, menée via Instagram, un réseau social très apprécié par eux. Un enjeu fort du projet se dessine par ce choix : il s’agit bel et bien d’aller chercher les élèves là où ils sont (sur les réseaux sociaux, sur Instagram en particulier), de réconcilier les pratiques scolaires et pratiques sociales pour qu’elles s’enrichissent mutuellement, d’apprendre à détourner des sites ou applications pour s’inventer comme usager libre et créatif du web.
Lors d’une première séance, des groupes de 3 élèves prennent en responsabilité les différents chapitres du roman. Le travail va se faire essentiellement via leurs smartphones, selon une démarche dite BYOD ou AVEC. Chaque groupe a pour mission de publier une dizaine de photos censément prises et légendées par Meursault : ces « photobiographies » doivent rendre compte de ce que le personnage vit, mais surtout suggérer ce qu’il ressent ou pense, ce seront des images mentales plus que des photos illustratives. Une visite, à l’intérieur même du lycée, d’une exposition d’une artiste contemporaine permet de saisir la possibilité, l’art et la manière de faire d’une photo d’objet presque un autoportrait.
Lors d’un 2ème atelier, les élèves rassemblent les photos ou vidéos qu’ils ont pu prendre dans l’intervalle, les trient, les transforment, les complètent par de nouvelles mises en scène réalisées dans la salle de travail voire dans tout le lycée. Ils travaillent aussi la rédaction des légendes : extrait du roman, éventuellement réécrit pour donner l’impression d’être dans le vif de l’existence de Meursault, hashtags à la fois factuels et interprétatifs, émoticônes. L’enseignant accompagne le travail, répond aux sollicitations diverses, conseille et valide à la demande, invite les groupes à expliciter leurs choix, montre grâce au vidéoprojecteur le work in progress des productions, salue oralement les réalisations les plus créatives, envoie si besoin des messages pour demander des réécritures orthographiques ou stylistiques. Est d’ailleurs manifeste ici le bonheur pour chacun d’apporter sa pierre à la construction d’un « chef-d’œuvre » collectif : pour que celui-ci soit parfait, tous les éventuels « ratés ont vite été corrigés…
Enfin, une 3ème séance permet aux élèves de découvrir la réécriture du roman dans son intégralité et sa continuité. Ils sont conduits à s’interroger : que nous enseigne cette transposition sur le personnage lui-même ? sur le roman en général ? sur nos propres pratiques d’internet ? Chaque groupe réalise un diaporama où il propose ses réponses et les illustre par des captures d’écran. Un groupe se porte volontaire pour réaliser via une tablette numérique une vidéo bilan, synthèse du travail et des réflexions de la classe.
Faire l’expérience de la littérature
A travers cette réécriture, à travers cet heureux déplacement, les élèves ont été conduits à devenir Meursault. Le jeu de rôles, caractéristique d’une culture numérique qui goute les fakes, aide à l’appropriation de l’univers fictionnel. L’écriture motive les relectures, nombreuses, attentives, et même empathiques. Elle nourrit aussi les débats de lecteurs à l’intérieur des groupes : dans ce chapitre, dans cette page, qu’y a-t-il d’essentiel, de percutant, d’émouvant, d’insolite ? Loin d’être comme si souvent rejetée, l’identification au personnage est favorisée : elle est à entendre ici comme action plutôt que comme abandon, elle stimule l’engagement des élèves dans le travail de l’œuvre et renforce leur proximité des élèves avec celle-ci. Et ce de façon d’autant plus intéressante qu’il s’agit ici d’aller au bout de l’expérience de lecture que nous propose le romancier : le « je » du narrateur s’offre au lecteur comme un « il », le travail de l’empathie a aussi permis de refaire de ce « il » un « je ».
Pratique réflexive : le personnage
S’il s’est agi de regarder le monde à travers les yeux de Meursault, il s’est aussi agi de regarder Meursault au fond des yeux. Car le dispositif numérique choisi fait sens : l’architexte ici transforme ou enrichit le regard des élèves sur l’œuvre ainsi réécrite. En commentant leurs photos, les élèves ont immédiatement saisi la singularité de Meursault, qui est moins un personnage qu’un regard. Dans les créations proposées, cette thématique est récurrente, qu’elle passe par de gros plans sur des yeux ou des séquences vidéos de type « la story de Meursault » en caméra subjective. Meursault, ont-ils souligné, est un observateur plutôt qu’un acteur de sa propre vie, et c’est peut-être parce que la vie pour lui n’a pas de sens qu’il préfère en faire l’expérience par les sens.
Pratique réflexive : le roman
Les élèves ont aussi éclairé par leur travail la singularité du style choisi par le romancier : « Camus, souligne un groupe, a écrit son roman en utilisant une écriture blanche de façon à ce que le lecteur s’efforce de ressentir les émotions à la place du personnage. C’est à nous de remplir les vides pour entrer en empathie avec le personnage. C’est à nous de le recréer avec notre sensibilité. Le lecteur devient l’auteur du personnage. ». Dans cette réécriture, les sentiments du personnage sont exprimés par les photos : « C’est comme s’il prenait des selfies, mais des selfies de sa vie intérieure », a fait remarquer une élève. Le jeu sur les hashtags vient aussi dévoiler la pensée ou les sentiments de Meursault pour constituer de la part des élèves un geste interprétatif original (#pfff #àquoibon #jecroisquejelaime #continuerdevivre #absurde #jesaispasquoidire …). Les émoticônes sont aussi significatifs : il s’agit d’ailleurs d’une forme d’écriture particulièrement adaptée à Meursault, sur le vif, paresseuse, condensée, pudique, autant dire à la mesure d’un personnage qui ne se paie pas de mots. Les élèves ont explicité les sentiments que tait le personnage et en ont tiré une leçon : « Ce n’est pas parce qu’on ne pleure pas à l’enterrement de sa mère qu’on est un monstre d’insensibilité », « « Ce n’est pas parce qu’on ne pleure pas à l’enterrement de sa mère qu’on mérite la peine de mort » !
De fréquentes images d’horloges et des allusions récurrentes aux heures qui passent en témoignent : le projet éclaire aussi le rapport au temps de Meursault, que les élèves ont alors analysé. Le héros, au début du roman, vit dans l’instant présent : ici dans l’instantané de la photographie. Cependant le travail de réécriture s’est avéré bien plus difficile dans la seconde partie de l’œuvre : le récit y devient plus introspectif ou rétrospectif, il a fallu que les photos se fassent encore plus mentales, il a fallu souvent corriger les temps verbaux pour s’inscrire dans la temporalité propre à Instagram. C’est que le personnage évolue, ont souligné les élèves : dans la seconde partie, en prison, paradoxalement Meursault se libère ; il cesse d’être enfermé dans un emploi du temps mécanique ; il fait l’apprentissage de la mémoire, acquiert une distance critique par rapport au monde, reconstitue peu à peu l’unité de sa vie.
Pratique réflexive : l’écriture numérique
Quels enseignements cette expérience nous livre-t-elle enfin sur l’écriture à l’heure numérique ? Comparent la version papier à leur version Instagram, les élèves ont souligné d’abord combien la textualité numérique est désormais riche non seulement de mots, mais aussi de photos, de vidéos, de sons, et même de hashtags. Ceux-ci donnent du sens, créent de la connivence et du lien, instaurent la liberté d’inventer sa propre circulation à travers les pages du livre qui se lit et s’écrit collectivement en ligne. Dans cette culture numérique que le projet explore, l’image en particulier apparait bien entendu essentielle. Il s’agit, ont souligné les élèves, d’une écriture de soi, devant les autres, avec les autres : « L’identité, note une élève, se construit désormais aussi en ligne par ce que nous y révélons de nous-mêmes. » Durant la séance d’analyse de leurs productions, les élèves se sont en particulier amusés à identifier les figures de rhétorique par lesquelles ces photographies tentaient de figurer le personnage : métonymies (une bouche pour un interrogatoire), synecdoques (un interrupteur pour la chambre), métaphores (une mante religieuse pour le juge brandissant un crucifix), hyperboles (un robinet pour les larmes), allégories (un disque qui tourne pour la répétition) … Ce qui est à l’œuvre, c’est bel et bien un effort esthétique : un travail constant de stylisation de soi. D’une certaine façon, en ont conclu les élèves, chaque jour sur les réseaux sociaux, chacun se donne à voir moins comme personne que comme personnage dans un roman collectif en train de se tisser, chacun devient auteur de lui-même.
Invitations
Au final, cette réécriture porte en elle plusieurs invitations. Elle appelle les enseignant.es à mettre en place des dispositifs qui aident les élèves à faire une expérience, authentique, réflexive, heureuse, de la littérature, et à raisonner à partir de cette expérience : autrement dit, il s’agit d’oser et d’engager dans la classe une démarche de chercheurs. Elle rappelle qu’il s’agit désormais pour chacun.e d’apprendre par l’écriture, par l’éditorialisation de soi en images, en mots, en hyperliens, à se relier au monde et à styliser son existence : à faire de l’identité numérique, sans cesse à construire, une forme nouvelle de l’invention de soi.
« Devenir soi, écrivait Nancy Huston dans « L’Espèce fabulatrice », c’est activer le mécanisme de la narration. » En l’occurrence, le projet aura amené chacun à devenir sinon totalement L’étranger, du moins quelque peu étranger à lui-même. Et ce par la force d’un projet collectif et d’une écriture en réseau. Puisse chaque élève avoir alors perçu que l’invention de soi passe par une expérience de l’altérité. Et le dernier mot sera comme il se doit à une élève, Lou : « j’ai vu l’immensité du monde / par des yeux étrangers ».
Jean-Michel Le Baut