En ce début d’année 2018, le monde scolaire attend les arbitrages en matière de numérique à l’école : quid des ENT, du BYOD, des téléphones portables, des réseaux sociaux numériques, de l’intelligence artificielle… ? Au-delà de ces « avatars », il y a d’autres problématiques plus durables, plus transversales qui sont mises en question par ces moyens et objets techniques. L’une des plus ancienne et des plus vive est celle du territoire ou plutôt des territoires.
Territoire numérique, territoire cognitif
Ce terme est utilisé de manière polysémique selon les contextes. La page Wikipédia consacrée au terme ouvre, à notre propos, des portes intéressantes : « Par ailleurs, le territoire est souvent opposé au réseau car l’un est considéré comme étant formé d’une spatialité continue (une surface) tandis que l’autre est fait de ligne. Pourtant, le territoire, dans une conception actuelle du terme, est considéré comme étant formé d’un réseau entre des lieux liés les uns aux autres. Si un réseau est considéré jusqu’à ses plus petites ramifications, il couvrira l’ensemble de la surface et donc du territoire » (George P. et Verger F., 2009, Dictionnaire de la géographie. Paris : Presses universitaires de France)
Plus simplement la question qui se pose est celle de la construction, possible ou non, par un enfant du « territoire de son développement » dans un contexte numérique. Or ce contexte donne accès à des instruments qui transforment ou augmentent notre perception de la réalité physique sensible. Que ce soit dans la perception du temps et des espaces ou dans la dimension relationnelle, les instruments mis à disposition offrent de nouveaux « point de vue ». A plusieurs reprises nous observons qu’il nous est difficile de définir « les limites et les frontières ». Que ce soit dans le temps, l’espace, ou le champ d’action ou de relation, les changements portés par les moyens numériques sont très influents. Comme nous le disions plus haut désormais le territoire est indissociable du réseau. A cela s’ajoute le fait que des territoires constitués sur des contextes non numériques se trouvent mis en question dans le nouveau contexte.
Quelles bornes au territoire numérique ?
Permettre à des jeunes de construire l’idée même de territoire suppose un travail multidimensionnel : travail sur son environnement matériel, physique, mais aussi sur son environnement relationnel et enfin sur son « territoire cognitif » ou pour le dire autrement la capacité à se situer par soi-même et à propos de soi (dont la métacognition et l’autorégulation). Les chercheurs qui ont travaillé sur les Environnements Personnels d’Apprentissage ont souvent limité cette étude aux domaines techniques et en particulier informatique. Mais la forme même des nouveaux outils numériques oblige à dépasser ces domaines. Les outils ont leurs logiques et leurs intentions propres (dont les affordances) et les outils sont aussi marqués par les formes d’appropriation (Michel de Certeau) et de braconnage que les humains « infligent » à ces outils. La transformation environnementale qui s’observe n’est pas simplement une mécanique rationnelle. C’est aussi des jeux de transformation culturelle profonds.
Le terme de territoire est le plus souvent associé aux termes de frontières et de limites. On a souvent l’habitude de dire que les moyens numériques ont rendu nombre de frontières poreuses. Mais ce n’est pas pour autant qu’elles s’effacent. L’enseignant, l’éducateur se doit de rappeler l’existence de ces frontières et de ces limites. Cela est d’autant plus important que la perception de celles-ci est plus difficile. Un exemple dans les relations humaines mérite réflexion : celui de la « politesse » dans les échanges (oraux ou écrits). Cette politesse est l’expression justement d’une frontière et d’une limite. Or, nombre d’adultes, parfois davantage même que certains jeunes, ont abandonné les codes de la politesse. On peut observer qu’en 140 caractères (il y a encore peu de temps) cela donnait envie de supprimer les marques phatiques de la conversation, de l’échange. Plus que l’outil c’est aussi l’effet de l’instantanéité de l’envoi, et parfois de la réponse donnée ou attendue qui amène à supprimer ces éléments. Enfin l’absence physique de l’Autre remplacé par un Autre imaginaire semble provoquer des transgressions de codes. C’est ce qui se produits dans les cas extrêmes que sont les harcèlements en ligne de toutes natures.
L’Ecole n’est plus au centre du territoire numérique
C’est un fait aisément observable, les territoires évoluent. L’étude de l’éthologie animale a montré combien les conflits de territoires sont importants et jamais définitifs. Pour reprendre le dernier livre de Bruno Latour (cf. en annexe de ce billet), il nous faut reconnaître, dans un autre domaine pour B Latour, que les territoires ne sont plus les mêmes et que l’un des effets des technologies qui ont favorisé la circulation de l’information et de la communication (avant même les réseaux sociaux numériques et autres mises en réseau informatique) est d’avoir fait percevoir le Local et le Global d’une autre manière. Eduquer des jeunes doit prendre en compte ce phénomène nouveau et s’appuyer sur les moyens existants pour leur en faire mesurer l’importance. Si l’école redevient un sanctuaire imperméable, cela voudra dire que l’on aura choisi de rétablir des « frontières étanches » pour mieux éduquer. Cela est une fausse croyance, car il est trop tard, si tant est que cela n’aurait pas pu advenir. La société (principalement occidentale mais désormais l’ensemble de la planète) a laissé se développer les moyens de la re-territorialisation indépendamment des volontés politiques et éducatives.
Il faut en tirer les conséquences : une transformation radicale de l’éducation doit commencer à se construire sur ce « nouveau monde ». Elle passe d’abord par une mise en cause de l’école, comme modèle unique de construction de la société. Faire société c’est aussi faire territoire commun. Les moyens numériques présents dans les poches de nos habits du quotidien sont les vecteurs de ce changement, si tant est qu’on ne laisse pas aux seuls « commerçants » et autres concepteurs de ces produits le rôle de fixer les règles et les fonctionnements. L’exemple actuel des débats autour des fausses informations (fake news) en est la première illustration. Car cela est révélateur d’une question fondamentale : la frontière du vrai ?
Bruno Devauchelle
En complément :
Pour reprendre la réflexion de Bruno Latour dans son dernier ouvrage « Où atterrir » (La Découverte, 2017), on peut à juste titre s’interroger sur ce qui construit le territoire dans notre société contemporaine enfermée entre le Local et le Global. L’hypothèse de l’auteur est que le « Terrestre » s’impose désormais comme n’étant plus un simple objet, mais un sujet. En cela il dénonce l’objectivation du territoire lorsqu’il n’est abordé que sous ses formes scientifiques rationnelles, et propose d’y voir aussi de la subjectivité : pour le traduire autrement « je suis avec le territoire en moi », celui-ci n’est plus objet externe sur lequel j’existe.