Comment amener les élèves à faire l’expérience de la littérature pour construire leur réflexion sur celle-ci ? Comment se lancer dans une expérience pédagogique pour tenter d’en analyser les profits ? Comment organiser la collaboration des enseignant.es du secondaire et des universitaires ? Autant de questions passionnantes qu’éclaire un travail collaboratif lancé par l’enseignante-chercheuse Magali Brunel et mené dans l’académie de Nice. Professeure de français au collège du Beausset, Virginie Schol éclaire les modalités et les enjeux de ce projet qui invite à réécrire ou prolonger les œuvres lues, à l’instar des sites de fanfictions que fréquentent beaucoup d’adolescent•es. Bilan côté élèves : « beaucoup d’enthousiasme », « des lecteurs plus actifs, qui se questionnent davantage face à une œuvre. » Et côté enseignante : une expérience « stimulante », une collaboration qui « permet d’avoir une sorte de formation au long cours ». Enseignants, élèves, et si on se faisait tous chercheurs, même en lettres ?
Pouvez-vous expliquer ce que sont les fanfictions ?
Les fanfictions sont des textes écrits par les fans d’une œuvre cinématographique ou littéraire. Ces fans écrivent de nouveaux épisodes, changent l’histoire originale, décident d’exploiter un personnage secondaire et de lui faire vivre de nouvelles aventures… Il y a beaucoup de liberté dans ce type d’écriture. Cela peut partir d’une frustration, on aurait aimé que le personnage vive tel ou tel événement, alors on l’écrit. Ces textes sont déposés sur des sites de fanfiction et commentés par les lecteurs.
Pourquoi avez-vous choisi d’exploiter ce phénomène en classe ?
C’est Magali Brunel, maîtresse de conférences à l’université de Nice
Sophia Antipolis (ESPE) – Laboratoire LITT&ARTS (UGA), et LINE (U. Nice
Sopha Antipolis), qui en a eu l’idée. En juin 2017, elle a réuni un petit groupe d’enseignant.es volontaires pour explorer les usages du numérique en classe. J’ai choisi l’expérimentation fanfiction qui m’a immédiatement semblé pouvoir susciter l’intérêt de mes élèves. Il ne s’agissait pas de faire exactement de la fanfiction en classe, mais de réfléchir à la manière dont on pourrait transposer cette pratique culturelle nouvelle au sein du cours de français.
Dans quel contexte avez-vous mené l’expérience ?
Pour mener cette expérience, je n’étais pas seule, j’ai été accompagnée tout au long de l’année par Magali Brunel et Laure Mayer, Interlocutrice Académique au Numérique Lettres dans l’académie de Nice. C’était un travail d’équipe. Magali m’aidait sur le plan didactique, Laure sur le plan technique, en mettant en place la plateforme et en m’apprenant à l’utiliser.
L’expérience a commencé en septembre 2017 avec une classe de troisième d’un niveau plutôt moyen, voire faible. Il s’agissait d’élèves peu scolaires, parfois agités, peu enclins au travail en classe ou à la maison, mais gentils et sympathiques malgré tout. Je m’étais engagée pour tester une séquence de fanfiction de quatre semaines, qui devait se terminer avant les vacances de la Toussaint. J’avais à ma disposition deux salles informatiques que je partage avec mes collègues. L’organisation n’était pas toujours facile, ces salles étant très demandées.
Comment avez-vous lancé le projet ?
Dès la rentrée, j’ai demandé aux élèves de se procurer « Le Collier rouge », de Jean-Christophe Rufin, en leur demandant de ne pas le lire tout de suite, ce qui leur a semblé étonnant. En effet, il était important que tous les élèves débutent leur lecture en même temps pour pouvoir dialoguer dans le blog lecteur. Je les ai emmenés en salle informatique, ce qui là encore les a surpris, afin de leur présenter la plateforme et le projet. Et l’aventure commença : ils avaient une semaine pour lire les cinquante premières pages du livre et réagir dans le blog lecteur.
Comment cela s’est-il prolongé ?
Lors de la dernière séance, avant les vacances de la Toussaint, les élèves ont demandé s’ils pouvaient continuer d’intervenir dans le blog, et si on ferait d’autres séquences fanfiction. C’est donc à leur demande, que j’ai décidé d’étudier les deux autres œuvres intégrales en fanfiction : Le Meilleur des mondes, de Aldous Huxley et La Ferme des animaux, de George Orwell, soit une par trimestre. J’y prenais moi-même un tel plaisir, que j’ai voulu voir si cette pratique pourrait être utile à ma classe de sixième, dont les élèves étaient particulièrement brillants. C’est ainsi que je leur ai proposé Le Royaume de Kensuké, de Michael Morpurgo en fanfiction, au deuxième trimestre. Je n’ai pas été déçue : la fraîcheur des élèves de cet âge s’est ressentie immédiatement. Le blog informel a été pris d’assaut et toutes les activités ont été menées avec beaucoup d’entrain et d’enthousiasme. C’est ainsi que j’ai compris que ce dispositif était susceptible de d’intéresser des élèves aux profils vraiment très différents.
Quelles ont été les modalités de travail mises en place ?
Il a fallu penser la séquence et les espaces de travail autrement. La séquence fanfiction propose trois espaces de travail. Il y a le travail de lecture un peu « traditionnel » mené en classe (lectures analytiques et transversales), qui s’articule aux espaces propres à la fan fiction : productions écrites en groupes en salle informatique, dépôt de commentaires et interventions dans le forum à la maison.
Ces trois espaces de travail sont perméables et liés entre eux. En séance de lecture en classe par exemple, ou dans le cadre d’un débat interprétatif, on s’appuiera sur des réactions de lecteurs choisies dans le blog. Un passage du texte identifié comme difficile dans le forum des lecteurs pourra aussi donner lieu à la mise en place d’un cercle de lecture. Ou les commentaires déposés à la maison sur un texte, serviront à sa réécriture en salle informatique.
L’espace de travail en classe n’est jamais le plus prisé, les élèves aiment aller en salle informatique. Pour pallier la déception du retour en classe lors des séances de lecture, ils doivent sentir que l’étude du texte va leur permettre de nourrir leur propre écrit. De la même manière que proposer des séances lors desquelles les élèves expliquent leurs choix d’écriture, par rapport à l’œuvre de départ, permet aussi de porter sur le texte littéraire un éclairage nouveau. Dans ce dispositif, la lecture et l’écriture fonctionnent toujours ensemble.
S’agissant de l’espace écriture, il permet de déposer plusieurs versions sur la plateforme Moodle. Un espace commentaire offre au lecteur du texte la possibilité de donner son avis, et surtout des pistes d’amélioration. Les commentaires doivent être respectueux, constructifs et argumentés. Une séance de travail est d’ailleurs réservée à cet apprentissage.
En ce qui concerne enfin l’espace forum, il était au départ composé de trois fils de discussion proposés par l’enseignant, trois questions portant sur les nœuds du texte, des points difficiles qui nécessitent l’interprétation et la réflexion des élèves. Ils ne sont pas toujours d’accord, mais ils discutent et interprètent collectivement l’œuvre lue.
Les élèves commençant à créer d’autres fils de discussion entre eux, posant d’autres questions, s’emparant du blog, nous avons ajouté à la plateforme un « forum informel » en plus des fils de discussion. Ce forum leur appartient, ils peuvent aborder librement tous les sujets qu’ils souhaitent, en rapport avec l’œuvre évidemment.
Quels ont été selon vous les profits de ce travail pour les élèves ?
La première chose importante, c’est que j’ai surpris mes élèves dès le début de l’année. Ils se faisaient une idée bien précise du cours de français, et je leur ai proposé des activités différentes, en salle informatique. Cela a suscité leur intérêt et c’était déjà un point positif.
Ensuite, je crois vraiment qu’ils sont devenus des lecteurs plus actifs, qui se questionnent davantage face à une œuvre. Les interventions dans le blog lecteur étaient en fin d’année, plus riches, plus nourries. Les élèves justifiaient plus efficacement leur point de vue en s’appuyant sur leur lecture.
En ce qui concerne l’écriture, les progrès ont été flagrants. Ils ont compris dès le début qu’ils écrivaient pour être lus et commentés par leurs camarades. Les enjeux n’étaient donc pas les mêmes que lorsqu’ils écrivaient sur une copie destinée au seul professeur. Le regard de leurs pairs compte sans doute beaucoup plus. Je crois aussi qu’en lisant les productions des autres, ils en constataient les manques, ce qui leur permettait d’améliorer leurs propres écrits. Ce dont je suis certaine, c’est que ce dispositif leur a fait prendre conscience qu’un texte peut s’écrire, se réécrire par strates successives, que l’on peut améliorer son premier jet, en prenant le temps de chercher la bonne formule, l’expression qui sonnera bien… J’ai vu les élèves réfléchir deux par deux à la manière d’améliorer leur texte, discuter, se contredire, chercher comment dire ou écrire afin de traduire le plus précisément possible leur pensée. Ils découvraient à mon sens ce que c’est qu’être l’auteur d’un texte. On s’est aperçu que certains élèves travaillaient encore sur leur texte en équipe, après 22H, chacun corrigeant, ajoutant, transformant, jusqu’à ce que le texte prenne sa forme définitive.
Enfin, la relation avec professeur change, il n’annote plus une copie en rouge, il donne des pistes d’amélioration du texte, il conseille, encourage l’élève-auteur. L’élève attend et demande d’ailleurs les commentaires, il ne les redoute pas. Souvent, il est arrivé que certains me demandent pourquoi je n’avais pas commenté leur texte. Je devais leur faire comprendre qu’après une certaine heure, je n’allais plus sur la plateforme, ce qui pouvait leur paraître frustrant. C’est donc peut-être le point sensible de ce dispositif, les élèves sont dans l’immédiateté et attendent une réponse instantanée. Il faut donc veiller à ne pas se laisser « dévorer » !
Comment s’est articulée la collaboration avec l’enseignante-chercheuse Magali Brunel ?
De mon point de vue, Magali Brunel a vraiment apporté la méthode du chercheur. Sans modérer mon enthousiasme de professeur, elle a cherché à savoir si cette pratique avait permis aux élèves de progresser davantage. Pour cela, elle m’a demandé de tester la fanfiction sur une de mes classes de troisième et de travailler normalement, comme j’avais l’habitude de le faire, avec l’autre classe. Les deux classes devaient bien évidemment étudier les mêmes œuvres. Tout au long de l’année, des évaluations de lecture et d’écriture étaient faites afin de comparer les performances et de mesurer l’efficacité du dispositif.
Quels vous semblent les intérêts d’une telle collaboration entre praticien.nes et chercheur.ses ?
J’avais du mal à entrer dans le numérique. Je sentais bien que c’était une attente des élèves, et de l’institution, puisque l’arrivée des tablettes était déjà annoncée pour 2018. Mais je ne savais pas par où commencer, et surtout je ne me sentais pas compétente. Je fais partie de cette génération qui a vécu comme une punition les cours d’informatique au collège ! J’avais bien reçu une formation où on m’avait montré comment faire une carte mentale numérique, un nuage de mots, une bande annonce de livre… C’était très beau, mais je n’étais pas convaincue que cela ferait progresser les élèves une fois la séduction passée. Travailler avec Magali Brunel m’a permis d’avoir des outils et une méthode. Laure Mayer, quant à elle, m’a vraiment aidée à me sentir moins démunie face au numérique.
Une telle collaboration permet d’avoir une sorte de formation au long cours. Quand une relation de confiance s’établit entre chercheuse et professeure, chacune nourrit la réflexion de l’autre. Cela permet de mener des expériences auxquelles on n’aurait pas forcément pensé, de sortir de sa zone de confort et de remettre en question ses pratiques. Faire partie d’un tel projet est très stimulant. Au début, ce n’est qu’une expérimentation, et au fil des mois, on s’aperçoit qu’on n’a plus envie de travailler autrement.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Présentation vidéo sur le site Lettres de l’académie de Nice