L’actuelle polémique visant l’initiative du syndicat Sud Education 93 d’organiser un stage intitulé « Au croisement des oppressions – Où en est-on de l’antiracisme à l’école ? », transforme cette importante et légitime question en champ de bataille. Sommé par des entrepreneurs de polémique (LICRA, Comité laïcité république, Printemps républicain et Grand Orient de France, notamment) de se positionner, le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, a jugé via Twitter « le projet d’une réunion syndicale triant les membres sur la base de leur origine » « inconstitutionnel & inacceptable », et il a déclaré vouloir porter plainte en « diffamation » contre le syndicat pour avoir parlé de « racisme d’Etat ». Fondée sur une manipulation de l’information, cette mise en polémique a pour objet de chercher à régenter ce qu’il faut dire et penser en France du racisme et de l’antiracisme à l’école… au mépris des savoirs sociaux comme des connaissances sociologiques du phénomène.
Une stratégie de répétition
Pour comprendre les ressorts de cette mise en polémique, il faut bien sûr accorder une attention à ce qui se dit et se joue dans le cas d’espèce, mais il faut en même temps la resituer comme épisode dans une vaste série qui se répète et s’accélère. Si l’école a quasi de tous temps été la cible et l’objet de polémiques, tant le rôle social qu’on lui prête est source d’enjeux politiques, la série spécifique de polémiques dont l’actualité fait partie prend corps au début des années 2000. Lorsque la Droite revient au pouvoir, elle utilise les ressources étatiques au profit d’une entreprise politique qui instrumentalise les « valeurs de la République » (dont la laïcité, promue pour la cause en « valeur ») avec pour cible l’islam et les musulmans. Notons aussi qu’elle crée, peu de temps après, en 2007, un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale, analysé par divers chercheurs comme relevant d’un racisme ou une xénophobie d’Etat. A l’école, l’intensité de la stratégie ciblant l’islam culmine entre 2003 et 2005, avec l’interdiction du « voile » (loi du 15 mars 2004), et avec un discours officiel du ministère sur « la menace communautariste » (discours qui redéfinit alors le racisme comme un problème supposé « d’affrontement communautaire » entre élèves, à l’aune de la seconde Intifada en Palestine).
Depuis lors, les occasions de polémiques se sont multipliées, d’abord pour pousser l’offensive visant l’islam au-delà de l’école : crèche Babyloup, voile à l’université, laïcité dans l’entreprise, loi anti-burqa, burkini, etc. Mais l’école n’a pas été délaissée pour autant. Redéfinie pour la cause comme « sanctuaire républicain » (formule employée dès 1993 par le ministre de l’Education nationale François Bayrou, pour altériser le voile), elle a vu se succéder sans arrêt des polémiques : autour d’un court-métrage sur l’homosexualité (2010), sur les ABCD de l’égalité (2012), sur un colloque du syndicat SNUipp-FSU sur l’homophobie (2013), sur le projet gouvernemental de « refondation de la politique d’intégration » (2013), sur la commémoration des attentats de 2015, sur un colloque sur l’intersectionnalité (i.e. l’articulation des divers rapports de domination) à l’ESPE de Créteil (2016), sur un colloque sur l’islamophobie à Lyon (2017)… Nul besoin d’être grand clerc pour voir que, sous ces objets circonstanciels, c’est un même objectif qui se dessine : l’incrimination des initiatives visant à modifier les normes inégalitaires et discriminatoires (racistes et sexistes) qui structurent la société française en général, et son école en particulier.
Intimidation et contrôle social
Ces polémiques fonctionnent comme des opérations de police du langage et de la pensée. A travers le contrôle sur la circulation et l’usage de certains concepts (« islamophobie », « genre », « race », « racisme d’Etat »…), ces opérations reviennent à empêcher l’action sur les normes sociales – celles, du moins, qui assurent le privilège des groupes en position dominante. Par un détournement et une disqualification des manières de nommer l’ordre social inégalitaire et hiérarchisé, il s’agit de faire accroire dans l’opinion publique : que parler d’« islamophobie » empêcherait de critiquer la religion musulmane, que nommer « la race » (soit le nom d’un rapport de domination, comme « la classe sociale ») reviendrait à être raciste, que parler de « genre » serait une incitation déguisée à « changer de sexe », etc.
Opérant tout particulièrement par la fluidité et la vélocité des réseaux sociaux, cette stratégie de contrôle social, de l’ordre du harcèlement, radicalise la conflictualité politique. De nombreux acteurs au sein de l’école l’éprouvent, dans les relations avec les publics comme au sein des équipes. Et la fréquentation des réseaux sociaux l’atteste, avec la prolifération des discours de dégradation, des insultes et des menaces. En rigidifiant les frontières de la société française et de son école, en exploitant des incertitudes pour alimenter une logique de peur, et en développant un discours complotiste sur le thème « le communautarisme menace la république », cette nouvelle stratégie de contrôle social provoque l’exacerbation des ressentiments. Elle rend acceptable une logique de guerre (« guerre culturelle », disent les entrepreneurs de ces polémiques, en agitant par ailleurs le spectre de la « guerre civile » pour rallier à leur cause ceux que la violence des polémiques effraie). Elle autorise en conséquence des paroles, actes et attitudes racistes.
Dans le champ scolaire, cette stratégie est efficace, si l’on en juge par les reculades répétées de l’institution, sur les enjeux et sur les mots de l’égalité : c’est ainsi qu’ont été effacés des sites Internet du ministère le mot « genre », ou les rapports sur la « refondation de la politique d’intégration », qu’a été déprogrammé de la formation professionnelle des enseignants le colloque sur l’intersectionnalité, qu’a été annulé le colloque de Lyon, etc. Une autre conséquence délétère est que, au lieu de soutenir les personnels scolaires dans leur délicat travail pour parler de ces questions avec leurs élèves, ces polémiques empêchent ce travail : elles précarisent celles et ceux qui malgré tout s’y consacrent, quand elle ne fait pas taire les velléités d’autres. Les polémiques jouent d’un effet d’intimidation, qui résulte de la violence par laquelle les acteurs des initiatives incriminées sont brusquement projetés au centre d’une brutale médiatisation, et traités sur le mode du procès public – faisant figure, comme en temps de guerre, de sortes de « traîtres à la patrie » .
Une ignorance de la réalité ?
Revenons au cas d’espèce qu’est la menace de plainte pour « diffamation » du ministre de l’Education nationale envers Sud Education. Elle montre un ministre qui semble ignorant de la réalité du racisme dans l’univers social qu’il est censé représenté, et qui méconnaît en outre les concepts des sciences sociales visant à qualifier le problème. En parlant ici de « ministre ignorant », il ne s’agit malheureusement pas d’évoquer cette ruse pédagogique qu’est le « maître ignorant » du livre éponyme de Jacques Rancière (portant sur l’expérience du pédagogue Joseph Jacotot). Cela évoque plutôt la (dis)position de celui qui ignore… Mais qui ignore quoi ? C’est bien là la question.
On peut penser à première vue – et c’est le réflexe de nombreux acteurs, notamment journalistes, face à cette polémique – qu’elle repose sur l’ignorance des nombreux travaux théoriques et empiriques sur le racisme en France. Ces recherches invalident la croyance courante, largement véhiculée par le discours antiraciste dominant, que le racisme est affaire d’individus ou de groupes ayant une intention néfaste à l’encontre d’autres groupes, fondée sur l’adhésion à une idéologie raciste ou sur une méconnaissance de l’Autre. Une vaste série de travaux atteste du caractère structurel du racisme dans la société française, ainsi que du caractère répétitif et banalisé de l’expérience du racisme quotidien et des discriminations. Selon les chercheurs, ce caractère structurel peut être désigné comme « racisme d’État », « racisme institutionnel », ou encore « discrimination systémique ». Ces concepts n’impliquent justement pas d’intentionnalité : ils visent à qualifier un ordre social qui produit la différenciation et la hiérarchisation des individus selon des logiques ethnoraciales, même en l’absence d’intentionnalité des individus ou de caractère spécifiquement raciste des actes qu’ils effectuent.
On peut aussi penser que la polémique, comme la réaction du ministre, montrent l’ignorance des recherches qui attestent de la prégnance des discriminations scolaires et de leur caractère, là aussi, structurellement intégré au fonctionnement de l’école. A travers de nombreuses études depuis les années 1970, les sciences sociales montrent en effet que les discriminations et inégalités de traitement ethnico-raciales, comme celles de genre et de classe, opèrent dans quasiment toutes les dimensions du système scolaire : dans l’accès à la scolarité pour certains groupes, dans les interactions avec les élèves et avec les parents, dans la notation et l’évaluation des travaux, dans l’orientation scolaire, dans l’accès aux stages, dans l’accès aux écoles privées comme aux filières universitaires sélectives, mais aussi dans le recrutement des professeurs, dans les rapports au sein des équipes ou dans la distribution du travail. Cela ne signifie pas que cela soit systématique ni intentionnel, et il est clair que les professionnels ne voient souvent pas cet ordre des choses, mais le fait est néanmoins massif : l’enquête Trajectoires et Origines de l’INED et l’INSEE, menée auprès de 22.000 personnes en France métropolitaine, montre par exemple qu’avoir des parents immigrés ou avoir soi-même migré étant enfant expose à presque autant d’expérience discriminatoire dans le domaine éducatif que dans celui de l’emploi (de l’ordre de 20%).
Que les personnes qui prennent publiquement part à cette polémique, notamment sur les réseaux sociaux, ne connaissent pas ces recherches est compréhensible. La recherche demeure bien trop souvent confinée à quelques arènes académiques. Par ailleurs, la toujours faible légitimité (si ce n’est le tabou) des recherches sur le racisme et les discriminations scolaires contribue à leur faible reconnaissance. Si, donc, l’on peut déplorer que d’aucuns se satisfassent de crier « Au loup ! » avec la meute sans avoir vu l’ombre de sa queue – pour la bonne raison qu’il n’y nul loup : il suffit de s’intéresser à la question pour trouver des travaux de recherche -, la prise de parole de n’importe qui est démocratiquement légitime. Là n’est pas le problème. Par contre, qu’il s’agisse du ministre de l’Education nationale, donc du représentant d’une institution qui prétend justifier son programme par la scientificité des savoirs qu’elle dispense… voila qui est bien plus problématique.
Politique de l’ignorance
Bizarrement, les polémiques surgissent justement lorsqu’il s’agit de diffuser ces travaux de recherche, de former les professionnels ou de confronter ces savoirs académiques au vécu des personnes qui subissent racisme et discriminations. Comme s’il s’agissait de maintenir la recherche dans son petit monde, afin d’éviter que ne se rejoignent les savoirs académiques et ceux issus de l’expérience. Comme s’il s’agissait de maintenir « assujettis » (selon le mot de Michel Foucault) les savoirs des personnes qui expérimentent chaque jour le racisme et/ou le sexisme. C’est ici que l’ignorance prend un autre sens. Ignorer, n’est pas uniquement ne pas savoir, c’est aussi, comme le savent bien toutes celles et ceux qui subissent du mépris, ne pas accorder d’attention (« il nous a ignoré »). C’est tenir pour non nécessaire le fait de connaître quelque chose ou quelqu’un, comme s’ils n’étaient simplement pas dignes d’intérêt. L’ignorance n’est ici pas un défaut de savoir, c’est un rapport de pouvoir.
Le procès judiciaire dont le ministre de l’Education menace un syndicat vise, on l’a compris, à « blanchir » l’institution – si l’on ose ce terme, par les temps qui courent. La menace vise à maintenir scandaleuse l’idée que l’école (re)produirait du racisme. Idéalisée au contraire comme « lieu privilégié de la transmission des valeurs républicaines, l’école ne cessera jamais de lutter contre le racisme et l’antisémitisme », selon l’ancien ministre de l’Education, Gilles de Robien (discours du 26 juillet 2005). Aussi, que les syndicats enseignants ou les associations parlent d’antiracisme n’est pas en soi le problème, à travers cette polémique. Au contraire, accueillies dans l’école, les associations peuvent contribuer à la grande œuvre de moralisation et de socialisation des enfants. Parler d’« ignorance politique » à propos du racisme ne veut donc pas dire que l’institution ne se soucie pas de racisme et d’antiracisme, mais que l’antiracisme dont elle se soucie n’a pas grand-chose à voir avec le racisme réellement vécu et réellement produit. Cet antiracisme-là ne remet pas en cause ni les responsabilités des institutions publiques, ni les systèmes de privilèges associés à l’ordre social raciste. Par contre, que l’on se mette à parler, entre personnes racisées (i.e. qui subissent le racisme et ses effets), de l’expérience réelle du racisme vécu dans l’institution et/ou produit par elle, et voilà le scandale.
Pourquoi s’attaquer au messager plutôt que d’affronter le problème ? La polémique et la menace de plainte semblent témoigner d’un enjeu de maintenir une digue, une frontière solide entre certaines catégories de problème (et, à travers eux, certaines catégories de population) et les institutions, en l’occurrence syndicale. La sur-attention portée à l’intermédiaire qu’est ici le syndicat, avec la menace de plainte judiciaire, va de pair avec l’ignorance politique du racisme réel à l’école. Aussi peut-on se demander si la dénonciation par l’État de l’usage de la catégorie de « racisme d’Etat » n’est pas, malicieusement, le signe manifeste de ce qui pourrait être un « racisme d’État » ? C’est-à-dire : un enjeu pour l’institution de maintenir un certain ordre social dont bénéficient objectivement certains groupes, et qui crée pour d’autres, racisés, un tort politique (et scolaire).
Quel antiracisme à l’école ?
Cet épisode, comme les autres, comporte l’enjeu politique et normatif de définir ce que doit être l’antiracisme, et ce qu’il ne peut pas être. Ce faisant, il est remarquable que l’institution scolaire (et avec elle, nombre d’associations antiracistes qui y interviennent) s’accrochent à une représentation de l’antiracisme qui méconnait radicalement la réalité du problème telle qu’il est vécu par celles et ceux qui en sont les cibles, et telle qu’il est attesté par la recherche en sciences sociales. Sous le discours de « l’universalisme » et du « vivre ensemble », l’école diffuse en effet surtout un antiracisme occupé à incriminer les attitudes individuelles des élèves, et/ou à définir le problème comme l’idéologie de la « bête immonde » menaçant de resurgir des limbes du passé. C’est pourquoi l’antiracisme scolaire, tel que la recherche en sciences sociales l’observe, est d’abord fait de rituels commémoratifs, de référence à de grandes expériences instituées et ayant eu lieu principalement avant et ailleurs (nazisme, apartheid…), de convocation de figures héroïques (Nelson Mandela, Martin Luther King, etc.) qui ont affronté le problème… dans d’autres pays que la société française.
Si, à l’inverse, on pense que l’antiracisme doit avoir pour objectif de combattre le racisme réel dans la société et l’école d’aujourd’hui, la question ne peut décemment être : pourquoi un syndicat ose-t-il organiser un tel stage, en accordant une importance centrale à la parole des premiers et premières concerné.e.s ? Logiquement, la question est bien plutôt : pourquoi tous les syndicats n’organisent-ils pas de stage équivalent, sur le racisme et les discriminations scolaires, alors que cela constitue un sacré enjeu et défi professionnel ? Pourquoi les associations de parents d’élèves ne se sont-elles pas emparées de cette situation, qui joue objectivement contre une grande partie des publics scolaires ? Et, puisqu’elle promeut officiellement des valeurs d’égalité et qu’elle a même fait accéder l’antiracisme au panthéon des « valeurs de la République », depuis les années 2000, pourquoi l’institution scolaire n’est-elle pas elle-même le fer de lance de ce combat contre la discrimination qu’elle produit, reproduit ou coproduit ? C’est cela qui, en bonne logique, devrait constituer le fond de la discussion, et l’objet de nos indignations collectives.
Fabrice Dhume, sociologue
Enseignant-chercheur à l’Université Paris Diderot/URMIS
Quelques pistes bibliographiques :
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Sur le Café pédagogique :
F Dhume : Discriminations, il faut dédramatiser ces questions
Stage antiraciste : Blanquer porte plainte
Le tabou d ela discrimination ethnique levé
L apédagogie contre l’apartheid scolaire
Félouzis : Pisa et l’apartheid scolaire