Le monde scolaire est aujourd’hui amené à faire face à l’impact des téléphones portables et des smartphones. Présents dans les cartables ou les poches d’un nombre de plus en plus grand d’élèves, mais aussi de la plupart de leurs enseignants, les échanges et les billets se multiplient sur internet et les réseaux sociaux pour inviter soit à la bienveillance, soit à l’opposition radicale. Bref les smartphones ne laissent pas indifférents. Si les lois peuvent tenter de limiter les usages, l’observation des pratiques quotidiennes et ordinaires invite à se questionner sur la manière et le cadre pour les situer dans l’espace scolaire. Nombre d’établissements ont déjà introduit des éléments soit dans le règlement intérieur, soit dans les diverses chartes de l’établissement. Cette évolution, que nous avions prévue il y a plusieurs années est en cours. Mais les propos des uns et des autres, acteurs politiques, décideurs blogueurs, marchands etc. troublent l’analyse, sans compter la nécessité de repérer le cadre juridique pertinent qui se met en œuvre (RGPD, entre autres par exemple).
Un formidable pari éducatif
Un rappel n’est pas inutile : l’origine du texte qui interdit le téléphone portable dans les écoles et les collèges (article L511-5 du code de l’éducation) est lié à la santé publique et a été adopté (en forme réduite par rapport aux souhaits de ses promoteurs) suite au Grenelle de l’environnement : « Créé par LOI n° 2010-788 du 12 juillet 2010 – art. 183 (V) », « Dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges, l’utilisation durant toute activité d’enseignement et dans les lieux prévus par le règlement intérieur, par un élève, d’un téléphone mobile est interdite. » On le sent bien les interprétations possibles de ce texte sont multiples et d’aucun n’ont pas hésité, en le lisant, à en montrer les limites. Si la question dans la santé publique a été avancée, désormais c’est un tout autre problème qui est évoqué par le ministre : celui de la « dispersion » mais aussi celui du « discernement ». Mais on parle toujours d’interdire le téléphone portable sans autre forme de procès et surtout sans entrer dans les détails. Or au moment où certains prônent le BYOD, les choses se compliquent.
Nous n’entrerons pas dans ce débat (interdire ou pas) qui, pour nous, fait partie de ces sujets inutiles, car perpétuels et récurrents (des marronniers…) qui évitent de questionner plus avant un phénomène social qui ne peut rester simplement à l’état de constat. Disons-le simplement et avec humilité : nous nous sommes tous (ou presque) soumis à ces objets et leur potentiel d’intervention dans la vie quotidienne. Autrement dit les promoteurs de ces outils ont réussi un formidable pari éducatif : amener l’ensemble de la population à mettre en œuvre les usages permis par ces machines sans qu’elle n’oppose réellement de résistance, de refus, voir même d’esprit critique.
Objets insaisissables
C’est une articulation très subtile entre usages professionnels et usages personnels qui amène chacun de nous à accepter cette nouvelle domination technique. La moindre vibration vient interrompre mon activité, le moindre signal sonore ou visuel attire mon attention. L’oubli, l’absence de l’appareil est presque inconcevable désormais. Arriver à ce niveau de présence intime, aucun objet technique n’y était parvenu jusqu’à présent. Et ce ne sont pas les jeunes qui sont d’abord concernés. Non ce sont les adultes (nous l’avons souvent rappelé ici). Mais désormais l’ampleur du phénomène est telle que de nombreuses résistances semblent tomber : surveillance, présence, gestion des données personnelles, marketing, etc. Si l’on a pu parler, à l’instar de Serge Tisseron, de doudou et objet transitionnel permettant de gérer l’absence, il nous faut aussi désormais parler aussi bien de couteau suisse personnel et aussi de « soumission » appuyée sur la multimodalité d’usages permise.
Evidemment il est tentant de s’en prendre à l’école, soit pour montrer que là au moins l’adulte contrôle l’enfant, soit pour montrer les muscles d’une éducation de l’interdiction. Mais il serait bien aussi que l’ensemble des adultes passe par une véritable phase d’analyse du phénomène et de la manière dont chacun de nous se trouve pris dans la nasse de ces objets et de nos propres contradictions. Peut-on autoriser ou interdire ces objets à l’école sans s’interroger sur le sens de ces objets dans la société et sur les conséquences de leur utilisation quotidienne ? Malheureusement la multiplicité des usages possibles de ces appareils les rend de plus en plus insaisissables : ce n’est plus le « téléphone portable », c’est cet objet numérique multidimensionnel qui pose problème. Or définir, dans le monde scolaire telle ou telle limite c’est s’exposer soit à l’impossible mise en œuvre, soit à une cautérisation provisoire de tel ou tel comportement que nous, adultes, jugeons inacceptable pour nos enfants…. Et pas forcément pour nous…
Fournir un cadre responsable
Mais à peine est-ce énoncé que c’est dépassé… Pour le dire autrement nous n’avons pas fini de voir évoluer les usages multiples de ces machines et leur effet sur notre quotidien. L’origine de cette évolution n’est pas forcément les appareils eux-mêmes, mais plutôt les logiciels et les liens avec l’environnement (objets connectés et autres fonctions et communications). La réflexion sur l’introduction des smartphones dans le monde scolaire ne peut donc se limiter au seul téléphone portable sans aller voir de plus près ce qui en est fait dans les autres fonctions que téléphoniques. L’étendue du potentiel logiciel de ces machines doit donc inviter à engager une réflexion plus globale qui devrait nous inciter à produire une sorte de « charte des usages éthiques et responsables » de ces objets connectés si particuliers. Même si le périmètre des usages est évolutif et provisoire, on ne peut laisser actuellement un tel développement sans en parler. Surtout si en parler c’est diaboliser la machine ou la réduire à un de ses usages en ignorant les autres.
Rappelons ici les fonctions principales de ces machines : accéder à de l’information, communiquer de manière interpersonnelle (et en réseau), produire des documents multimédias et permettre leur diffusion, mais aussi participer activement à des activités collaboratives à distance, stocker et traiter des informations, mais aussi donner des repères en captant des informations externes (GPS, santé etc.). Si l’on considère maintenant l’étendue de l’offre en applications, on trouve une variété de possibilités dont la plupart s’inscrivent dans ces capacités génériques (pas forcément exhaustive). A observer cela on imagine aisément que faire un document qui permet de fournir un cadre à des « usages éthiques et responsables » est probablement indispensable, mais aussi provisoire et surtout incomplet. Toutefois au vu des comportements humains, on ne peut faire l’économie d’un travail qui devient urgent, tant le smartphone s’impose dans le monde scolaire, comme il le fait dans la vie privée et le monde professionnel.
Bruno Devauchelle