Chaque enseignant peut observer la fascination ou tout au moins l’attirance de nombreux élèves pour les objets techniques et en particulier numériques. De même l’accès à des contenus écrits semble rebuter nombre d’entre eux. Dans le même temps la société offre de plus en plus d’intermédiations numériques au quotidien. En s’emparant des moyens techniques numériques, la plupart des élèves entrent dans ce monde de l’intermédiation numérique, en particulier pour un ensemble de tâches (scolaires ou non) et d’activités (relationnelles en particulier). Même si les commandes vocales de même que les logiciels de vidéo en direct (mais où est passé Périscope alors que Facebook live prend de plus en plus de place ?) se développent, la majeure partie des interactions humaines numériques se font au travers de l’écrit plus ou moins court auxquelles il faut ajouter les usages traditionnels de la téléphonie, bien que concurrencée par ces nouvelles formes d’échanges proposées par les réseaux sociaux dont aujourd’hui les photos et les vidéos.
Le numérique appuie les relations humaines…
Ce qui mérite d’être exploré c’est la transformation des comportements humains face à la généralisation des équipements et des usages des moyens numériques de communication. L’analyse de cette transformation suppose d’aller explorer différents « lieux » d’usage car une généralisation trop hâtive risque de lisser les aspérités comportementales que chacun peut observer au quotidien. L’espace scolaire, par ce qu’il est d’une certaine manière homogène, est un espace intéressant d’analyse. L’actualité du questionnement de la place des smartphones dans les établissements scolaires renforce l’importance des échanges sur ce sujet.
Une des caractéristiques principales de cette transformation est l’appui de plus en plus important apporté par les technologies de l’information et de la communication à la relation humaine. La séparation physique n’est plus un obstacle. Que ce soit par les moyens de transport physique ou par les moyens numériques, réduire la distance qui sépare les humains est une constante, jusqu’à tenter même de la rendre imperceptible avec la réalité dite virtuelle et l’immédiateté. De même cette évolution concerne aussi bien l’information (communication asynchrone). Les jeunes, comme les adultes, ont intégré cette nouvelle donne et modifient leurs comportements en conséquence. Quelques-uns des traits de cette transformation comportementale peuvent se voir dans le rapport au temps et à l’immédiateté. Chacun de nous peut constater que le raccourcissement du temps d’accès à l’autre (par les moyens technologiques) transforme aussi bien les relations amicales, que hiérarchiques, il modifie les processus dans l’organisation en allant parfois jusqu’à mettre en question ce qui est institué.
En les transformant…
Dans la salle de classe, de cours ou dans l’amphithéâtre de l’université, les moyens numériques transforment les rapports d’autorités qui s’étaient établis depuis de nombreuses années. Ces rapports se basaient sur la rareté de l’information, la compétence a priori du « transmetteur », sur la soumission a priori des élèves et des étudiants au cadre réglementaire qui leur est imposé, en particulier par les modalités d’évaluation. Le livre et l’écrit papier manuscrit ont instauré un régime de la parole et des échanges spécifique au sein de la classe, le support induisant l’usage (affordance). C’est un des éléments de la forme scolaire que les promoteurs des pédagogies actives au début du XXè siècle vont contester. Non pas qu’ils le refusent mais ils y voient une limite importante pour une éducation globale. Célestin Freinet et ses propositions autour de l’écrit « vivant », on le produit, on l’échange, a été précurseur de ce qui aujourd’hui est à portée de la main de chaque enseignant avec les moyens numériques. Mais c’est aussi dans la main et dans la poche des élèves. C’est là que se situe la difficulté, le problème.
En ayant dans la poche le potentiel communicationnel, l’élève risque d’échapper au « contrôle » de son enseignant. Plusieurs témoignages montrent que ce potentiel détournement d’attention est assez souvent à l’œuvre et depuis plusieurs années. La communication interpersonnelle directe est concurrencée par la communication interpersonnelle indirecte instrumentée. Il n’y a pas opposition frontale, ni même de lutte de l’un contre l’autre, contrairement à ce que certains veulent faire croire par d’étonnants raccourcis d’analyse ou plutôt d’impressions au nom d’une autorité mythique perdue. Il y a une nouvelle continuité communicationnelle qui interroge cependant d’autres points de la relation humaine. Le ici est-il plus ou moins important que le là-bas ? Quelle hiérarchisation faisons-nous de la relation présente par rapport à la relation distante ?
Faire de l’humain
Avec ou sans instrument, la pratique humaine est d’abord une pratique humaine. Oublier cette dimension est faire la même erreur que de croire que la technologie peut révolutionner la pédagogie. Pourquoi ? Parce que la question de l’instrumentation de l’humain n’est pas nouvelle. Certes dans plusieurs cas la mise à disposition de moyens techniques nouveaux conduit au drame, à la barbarie, à la mort. Michel Serres ne nous dit rien d’autre dans ses derniers ouvrages. Mais il nous dit aussi qu’il est essentiel que nous sachions éviter cela, et son optimisme l’amène à faire confiance à la jeunesse. Or le rapprochement entre les humains est davantage porteur de paix que les séparations.
Mais nous sommes dans une phase de bascule et l’on ne sait pas vers quoi les humains vont se diriger. Une bascule liée à ces moyens d’information et de communication qui font que l’autre est désormais très proche, qu’il nous influence, qu’il nous transforme. Mais aussi nous pouvons aussi l’influencer, le transformer. Et bien sûr cela peut être conflictuel, mais de manière simple et ordinaire et non pas de manière violente. Nous ne sommes pas que de simples réceptacles, mais bien des « machines à penser ». Alors plutôt que d’opposer humain et technologie, apprenons à penser l’humain et à penser la technologie au sein d’un monde humain. Les visions déshumanisantes d’une technique et d’une science triomphante indépendamment de l’humain, si elles devaient se traduire en forme de vie, cela sonnerait le glas de ce qui a fait la grandeur de l’humain, le savoir « faire société », le « faire de l’humain ».
Bruno Devauchelle