Doit-on réhabiliter le tact à l’Ecole ? Si la pratique est bien vivante, le mot est tout neuf dans l’Education nationale. Dans un nouvel ouvrage (Eduquer avec tact, ESF Sciences Humaines), Eirick Prairat défend avec efficacité la vertu du tact en éducation. Le mot semble vieillot, un peu hypocrite. Mais ce « toucher du langage », pour Eirick Prairat, est bien un art pédagogique et une vertu éthique. Un art pédagogique car le tact nécessite un à-propos qui renvoie à l’expérience du maitre. Une vertu éthique car la finalité du tact se justifie dans une éthique éducative. Au final, cette apologie du tact en éducation rappellera de bons moments de classe aux enseignants tout comme il fera réfléchir à leur formation et au sens profond du métier. Car comment apprendre le tact ?
Le tact, cet art oublié
C’est quoi le tact en éducation ? Il faut remonter à Herbart, un pédagogue allemand du début du 19ème siècle pour trouver une définition. Pour lui c’est une compétence pédagogique. « Le tact pédagogique consiste surtout à discerner quand il faut abandonner un élève à une allure lente et quand il convient au contraire d’aller plus vite ». E Prairat explique que « le tact herbartien atteste d’une aptitude à saisir et à apprécier avec promptitude les caractéristiques d’une situation ».
Dit comme cela, on se rend compte que le tact n’est pas un inconnu des enseignants. Chaque professeur a rencontré ces moments que l’on dira miraculeux ou très professionnel, où son intuition ou son expérience lui ont dicté la bonne posture, la juste remarque qui ont permis de dénouer une situation de tension ou de renouer les fils avec un élève.
Le tact vertu pédagogique
Il n’en reste pas moins que cette pratique du tact résulte de l’expérience personnelle , ou de la chance comme on voudra. Ce tact est encore livré aux aléas d’une vie d’enseignant. Il n’est ni institué ni appris aux nouveaux enseignants. Du moins pour la plupart des professionnels de l’éducation. Car peut-être le tact s’est il davantage frayé un chemin chez deux catégories précises : les CPE, qui ont besoin très vite d’y recourir pour régler les conflits et les cas particuliers de dérapages, et les professeurs d’EPS qui doivent dans l’exercice de leur métier le pratiquer au quotidien, par exemple quand il s’agit de toucher, ou pas, les élèves.
Dans son ouvrage, Eirick Prairat montre que le tact est une vertu pédagogique car le tact a une réelle efficacité. C’est lui qui facilite grandement le fonctionnement de la classe au quotidien. Le tact c’est savoir fermer les yeux quand il faut ou pas. C’est savoir aider et être exigeant tout en respectant les points faibles de l’élève. C’est être un adulte exigeant mais protecteur et facilitateur, un véritable appui pour l’élève et non une menace ou une absence. Il y a du tutorat dans ce tact.
Le tact s’apprend par l’exemple
On comprend mieux que le tact soit aussi valeur éthique. Parce que le tact est d’abord une présence fidèle au coté de l’élève. » L’exemplarité n’est pas à chercher du côté de la perfection, d’une impossible perfection, mais du côté d’une fidélité silencieuse à quelques grands principes », écrit E Prairat. Il en appelle à Freinet et à ce qu’il dit sur les punitions. Ou encore à la bienveillance et à l’estime de soi. » Pour pouvoir, pour pouvoir faire, il faut croire que l’on peut faire, il faut croire en soi. Mais on ne croit en soi que parce que quelqu’un croit déjà en nous. C’est là que le maître entre en scène. « Me voici. » ».
Pour bien faire passer ce message, l’ouvrage propose une dizaine d’exemples précis , tirés du quotidien de la classe, où l’enseignant est face à un dilemme. Ce qui conduit d’ailleurs E Prairat à appeler à la vertu de l’exemple dans la formation des enseignants.
Un exemple ? » Sophia, élève de cinquième année (11 ans), a de piètres résultats scolaires. Elle a une faible estime d’elle-même et se décourage facilement. En classe, elle ne dérange personne et semble ne pas avoir de problème de comportement. Lors de la réunion parents/professeurs, Marc, l’enseignant, mentionne à la mère de Sophia les problèmes que celle-ci rencontre pour suivre le rythme de la classe. La mère semonce alors sa fille et lui dit haut et fort qu’elle est nulle et sans talent. Marc tente de relativiser les difficultés de Sophia, mais sa mère ne fait qu’assombrir le tableau, souvent en termes agressifs et humiliants. Elle fait des liens entre le caractère de sa fille et celui de son ancien conjoint : « un paumé qui ne fera jamais rien de sa vie ». Malgré tous les efforts de Marc pour calmer la mère de Sophia, cette dernière ne se laisse pas convaincre que sa fille est tout à fait normale et qu’elle a simplement besoin d’être soutenue et motivée. De toute évidence, Sophia souffre. Marc se demande quelle position il doit adopter. Il en discute avec Sophia à son retour à l’école, le lendemain, et lui propose de rencontrer le psychologue scolaire. Sophia refuse. Perturbé par le comportement de la mère et soucieux de venir en aide à Sophia, Marc insiste pour qu’elle puisse rencontrer le psychologue. Sophia refuse à nouveau et se met à pleurer. Elle demande à Marc de ne parler à personne de sa situation et de le lui promettre. Que doit faire Marc ? Comment doit-il le faire ? »
Vous ne trouverez pas la réponse dans l’ouvrage. Il faudra aller al chercher dans l’exemple de la pratique d’un collègue ou bien au fond de vous, là où vous avez rangé cette vertu oubliée, le tact.
François Jarraud
Eirick Prairat, Éduquer avec tact. Vertu et compétence de l’enseignant. ESF Sciences humaines, 2017, ISBN 978-2-7101-3385-8 , 12€
Eirick Prairat : Le tact un savoir s’y prendre pédagogique
Sens de l’à propos, de la juste décision, du bon réflexe immédiat dans la gestion de la classe. Eirick Prairat revient sur sa définition du tact et sur son utilité pédagogique. Et si onparlait aussi du tact de l’institution ?
Vous réhabilitez le mot « tact ». C’est vraiment un mot absent du vocabulaire de l’Education nationale ?
Quand j’écrivais « La morale du professeur » , en 2013, j’avais été frappé de voir que le tact est omniprésent dans les métiers du soin et la médecine et totalement absent des métiers de l’éducation. Il fat remonter à Friedrich Herbart, un pédagogue du début du 19ème siècle pour trouver l’idée que le tact est un élément essentiel de la pédagogie , ou à Canguilhem. En dehors de ces deux auteurs il est totalement absent du discours pédagogique. Le tact en tant que qualité relationnelle, en tant que manière de se conduire (agir avec tact), est une histoire relativement récente.
Comment expliquez vous cela ?
On soupçonne toujours le tact d’une forme d’hypocrisie ou d’être désuet. Or c’est faux. Dans l’hypocrisie il y a de la dissimulation qui est absente du tact. Le tact n’empêche pas non plus la distance entre maitre et élèves. C’est au contraire faire vivre la bonne distance. Le tact est une vertu éthique du professeur.
Le tact ne serait-ce pas simplement cette formule appropriée que l’enseignant trouve, dans les jours où il est inspiré, avec tel ou tel élève et qui permet de recadrer tout en établissant une complicité ?
Il y a bien un caractère spontané dans le tact, un sens de l’à propos. C’est une différence avec la civilité. Le tact est là quand la règle de civilité ne l’est plus. Il s’invente. C’est aussi un sens de l’à propos dans la façon de s’adresser aux élèves. C’est une forme appropriée dans le rapport à autrui.
Enseigner c’est bien sur planifier un enseignement. Mais c’est aussi une qualité de l’improvisation , de la juste décision rapide et immédiate. Le tact est à cet endroit, à la fois vertu morale et compétence pédagogique. Je l’articule à deux autres vertus, la justice et la bienveillance.
Vous dites que le tact est une vertu pédagogique. Pourquoi ?
J’essaie de montrer qu’il a une double composante d’empathie, de perception du sens de la situation et de ce que ressentent les autres et de capacité à juger et agir rapidement.
Savoir enseigner c’est avoir des connaissances et des savoir faire. Mais savoir comment les mettre en oeuvre, c’est le tact. C’est lui qui permet par exemple de mettre en oeuvre les règles de discipline avec fermeté et souplesse, en sachant voir et ne pas voir, sanctionner ou pas. C’est un savoir s’y prendre pédagogique.
Il faut bien comprendre que l’enseignement est un art de marier planification méthodique et décision rapide, mise en ordre raisonnée et juste improvisation. Un professeur doit maîtriser nous l’avons vu un champ de savoir, il doit aussi maîtriser un ensemble de savoir-faire que l’on appelle encore routines, savoir-faire ou habiletés, comme par exemple conduire une interrogation orale, savoir réaliser une séquence, élaborer une évaluation, savoir animer un débat ou encore conduire un échange didactique.
C’est par l’entremise du tact qu’un savoir-faire devient un « savoir-comment-faire », qu’une routine devient un geste pédagogique. D’où les trois vertus de l’éducateur : justice, bienveillance et tact.
Alors ça ne s’apprend pas ?
Ca ne s’apprend pas de façon méthodique. C’est en fréquentant des gens qui ont du tact qu’on l’acquière. Il se découvre dans l’expérience. On acquiert du tact en fréquentant des personnes qui ont du tact. Peut-on apprendre la vertu ?
C’est pour cela que, pour moi, dans la formation des enseignants il faut des exemples dont on puisse parler et qui soient pluriels.
Vous dites aussi que le tact est une vertu éthique. Pourquoi ?
Le tact est une vertu discrète, presque invisible, c’est une vertu de peu (elle n’en est pas moins essentielle) qui se révèle et excelle dans le jeu des échanges et des interactions. C’est une vertu relationnelle. C’est une vertu essentielle pour une vie sociale apaisée.
Le tact montre le souci du lien. C’ets une technique de la présence, une manière d’être là sans s’imposer. Une manière respectueuse dans les rapports avec autrui et attentive à la fragilité de l’autre. C’est une habileté avec des finalités éthiques.
On peut faire tous les grands plans pédagogiques que l’on veut. Si on ne fait pas vivre la relation pédagogique, c’est perdu d’avance.
Je crois qu’il est à la fois sens de l’adresse et sens de l’à-propos. Sens de l’adresse car quand je parle à Paul je ne parle pas à Suzanne et quand je parle à Suzanne je ne parle pas à Mohammed. Et sens de l’à-propos : sens de ce qui doit être dit et de la manière dont cela doit être dit mais aussi de ce qui doit être tu ou de ce qui sera dit plus tard. Il y a dans le tact un souci du « comment », de la manière dont on fait les choses.
Le tact est bel et bien vertu car il s’y manifeste une sensibilité à autrui où s’esquissent les premiers mots, peut-être d’abord les premiers silences, d’une éthique de la parole.
Le tact serait-il nécessaire aussi dans la relation entre les adultes de l’Education nationale ?
Ca ne fait jamais de mal ! La manière de traiter les professeurs dans l’Education nationale nécessite aussi du tact.
Propos recueillis par François Jarraud
Eirick Prairat, Éduquer avec tact. Vertu et compétence de l’enseignant. ESF Sciences humaines, 2017, ISBN 978-2-7101-3385-8 , 12€