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A quelles aspirations correspond la pratique d’un sport de haut niveau, entreprise dès le plus jeune âge ? A fortiori chez des adolescentes, adeptes forcenées du patinage artistique ? Pour leur premier long métrage de fiction, Lila Pinell et Chloé Mahieu poursuivre l’exploration passionnée, -fruit d’un riche compagnonnage-, d’un univers déjà abordé en 2012 dans « Bouclé piqué », documentaire consacré à une équipe de jeunes patineuses artistiques à Colmar. En mêlant l’observation approfondie du quotidien de la danse et de la vie, l’attention aiguisée à ses modèles (non professionnels pour l’essentiel) et la suggestion poétique d’instants chorégraphiques et d’échappées oniriques, la démarche esthétique tisse peu à peu sous nos yeux une fiction, profonde et juste, sur les tourments de l’adolescence. Et « Kiss and Cry », au-delà de l’histoire palpitante d’une jeune ‘étoile montante’ du patin à glace, interroge quelques fondements de l’éducation : quelle ambition d’excellence justifie le dressage des corps, le conditionnement des esprits ? Comment concilier une pédagogie de la contrainte et de la discipline avec l’accomplissement et la liberté auxquelles aspirent des jeunes en devenir ?

La rançon de la gloire

Les premières scènes nous plongent d’emblée au cœur du sujet : du podium des récompenses au terme d’une compétition de patinage artistique à la piste de glace où des jeunes filles moulées dans leurs collants s’entraînent sous la houlette de Xavier (Xavier Dias, parfait méchant), un coach impérial dictant d’une voix cinglante ses ordres sans appel, agrémentés de remarques cinglantes. Nul doute, entre les figures imposées et le régime alimentaire supposé (les grosses n’ont pas droit de cité), les apprenties patineuses en ‘bavent’ en soumettant leur corps à rude épreuve. Après un an passé à Paris pour cause de mésentente avec le coach, Sarah (Sarah Bramms), 15 ans, reprend l’entraînement au club de filles de Colmar où elle retrouve copines et rivales. Face à sa mère (Dinar Droukarova ; excellente), en apologue du sacrifice, Sarah reste aux prises avec les contraintes inhérentes à ce choix qui enchaîne toute sa famille, sans démêler vraiment ce qui relève de son propre désir.

En dehors de l’apprentissage rigide des gestes du patin et autres pas de danse, l’élève surdouée a d’autres chats à fouetter. Son corps, corseté pour le sport, s’échappe, traversé par les émois de son âge, mélange d’émotions fortes et de désirs inassouvis : partis de rigolade et chahuts entre filles, échanges de selfies à connotation sexuelle, étreintes furtives avec les garçons, virées clandestines entre copines…Toutes les occasions sont bonnes pour rompre la discipline de fer que l’engagement dans une compétition de haut niveau inflige. A force d’accompagner Sarah au fil des tours et détours de ses pulsions, entre l’envie de jouir de l’instant présent et la promesse hypothétique d’une ambition qui la dépasse, nous saisissons l’ébranlement intime d’une individualité en construction. Nous percevons l’écart violent entre l’image de la fille rêveuse et nonchalante dans la vie de tous les jours et la représentation de la jeune patineuse volontaire et déterminée, façonnée par la pratique acharnée de sa discipline sportive.

Métamorphoses de l’adolescence, hybridation du style

Résultat d’un énorme travail d’imprégnation et d’échange avec une partie de l’équipe de patineuses, déjà filmées en 2012 sous forme documentaire, la réalisation mise sur la richesse des interprètes choisies (des amatrices à l’exception de la comédienne Dinar Droukarova). Elle joue aussi avec les surprises d’improvisations partielles et autres hasards du tournage. Le montage, très élaboré, donne une autre dimension au script originel bousculé par les (heureux) accidents produits devant la caméra par des comédiens ‘rejouant’ des moments de leur existence. Lila Pinell et Chloé Mahieu ne s’en tiennent pas cependant au pouvoir du cinéma réaliste, à ces effets (saisissants) de vérité. Par un agencement audacieux, elle mélange subtilement scènes réalistes et séquences oniriques, avec une fluidité telle que nous ne percevons pas immédiatement le passage des unes aux autres. Sur la patinoire, dans un halo de lumière aux teintes brumeuses, assorties d’une rupture musicale, la silhouette d’un danseur, la tête couronnée des bois d’un cerf, s’élance sur la glace et dessine dans l’espace des arabesques virtuoses. Vision fugitive du rêve de gloire d’un entraîneur cruel et tyrannique, hors-champ la plupart du temps, dont la voix off impose sa loi aux jeunes patineuses soumises aux répétitions.

A un autre moment, nous aurons accès encore à un rêve, violent, rouge sang, celui de Sarah dans son ambivalence. Les réalisatrices, à travers le prisme du patinage artistique, parviennent à ‘donner corps aux fantasmes des personnages’, comme elles le revendiquent. A travers cette oscillation maîtrisée entre chorégraphies oniriques, impressions du vécu adolescent et numéros dansés de patineuses en pourpoint chamarré, émerge progressivement le portrait troublant de leur héroïne, patineuse rebelle, figure libre, prête à prendre la tangente. Non loin de Sandrine Bonnaire la débutante prodigieuse, géniale interprète de la frondeuse Suzanne dans « A nos amours » de Maurice Pialat [1983], Sarah Bramms, ex-patineuse de l’équipe de Colmar, devient, en temps réel, comédienne à l’écran, actrice de son existence. « Kiss and Cry » figure en effet avec grâce les multiples métamorphoses secrètes d’une adolescente sur le chemin de son émancipation.

Samra Bonvoisin

« Kiss and Cry », film de Lila Pinell et Chloé Mahieu-sortie le 20 septembre 2017

Sélection ACID, festival de Cannes 2017