Depuis les débuts de la cinquième République, seuls trois hauts fonctionnaires (qui n’étaient pas par ailleurs élus ou dirigeants politiques) ont été nommés ministres de l’Education nationale : René Haby, Luc Ferry et Jean-Michel Blanquer. Dans son interview au « Point » de la semaine dernière, le président de la République affirme qu’ « il faut en finir avec ce dilemme entre les politiques et les fonctionnaires. Cette République a parfaitement fonctionné à une époque où les fonctionnaires devenaient ministres […]. Jean-Michel Blanquer est un formidable ministre de l’Education nationale, fonctionnaire à l’origine » . Les deux premiers cités ont été nommés »par surprise » . Ce n’est pas du tout le cas de Jean-Michel Blanquer qui a fait au contraire un forcing manifeste.
René Haby était recteur de l’académie de Clermont-Ferrand, laquelle avait dans son périmètre la petite mairie de Chamalières dont Valéry Giscard d’Estaing était le maire (en même temps que ministre des Finances). « Le lendemain suivant son élection à la présidence de la République, sa secrétaire me téléphone pour me demander de passer le lendemain rue de Rivoli […]. A ma grande surprise , je suis reçu par Valéry Giscard d’Estaing lui-même qui m’annonce tout de go qu’il souhaite que je fasse partie du gouvernement ! […]. L’énormité de la chose pèse trop sur mon esprit pour que je puisse me poser la question »Pourquoi ? » » (René Haby, « Combat pour les jeunes Français », Julliard, 1981, p.13).
De 1962 à 1965, René Haby a été « directeur de la pédagogie » au MEN. En 1963, il a été nommé inspecteur général. Depuis le 15 octobre 1972, il est recteur de l’Académie de Clermont-Ferrand. C’est un haut-fonctionnaire qui connaît bien les arcanes du ministère de l’Education nationale. VGE l’a choisi pour cela, pour sa proximité, pour »mettre en musique » la politique scolaire que le nouveau président de la République compte déterminer lui-même.
René Haby pense initialement qu’il est vraiment un ministre de l’Education nationale de plein exercice ; et il prépare les esquisses de réformes à venir. Mais il est sèchement renvoyé dans les cordes lors de la première conférence de presse à l’Elysée du 25 juillet 1974: « Le ministre de l’Education René Haby avait préparé pour le gouvernement une communication qui portait sur ce que nous ferions au cours des toutes prochaines années. Je lui ai demandé de modifier sa communication parce que je crois qu’il est très important de définir la politique de l’éducation jusqu’à la fin du siècle […]. La question de la réforme de l’éducation est, pour moi, fondamentale […]. Le premier objectif, c’est l’élévation du niveau de connaissance et de culture des Français ».
VGE a une conception très présidentialiste du pouvoir, et il veut s’occuper directement d’un sujet qui lui paraît majeur et dont le nœud est ce qu’on appellera plus tard « le collège unique ». Le ministre René Haby est là pour l’aider par sa connaissance des arcanes de l’Education nationale, et pour encaisser le maximum de coups . Et Dieu sait s’il y en aura, en particulier sur cette question.
Et c’est aussi pourquoi VGE se montre agacé quand on donne le nom du ministre »Haby » à cette réforme. Sur Antenne 2, le 8 juin 1977, VGE souhaite publiquement que l’on appelle la réforme en cours : « la réforme du collège unique, au lieu de lui donner le nom de tel ou tel ministre de l’Education ». En mars 1978, René Haby doit laisser la place à Christian Beullac qui a été à la tête de la Régie Renault durant plus de vingt ans. Mais la réalité historique et VGE ne l’ont pas emporté : on parle toujours de « réforme Haby » ! Haby, un »formidable » ministre.
La nomination de Luc Ferry en mai 2002 à la tête du ministère de l’Education nationale a beaucoup surpris aussi. Le président de la République Jacques Chirac aurait voulu un politique de poids à ce poste. Mais Philippe Douste-Blazy, Michel Barnier et Jacques Barrot ont décliné cette offre. Finalement, il a pris Luc Ferry dont le nom lui a été soufflé par le nouveau premier ministre Jean-Pierre Raffarin disent les uns, par le secrétaire général de l’Elysée Dominique de Villepin disent les autres. Si l’on en croit un certain récit de Luc Ferry, cela a été un étonnement pour lui aussi. Dans un »dîner », quelques semaines avant les élections présidentielles, on joue aux »pronostics » : « J’ai dit que je voyais Raffarin à Matignon, en ajoutant pour plaisanter : »Et moi à l’Education » . En faisant le tour de Paris, cette blague a du se transformer en rumeur sérieuse ».
Luc Ferry n’est pas alors tout a fait étranger au fonctionnement du ministère de l’Education nationale. Mais plutôt à la périphérie, même s’il y est resté longtemps. Ce professeur d’université en philosophie et sciences politiques a en effet été nommé président du Conseil national des programmes par François Bayrou en janvier 1994. Et il a été reconduit à ce poste par Claude Allègre puis par Jack Lang.
Il va apparaître très vite plutôt hors du coup pour assumer vraiment les responsabilités de ce ministère difficile et exposé. Dès le sixième mois de son ministère, Luc Ferry est placé de fait sous assistance politique, en particulier pour des raisons budgétaires. Un an après, le 23 mai 2003, il est clairement dépossédé de la gestion de deux grands dossiers sensibles après un exceptionnel conseil interministériel sur l’éducation. Des groupes de travail sont constitués. Le premier, animé par le ministre de l’Education nationale et le ministre de l’Intérieur (Nicolas Sarkozy), mènera les négociations sur la décentralisation. Le deuxième, dirigé par le ministre de la Fonction publique (Jean-Paul Delevoye) et Luc Ferry, s’occupera des retraites. Si l’on en croit certains interlocuteurs de Jacques Chirac, le Président de la République a porté des jugements très sévères sur le ministre de l’Education nationale Luc Ferry. « Ce type est irréparable . C’est un danger public. Il a le sens politique d’une huître » (janvier 2003). « C’est le pire ministre que la France ait connu depuis deux cent ans. En plus, il nous a foutu le bordel dans le secteur de l’éducation pour trente ans » (juin 2004). Luc Ferry n’a pas fait partie du troisième gouvernement Raffarin et a dû quitter le ministère fin mars 2004. Des années après, il est l’un de ceux qui obtiennent les jugements les plus favorables pour leur passage au ministère de l’Education nationale dans les sondages. Luc Ferry l’a emporté dans la »mémoire » des Français ! Luc Ferry, un »formidable » ministre .
Cela se sait, même s’il s’en défend plus ou moins et s’il est parfois difficile de démêler le vrai du faux en la matière, Jean-Michel Blanquer a mené une longue et intense campagne en vue d’être nommé ministre de l’Education nationale . Et sa nomination n’a pas été vraiment une surprise, en particulier pour lui. La synthèse la plus complète est certainement l’article de Christelle Bertrand dans « Le Parisien » du 29 juin dernier. « Aucun candidat de la droite et du centre n’a été négligé. Alain Juppé, Nicolas Sarkozy, François Fillon, Emmanuel Macron et même Bruno Le Maire… Il les a tous rencontrés. A chacun, il a proposé ses services et tous les ont acceptés. [Mais ils perdent la primaire de droite ou se retrouvent en mauvaise posture à l’élection présidentielle]. Jean-Michel Blanquer envoie alors son nouvel ouvrage «L’Ecole de demain – Propositions pour une Education nationale rénovée» (paru en 2016) à Emmanuel Macron, accompagné de quelques notes. Le candidat d’En Marche ! a été sensibilisé à ce sujet par son épouse Brigitte. C’est elle qui lit le livre et en tire des fiches pour son mari. Lorsque Jean-Michel Blanquer rencontre enfin Emmanuel Macron, juste avant Noël, il comprend que son interlocuteur est prêt à s’appuyer sur des personnes issues de la société civile, même à un poste si stratégique. Il envoie les signaux nécessaires. Le candidat ne promet rien mais ne ferme pas la porte […] Finalement, Jean-Michel Blanquer décroche son graal. Mais quel graal ? »
Jean-Michel Blanquer est entré au ministère de l’Education nationale en tant que directeur adjoint du cabinet de Gilles de Robien entre octobre 2006 et mars 2007 . Il y est revenu comme directeur général de l’enseignement scolaire (DGESCO) de décembre 2009 à novembre 2012 dans le ministère de Luc Chatel. Il a été dans l’ombre des ministres, et au moins » ministre-bis » dans les faits sous Luc Chatel. Il veut être ministre en plein soleil, avec son nom : « Blanquer » et si possible sa bonne prononciation »blanquère »). Il fait tout ce qu’il peut pour cela depuis sa nomination. Jamais un ministre de l’Education nationale n’a multiplié en si peu de temps les »annonces » et les interviews.
« Jean-Michel Blanquer est un formidable ministre de l’Education nationale » a dit Emmanuel Macron. « Formidable : capable d’inspirer la plus grande crainte. Du latin »formidabilis », venu lui-même de formidare, redouter ; et de formido, crainte ». Qui doit le craindre le plus ? Peut-être le Président de la République ?
Claude Lelièvre