Et si le numérique nous amenait à réinterroger ce que signifie « faire du français » à l’Ecole ? Par exemple en nous invitant à mettre l’écriture au centre des activités de la classe ? Ou encore à considérer qu’il s’agit désormais d’en acquérir de nouvelles modalités, par exemple d’apprendre à écrire avec des images ou des hyperliens ? Et même à faire de ce travail une approche revivifiée de la littérature ? Ces questions essentielles, Pierre-Antoine Brossaud, professeur de français à Nantes, nous les pose : en particulier à travers un travail, particulièrement formateur, d’« autoportraits numériques » réalisés en seconde pro. Il nous présente ici bien d’autres propositions d’écriture, fécondes et transférables. Et formule un espoir : « la mise en place systématique d’espaces réguliers dédiés à l’écriture créative tant au niveau de la formation initiale que continue des professeurs de Lettres. »
En début d’année, vous avez invité vos élèves de seconde à réaliser un « autoportrait numérique » : quel vous semble l’intérêt d’amener les élèves à parler ainsi d’eux-mêmes dans un cadre scolaire qui a plutôt tendance à leur demander de laisser leur « je » à la maison ?
Les enjeux sont de taille et dépassent de loin le simple cadre du cours de français. S’écrire, se lire, se dire, s’inventer, partir à la recherche des différentes facettes qui constituent la personnalité de chacun, c’est, dès le début de l’année, accueillir les différences, faire barrage à la tentation de l’uniforme. Cette proposition inaugurale autour de l’écriture du « je » est aussi l’occasion d’installer d’entrée du « jeu » dont on ne dira jamais assez le formidable élan qu’il insuffle. L’espace numérique encourage à cela. Il est, il peut être, un immense terrain de jeux.
Par exemple, pour l’exercice nommé Ce que Google a fait de moi, je propose aux élèves de taper leur nom et leur prénom dans Google Images. On regarde ce qui tombe. C’est toujours un étonnement. On choisit entre 5 et 10 images (on délaisse celles où l’on voit des personnes car sinon c’est l’album-photos de famille assuré !) on les organise dans l’ordre que l’on souhaite et on suit ce fil pour s’inventer un parcours de vie. Un avatar.
Une proposition qui, pour autant qu’elle s’accompagne d’un questionnement autour de la construction du personnage de fiction, peut tout à fait introduire l’étude de l’un des thèmes du programme de Seconde Pro : « Parcours d’un personnage ».
Cet autoportrait numérique les conduit à établir des liens hypertextes vers des images en ligne : comment les amenez-vous à dépasser la tentation de l’image purement illustrative ?
Plusieurs séances ont été nécessaires avant de réaliser à quel point l’exercice qui demandait aux élèves d’insérer des liens hypertextes dans leur autoportrait resterait aussi vain qu’un copié-collé s’il ne s’accompagnait pas de contraintes très serrées le ramenant à l’écriture. À force d’être confronté à des situations caricaturales, on s’empare de la question avec la classe.
Un élève, d’origine portugaise, a établi dans son autoportrait un lien hypertexte à partir du mot Portugal qui renvoie sur la page Wikipédia consacrée au pays. Disons plutôt l’équivalent d’une trentaine de pages… Un cas typique que je retrouve, sous une forme ou une autre, dans la majorité des textes de la classe. Je demande à son auteur s’il a lues ces pages. Non bien sûr. Je demande à la classe s’il y a la moindre chance qu’un lecteur lise cela. Non bien sûr. Pourquoi alors proposer à son lecteur quelque chose dont on sait qu’il va le mettre tout de suite au panier ? C’est, leur dis-je, en tant qu’écrivain, se tirer une balle dans le pied. Pour ne pas dire en plein cœur.
Je propose alors à cet élève de réfléchir à ce qu’est pour lui le Portugal. Sa relation à ce pays. Comment il pourrait serrer au plus près de lui ce qui caractérise cette relation ici et maintenant. Je comprends que des engrenages ont été enclenchés quand il cesse de taper Portugal dans le moteur de recherche. Finalement on aura la photo d’une plage (et peu importe qu’elle se situe ou non au Portugal) dans le soleil couchant. Il y a du rêve, un peu de mystère, de la douceur, de la chaleur, du calme… Et de la nostalgie bien sûr. C’est quelque chose qui nous parle…Qui nous parle de lui aussi. On est revenu à l’essence de l’autoportrait et plus généralement à celle de l’écriture.
En quoi une telle activité vous semble-t-elle favoriser une réflexion critique sur internet et ses usages ?
L’exercice permet d’apprendre à retrouver son chemin dans cette jungle iconographique qu’un simple clic suffit à faire surgir. Il invite au décodage de l’image. Il éduque le regard dans ce qu’il l’oblige à ralentir, à s’arrêter.
Il incite par ailleurs à une réflexion préalable avant de lancer la recherche. Un dialogue intérieur qui cherche à envisager la cible, à se l’approprier.
Surfer sur le web ou surfer les vagues de la côte bretonne demande de l’entrainement, une connaissance du milieu dans lequel on évolue, de la justesse, de l’anticipation…Tendre vers cela, c’est commencer à reprendre la main et ne plus se faire bringuebaler par le courant, les déferlantes. C’est commencer à faire les choses en conscience.
En quoi une telle activité vous semble-t-elle favoriser le développement de compétences d’écriture ou, de manière générale, aider au travail sur la littérature ?
En premier lieu parce qu’elle permet aux apprenants de sentir que la contrainte (ici exiger que le lien hypertexte ne renvoie qu’à une image, un dessin ou encore un tableau, exiger qu’il n’y ait ni être humain ni texte sur cette image) aide à la création. Les contraintes, bien davantage qu’un thème imposé ou qu’un sujet de rédaction favorisent la naissance d’une forme…
La demande faite à l’élève de choisir parmi des centaines d’illustrations celle qui traduira au plus juste ce qu’il ressent, c’est le placer au cœur du questionnement de l’écrivain : ce mot-là plutôt qu’un autre ? Une virgule plutôt qu’un point ? De l’imparfait plutôt que du passé composé ? Une plage dans le soleil couchant plutôt qu’en pleine journée ?…
À partir du moment où l’image n’est plus une information, le résultat d’une « tentation purement illustrative », pour reprendre vos propos, elle devient extension d’écriture. Elle fait automatiquement entrer l’élève dans l’espace poétique, symbolique, inédit, de l’écriture. Elle le confronte à la question centrale autour de laquelle tourne la littérature (et toute forme artistique quelle qu’elle soit semble-t-il), à savoir : comment dire les choses ?
Cette activité a pris place dans le cadre d’ateliers d’écriture que vous menez en seconde : quelle en est l’organisation générale ?
Pour rappel, outre le thème que j’ai mentionné précédemment, « Parcours d’un personnage, » 2 autres études sont au programme de la Seconde Pro : « La Construction de l’information » et « Des gouts et des couleurs, discutons-en ». On préconise également l’étude d’une œuvre complète, ainsi qu’un travail régulier sur la mécanique de la langue. Autant dire que c’est nous mettre d’emblée, en tous cas pour les enseignants qui, comme moi, ont deux heures de cours hebdomadaires avec leurs classes, devant l’impossible.
Pour ma part j’ai eu la chance cette année, (avant de retrouver dès la rentrée prochaine des effectifs de 35 élèves) de pouvoir travailler avec 8 groupes restreints (17 élèves au maximum) dans des salles équipées d’ordinateurs. Il m’a semblé, à mon retour de congé de formation à l’animation d’ateliers d’écriture, qu’il était essentiel d’inscrire pleinement ces ateliers dans le cadre scolaire, à chaque séance, à chaque cours, toute l’année, et qu’il fallait à tout prix éviter de le présenter aux élèves comme quelque chose qui serait une parenthèse dans leur formation, un appendice, cette page de fin de chapitre de manuel scolaire intitulée « Atelier d’écriture » sur laquelle on trouve la plupart du temps des dessins rigolos, des découpages, et qu’on fera si on a le temps.
Pouvez-vous donner des exemples d’activités d’écriture que vous y avez menées et qui vous semblent particulièrement stimulantes et formatrices ?
Faute de temps donc, j’ai demandé à chacun des élèves de lire chez lui un roman qu’il pouvait lui-même choisir, à partir du moment quand même où il avait été écrit au 19ème siècle et par un écrivain français. Sélectionner ensuite un passage dans ce livre et venir y glisser un bloc de 100 mots minimum écrit de sa propre main en tentant de le rendre invisible. Un travail de faussaire. C’est très difficile.
Mais l’important est moins le résultat que la démarche amorcée pour y parvenir. Pas d’autre choix que de rentrer dans l’écriture. Aller voir là où ça se joue : le style, le ton, la petite musique, et observer à la loupe les temps, les personnes, la qualification, etc… Faire sentir ensuite avec chaque élève là où ça fonctionne, là où ça résiste (les fausses notes)… Des résultats parfois au-delà de mes attentes…
Pour ce qui est « Des gouts et des couleurs », j’ai fait dresser des listes de J’aime et Je n’aime pas à chaque élève. Je suis allé choisir dans chaque colonne un élément et leur ai demandé de l’évoquer négativement pour celui sélectionné dans les J’aime et positivement pour celui provenant des Je n’aime pas. La consigne est de ne jamais aller dans l’ironie. 5 arguments minimum sont attendus. (On se plait bien évidemment à demander aux élèves les plus récalcitrants de parler de l’école comme s’ils aimaient ça…)
Dans cette même séquence, je leur ai demandé de choisir un film qu’il avait détesté ou adoré et d’aller chercher sur le web une critique contraire à leur opinion afin de répondre point par point aux arguments avancés. Voir si on peut publier ce commentaire.
Un travail sur des affiches de films encore. Ecrire ce qui, chez elles, nous tient à l’écart ou nous attire.
Pour ce qui est de la presse numérique, j’ai passé beaucoup de temps à travailler sur ses spécificités, en particulier son environnement visuel : repérer les faux articles, les publicités masquées, les injonctions à les regarder, voir comment fonctionnent les liens hypertextes, le buzz feeding…Un travail encore autour de la titraille. On observe, on essaye de comprendre à quoi dans la langue tient leur pouvoir de racolage. Je demande ensuite à chacun de choisir 3 titres d’articles qui plaisent, qui intéressent. En utilisant et combinant les mots et rien que les mots de ces titres, sans les modifier d’aucune façon, créer à son tour 3 titres, façon presse. Des résultats amusants et qui soulèvent forcément des questions intéressantes autour de la mécanique de la langue.
Un exercice à 2 vitesses pour finir. Pour les élèves moins avancés : on réécrit un article de presse choisi dans un journal papier et on le transforme en article de presse numérique (ajout de liens hypertextes, photos, vidéos, son… + captures d’écran de publicités, de bannières, d’en-têtes, pour le maquillage). Même travail pour les plus élèves plus à l’aise mais charge à eux cette fois-ci de créer d’abord, en reprenant les codes de l’écriture journalistique, leur propre article, un Article de rêve : ce qu’ils rêveraient de lire en cliquant un beau matin sur la Une de leur quotidien préféré.
De manière générale, considérez-vous que l’enseignement du français aurait beaucoup à gagner à laisser plus de place à l’écriture créative ? Pourquoi ?
Lire donnerait, entend-on souvent, envie d’écrire. Oui, mais voilà, nos élèves, dans leur grande majorité, ne lisent pas. Je pose l’axiome inverse qui serait qu’écrire, je parle d’écriture créative, donnerait envie de lire. Et conduirait à mieux lire. « Avoir une idée est une fête » disait Deleuze. Mettre la création au centre de l’apprentissage apparait comme une évidence. Qu’il s’agisse de l’enseignement du français ou de toute autre matière d’ailleurs. Je ne vois nulle part un quelconque impossible.
Mais parler de création à l’école, c’est parler avant toute chose de l’enseignant. De sa place. Tout part de là. Ses questions, ses désirs, ses coups de cœur, ses coups de gueule, ses idées, ses lectures, sa créativité… Tout ce qui fait qu’il est lui et personne d’autre, tout ce qui contribue à en faire l’animateur au style et au ton uniques. Des interrogations se posent dès lors. Comment s’arranger des contraintes matérielles, des injonctions institutionnelles ? Et enfin et surtout, revient sur la table la question de la pratique personnelle de l’écriture. Comment venir dans la classe avec des questions sur l’écriture si l’on ne s’y frotte pas soi-même régulièrement ? Comment demander à des élèves quelque chose que l’on n’a pas soi-même l’occasion d’expérimenter et mieux encore de partager ?
Bien sûr il y a les ouvrages théoriques autour de la lecture et de l’écriture (n’attendons pas de les trouver dans les manuels scolaires) et on peut les lire… Virginia Woolf, Barthes, Derrida, François Bon, Antoine Emaz, Julien Gracq, Claude Simon, Calvino… pour ne citer que ces auteurs-là. Mais lire n’est pas écrire…
Alors on se prend à espérer, tant au niveau de la formation initiale que continue des professeurs de Lettres, la mise en place systématique d’espaces réguliers dédiés à l’écriture créative. Des espaces que l’atelier d’écriture occuperait avec bonheur.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut