André de Peretti était un homme aux multiples facettes et aux immenses ressources. Né à Rabat – dans un pays auquel il restera toujours profondément attaché –, polytechnicien et docteur ès lettres, sous-lieutenant d’artillerie fait prisonnier dans la poche de Dunkerque en 1940 et député à la Libération, auteur dramatique (une de ses pièces a même été jouée à la Comédie française) et poète (plusieurs de ses textes ont été mis en musique), farouche militant pour l’indépendance du Maroc et haut fonctionnaire, consultant auprès de l’ONU et créateur d’une association de psychosociologie (l’ARIP), formateur hors pair et auteur prolifique, compagnon de François Mauriac, d’Emmanuel Mounier ou Max Pagès, infatigable militant pédagogique jusqu’au bout, il aura eu – et, sans aucun doute, continuera à avoir – une influence considérable sur de très nombreux enseignants, formateurs et chercheurs en pédagogie.
Il est difficile de résumer son travail, tant il fut riche. Mais peut-être, peut-on, au moins, faire ressortir quelques-uns de ses apports principaux. Il fut, d’abord, celui par qui la pensée de Carl Rogers fut connue et étudiée en France. Et, sans aucunement sous-estimer l’œuvre de ce dernier, il me paraît possible d’affirmer aujourd’hui, avec le recul, que le travail d’André de Peretti sur Carl Rogers, en particulier son ouvrage « Pensée et vérité de Carl Rogers » (Privat, 1974), dépasse de très loin, en rigueur et finesse à la fois, l’apport de ce dernier : à ceux qui ne voyaient chez Rogers qu’une forme de « spontanéisme » naïf, en faisaient le promoteur d’une non-directivité vaguement libertaire, il expose un système de pensée où les trois concepts d’empathie, de congruence et de considération positive inconditionnelle s’articulent et constituent un tout cohérent qui, loin d’exclure la transmission de la culture, permet de comprendre les conditions de cette dernière.
C’est toute une philosophie de l’éducation que construit là, en réalité, André de Peretti : une philosophie empreinte d’un optimisme radical et d’un volontarisme lucide, rejetant le « mythe identitaire » et l’aspiration vaine à « l’homogénéité », et promouvant la recherche inlassable de l’échange qui permet à tous les interlocuteurs de se construire et de construire ensemble plus d’humanité. Quand d’autres opposent en des débats stériles autorité et liberté, prise en compte des différences et élaboration du commun, personnalisation et socialisation, attention à l’autre et rigueur des savoirs, il s’obstine à jeter des ponts et à montrer que, loin des « consensus mous », ce sont ces tensions, ces « contradictions vives », comme il disait, qui sont constitutives de « l’humaine condition » et nourrissent l’inventivité de l’éducateur ou du formateur.
Car André de Peretti fut un formidable inventeur. Que ce soit sur la question de l’évaluation ou sur celle des regroupements d’élèves, sur les « rôles des élèves » dans la classe ou sur les dispositifs de formation d’adultes, sur les situations d’apprentissage ou la gestion de l’institution scolaire, ses livres, articles et conférences nous livrent une foule de suggestions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Loin de tout dogmatisme, mais sans basculer dans l’éclectisme relativiste du « tout se vaut », il offre une multitude de ressources à qui veut, tout à la fois, instruire et éduquer, transmettre et socialiser, permettre le développement de chacun et la construction de collectifs solidaires. À cet égard, il n’y a pas, à tous les sens du mot de pensée plus généreuse : généreuse dans ses finalités, généreuse dans ses propositions, généreuse dans sa capacité d’accompagner chacun et chacune sur le chemin incessant des unes aux autres.
Car c’est, sans doute, un des éléments de sa personnalité qui a le plus marqué ceux qui ont eu la chance de le côtoyer et de travailler avec lui : son double souci des idées et du concret, des perspectives à long terme et des éléments les plus triviaux du quotidien. Il savait et montrait en permanence que c’était là que s’éprouvait la vraie « valeur » de l’activité humaine. Pour André de Peretti – et, oh combien à juste titre ! – « Dieu est dans les détails ». Et, non seulement, il le disait, mais il le montrait dans son comportement. Son attention au « moindre geste » était constante, sa délicatesse infinie et, fidèle à ce qu’il avait retenu de Rogers, elle ne l’empêchait pas d’être exigeant au plus au point avec ses interlocuteurs.
Il avait, pour cela, une arme extraordinaire : l’humour. Pas l’ironie cinglante qui méprise ou écrase, pas la raillerie qui infériorise et encore moins le cynisme qui rend dérisoire le monde entier pour n’en sauver que le cynique lui-même. Non… l’humour véritable, cette juste distance avec soi-même et les autres qui, loin de « l’esprit de sérieux » et de l’indifférence, entre la démonstration doctrinaire et le renoncement, sait dire sans imposer, autoriser sans contraindre, permettre sans enfermer. L’humour qui « ouvre » le possible. L’humour qui témoigne de la liberté de celui qui parle et contribue à donner de la liberté à celui qui écoute. L’humour qu’André maniait avec une légèreté fantastique… la légèreté du colibri qu’il affectionnait.
Et, si j’avais à conclure sur une note plus incisive, je finirai sur son culot ! Il en fallait du culot, en effet, en 1981, pour préconiser et mettre en place les Missions Académiques à la Formation des Personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN) et les confier à des universitaires « hors hiérarchie », c’est-à-dire pouvant discuter d’égal à égal avec les recteurs de leurs académies. André tenait à cette position qui lui paraissait garantir que la formation continue soit au service des praticiens et non réduite à une « courroie de transmission » du ministre et de ses cadres. Pour lui, l’idée même de formation était incompatible avec celle de « donneur d’ordres ». Toute véritable formation, expliquait-il, devait être conduite par des « formateurs-chercheurs » au coude à coude avec les praticiens pour les aider à surmonter les problèmes professionnels qu’ils rencontrent. Et, dans un de nos derniers entretiens, il regrettait comme moi, les terribles retours en arrière dans ce domaine et la « prolétarisation » des enseignants qui s’en était suivie.
André de Peretti nous a laissé de nombreux livres ; on trouve sur lui beaucoup de vidéos. Certaines bibliothèques doivent encore contenir ses « rapports ». Il nous faut, et il nous faudra longtemps encore, revisiter son œuvre pour avancer en pédagogie et dans l’institution scolaire. Et, par les temps qui courent, il est particulièrement important de se rappeler cette « leçon » de captivité qu’il aimait à rappeler : « Il n’y a qu’une véritable défaite : c’est de devenir semblable à ses adversaires ».
Philippe Meirieu