Sur quoi repose l’engagement chez une jeune fille a priori déterminée à n‘en point changer ? Quels facteurs peuvent remettre en cause les fondements d’une vocation, religieuse qui plus est ? A travers la libre transposition du roman de Michel Huriet, ‘La Fiancée du Roi’, la réalisatrice Jeanne Labrune confronte son héroïne à un pays qui lui est étranger, le Cambodge d’aujourd’hui. A partir d’une trame simple en apparence –Camille qui a rejoint une mission catholique emprunte chaque jour un sentie forestier où elle croise un Cambodgien avec qui s’instaure un rituel de rencontre-, « Le Chemin » ne nous livre pas seulement l’éveil à l‘amour et à la conscience d’une ‘novice’ silencieuse et contemplative. Au milieu de paysages majestueux et des ruines d’Angkor, la fiction poétique et fragmentaire nous laisse entrevoir le quotidien difficile des villageois, leurs blessures intimes, les plaies à vif d’un pays marqué par le traumatisme tragique de son histoire récente. Nature luxuriante et mystérieuse, pleine des bruissements de la vie et hantée par les fantômes du passé, pudeur et dignité des humains à la parole rare et à l’émotion contenue, mélange des langues (le français et le khmer) tissent peu à peu des correspondances souterraines, lesquelles font émerger une autre vision, à la fois étrange et familière, du Cambodge. A l’image du ‘chemin’ de Camille, expérience de l’altérité, épreuve de vérité, exercice de liberté.
Parcours d’apprentissage en terre cambodgienne
Trois plans mystérieux nous envoutent d’emblée : la lumière d’une torche sur la pierre, une cordelette saisie par une main, une mèche qui s’enflamme. Trois éclairs dans la nuit. Puis, un plan séquence, large, mobile, lumineux, nous fait découvrir des reflets dans l’eau, une rivière poissonneuse. Et une jeune fille (Agathe Bonitzer), teint clair, cheveux châtain noués en chignon, chemisier blanc, marche d’un pas décidé sur un chemin entre des arbres immenses aux troncs noueux et aux racines gigantesques. Un trajet que Camille effectue régulièrement de la mission (où elle doit bientôt prononcer ses vœux), le long d’une rivière, à travers les ruines d’Angkor, jusqu’au village où elle apporte ses soins à une femme malade. Chaque jour, elle croise dans la clairière près des temples détruits un homme cambodgien qui va à la pêche. Souriant et avenant, Sambath (Randal Douc) échange quelques mots avec la jeune Camille. L’homme qui parle français (et khmer) donne par bribes quelques informations sur son existence, les êtres chers disparus, sans jamais s’épancher. Il recommande aussi à Camille de faire attention car le chemin est réputé dangereux. Tous deux instaurent tacitement un rituel de rencontre. Et Camille, qui ne se livre guère, ressent le besoin d’emprunter ce même sentier, malgré les mises en garde de la Mère supérieure (Agnès Sénémaud), alors que sa ‘malade’ a quitté le village pour se faire soigner ailleurs. L’attirance pour Sambath change de nature au fil du temps et ce dernier sans le formuler espaces les rencontres.
Dans un vaste contrechamp à ces instants fugaces partagés avec la jeune française, nous le voyons vivre un amour tendre et complice avec son épouse Sorya (Somany Na). Sa femme aimante se remet (croit-il) d’un cancer, objet de soins coûteux les ayant contraints à vendre notamment la maison. Un événement dramatique et un amour dont il n’a pas ouvertement parlé à Camille. Autre contrechamp à la vie du couple : Sorya, lors des résultats des examens de contrôle, apprend la récidive de sa maladie. Pour protéger son mari, elle décide de lui cacher la vérité et de ne pas se faire soigner.
Destins croisés, poésie et mystère
Pour l’heure, Camille, dans l’ignorance des drames individuels qu’elle côtoie, ne cesse de parcourir le chemin dans l’espoir à peine conscient d’y retrouver l’homme convoité. Crissement des feuilles mortes, bruissement des insectes, ruissellement de l’eau, souffle léger dans les branches accompagnent sa marche téméraire au milieu d’un nature majestueuse et mystérieuse. Il lui arrive de caresser les troncs d’arbres, d’écouter le frémissement du silence. Une fois elle aperçoit en haut d’une butte des hommes en noir munis de bâtons s’entrainant au combat. Un jour, elle trébuche, tombe à terre et le sol lui semble bouger sous elle. Avant de s’évanouir, elle croit voir des hommes ensanglantés s’avancer vers elle. Ramenée en brancard à la mission, elle ne sait mettre des mots sur cet évanouissement. D’autres événements dramatiques lui feront une dernière fois croiser la vie douloureuse de Sambath. Et elle ouvrira les yeux.
Ainsi « Le Chemin » nous fait-il appréhender, de façon sensible et émotionnelle, trois itinéraires individuels, trois personnalités qui se révèlent et regardent la vérité en face : la femme cambodgienne qui choisit sa mort, son époux qui va lui survivre et la jeune fille qui découvre son amour de la vie, immense et pleine de dangers.
En plongeant sa fiction initiatique au cœur du Cambodge, terre meurtrie, travaillée, entre autres tragédies jamais nommées, par le génocide perpétré par les Khmers rouges au milieu des années 1970, la cinéaste façonne un roman d’apprentissage envoutant. Dans ce pays qui n’en finit pas de panser ses blessures, le chemin de la jeune Camille en route pour la liberté prend la forme d’une fable poétique, acquiert une dimension mythologique.
Samra Bonvoisin
« Le Chemin », un film de Jeanne Labrune-sortie le 6 septembre 2017
Festival du film de Cabourg 2017