« Soyez réalistes, demandez l’impossible » : même aux élèves ? Par exemple, en leur demandant non seulement de lire, mais de créer une maison d’édition ? Cet ambitieux projet est réellement mené au Lycée Pilote Innovant International de Poitiers. Hélène Paumier, professeure de lettres, Alexandre Daneau, professeur de SES, et Julie Moraine, professeure-documentaliste, collaborent pour aider les élèves à construire et animer « Turfu les Editions ». La structure a le statut de « junior association » et cherche à publier des œuvres de jeunes auteur.e.s. Les élèves y développent leur connaissance, tout à la fois littéraire et économique, du monde du livre, apprivoisent le fonctionnement associatif, travaillent des compétences essentielles (autonomie, responsabilité, esprit d’équipe …). Interview collective des enseignant.e.s et élèves engagé.e.s dans un projet qui est amené à se développer tout au long de l’année à venir …
Pouvez-vous expliquer en quelques mots ce que sont « Turfu les Editions » ?
C’est une maison d’édition numérique, créée par une classe d’élèves de seconde générale du LP2I (Lycée Pilote Innovant International 86) pour publier des œuvres de jeunes auteur.e.s. Elle accueille des textes de différentes formes, appartenant à différents genres littéraires.
Comment le projet est-il né ?
Au départ, c’est la rencontre en mai 2016 d’un enseignant de SES, Alexandre Daneau, et d’une enseignante de lettres modernes, Hélène Paumier, qui, au gré de discussions dans la salle des professeur.e.s, se trouvent une passion commune pour Georges Perec, puis pour la littérature en générale. Ils ont aussi en commun l’envie depuis longtemps, de part et d’autre, de faire se rencontrer les champs disciplinaires que sont la littérature, le livre, le monde de l’édition, la sociologie et l’économie. Les deux larrons s’en trouvent un troisième : la professeure documentaliste, Julie Moraine. Et nous voilà parti.e.s à rêver d’une année scolaire en deux temps : d’abord la participation au Goncourt lycéens au 1er semestre avec une attention particulière portée aux maisons d’éditions en lice, puis une seconde partie d’année consacrée à un travail dont on ne connaissait pas à ce moment-là la nature portant sur le livre. Notre lycée, le LP2I, permet de mener des projets sur un semestre, 3 heures par semaine des MID (Modules interdisciplinaires) avec une même classe et en co-intervention : nous avons demandé ce temps de MID.
Tout s’est de fait déroulé selon ce planning l’année scolaire suivante. Après l’aventure du Goncourt, début février 2017, nous avons commencé ces temps de modules interdisciplinaires en disant honnêtement aux élèves qu’on était dans une logique de pédagogie active, qu’on allait leur apporter dans un premier temps du contenu, mais qu’on souhaitait qu’ils s’emparent du projet et que, s’ils le sentaient, on monterait une maison d’édition. Nous leur avons aussi franchement avoué qu’on ne savait pas trop si cela allait fonctionner, qu’on avançait avec eux. On s’inscrit clairement dans une logique de work in progress, portée par la dynamique du groupe.
Les 4 ou 5 premières semaines ont plutôt été consacrées à une exploration du champ de l’édition française (grandes maison d’édition, éditions indépendantes), son économie (phénomènes de holding, rôle du marketing etc.), aux relations écrivain.e.s/éditeur.trice.s (à travers notamment des extraits de correspondances) et à une rencontre qui a été fondatrice pour le groupe avec deux romancières, Frédérique Clémençon (qui publie chez Flammarion) et Gaëlle Bantegnie (chez Gallimard) et deux éditeurs indépendants FLBLB et L’Oeil d’or. Cette première séquence était destinée à transmettre des notions, à rendre intelligible pour les élèves un univers opaque en construisant avec eux une représentation solide du champ de l’édition.
En pratique, comment fonctionne cette maison d’éditions dans un cadre scolaire ?
Dès le début, les élèves et nous-mêmes enseignant.e.s avons identifié grossièrement trois pôles : communication, éditorial, juridique. Le groupe juridique a étudié les différentes possibilités en terme de statuts : SA, SARL, SCOOP, association, junior association… Ils ont présenté au reste de la classe leurs recherches et ils ont voté pour opter au final pour un statut de junior association. Un bureau a été élu, les autres élèves sont membres de l’association et ils ont établi une convention avec le lycée pour pouvoir pour la première année travailler en ses murs.
Pouvez-vous nous éclairer sur les différents pôles que vous avez constitués ?
Comme nous l’évoquions précédemment, il y a eu dans un premier temps trois pôles (mais l’organisation structurelle a été modifiée après les vacances de Pâques parce que d’autres besoins étaient apparus).
Le pôle juridique a joué un rôle essentiel au départ : il était chargé de l’étude des statuts possibles, ensuite du montage du dossier d’habilitation, des rédactions des mentions légales du site, de l’élaboration des contrats type avec les auteur.es et les illustrateur.trice.s, des conventions diverses avec le lycée, la radio du lycée Delta FM et une autre association culturelle du lycée, Broken Wall Label, créée elle aussi par des élèves.
Le pôle communication lui s’est occupé du site internet, des réseaux sociaux, du nom de cette maison d’édition, du slogan, des affiches, de l‘identité graphique en général (police, couleurs etc.). Il y a eu un accompagnement qui s’est avéré essentiel sur ce pôle : l’intervention bénévole sur deux séances d’un ancien élève, âgé de 40 ans et qui a monté sa propre boîte de com. Il est l’ami d’un père d’élève et n’a pas hésité à venir dès que cet élève lui a parlé de Turfu- Les Éditions.
Le pôle éditorial enfin s’est questionné sur l’identité des auteur.e.s que nous allions éditer (qu’est-ce qu’un.e jeune auteur.e : ce fut l’occasion de réfléchir sociologiquement à ce qu’est la « jeunesse »), sur le genre de textes à publier. Il s’est occupé des premières prises de contact et des premières réceptions de manuscrits.
Les temps en pôle alternaient avec les temps en grand groupe qui étaient la plupart du temps des temps de synthèse, de vote. Tout était soumis au groupe classe qui votait (logo, collections, gratuité/non gratuité des oeuvres à télécharger…) et les débats étaient parfois longs et houleux, en tout cas très formateurs car nécessaires pour avancer concrètement.
Tous ces moments se déroulaient dans le Centre de Ressources Documentaires du lycée et dans une salle attenante. Les élèves décidaient avec nous des temps de pause et les séances de 3 heures se terminaient toujours par un temps de bilan et de perspectives pour la semaine à venir : ils se donnaient eux-mêmes des « choses » à faire pour la fois suivante.
Quelles sont les collections prévues ?
Il y a sept collections qui portent chacune un nom de sauce. Les noms de ces collections renvoient à la culture : la sauce que l’on ajoute dans son grec-frites. Chacune désigne un genre littéraire ou une forme textuelle spécifique : la collection « ketchup-mayo » est axée autour des romans, la collection « Harissa » autour de nouvelles, pour la poésie c’est la collection « Blanche » (le clin d’œil à Gallimard était amusant) etc. Les élèves ont collectivement choisi les noms de ces collections. Le comité éditorial est chargé d’élaborer une cohérence dans les textes publiés.
Comment pensez-vous pouvoir enrichir ces collections ?
Pour enrichir ce travail éditorial, il faut creuser deux sillons. Le premier est d’accroître le « catalogue » des auteurs. Il faut accentuer et renforcer le travail de repérage des jeunes auteurs en élargissant la visibilité de Turfu. Le second sillon à creuser est la création d’une littérature d’idées : l’adolescence est un moment d’interrogations identitaires, d’adhésions et de contestations politiques et culturelles. Il faut faire vivre ces doutes.
Des événements ont d’ores et déjà eu lieu dans l’année (rencontre avec des écrivains et éditeurs, instant lecture, inauguration …) : à leur lumière, quels vous semblent les intérêts de créer de tels événements autour de la lecture dans un établissement scolaire ?
D’abord, ce sont les élèves qui ont pris en main l’organisation de tous ces évènements de A à Z. Bien entendu, nous les aidions, répondions à leurs questions, mais ils étaient vraiment autonomes, dynamiques, fourmillant d’idées et d’envies.
Ensuite, cela a apporté une dimension festive au travail et une ouverture évidente sur le monde extérieur : ces temps ont eu lieu en dehors du lycée, dans un bar associatif et culturel, le Plan B ou à la Médiathèque François Mitterrand de Poitiers lorsque nous sommes allé.es aux Editeuriales ou encore virtuellement à Nice pour la présentation du projet à Ecritech.
Et puis il fallait lors de ces moments préparer les invitations, les goodies et certains élèves, peut-être moins intéressés par la dimension juridique ou littéraire prenaient plaisir à préparer ces événements : ils faisaient faire des devis, commandaient des badges, des cartes de visites, des tote bags … Les community manageuses se sont renseignées sur les stratégies de communication pour annoncer un événement, ont géré cela sur twitter, facebook, instagram ou encore youtube, organisé aussi les contacts avec la presse locale. Bref, les élèves ont monté et lancé cette maison d’édition en vrai, ont tout de suite été identifié.e.s au sein de l’établissement, à l’échelle locale et plus via les réseaux sociaux.
Pour revenir à votre question, il y a eu aussi pas mal d’événements quand même au sein du lycée : des temps de lecture le jeudi après-midi sur les créneaux « Besoins, Approfondissement, Suivi » (BAS) et un temps fort durant lequel Turfu- Les Editions offrait 50 minutes de lecture à tout l’établissement, personnels et élèves, une sorte de happening de lecture. Ce fut joyeux et inventif (un élève s’est assis dans un couloir et a proposé une lecture à haute voix à un petit groupe, d’autres lisaient en marchant…) : chacun a joué le jeu et les retours (questionnaire mis en place par Turfu- Les Éditions) ont été très positifs et ils comptent bien organiser deux ou trois autres performances de ce type l’année prochaine.
Quel bilan général tirez-vous d’ores et déjà du projet en général ? du point de vue des élèves ? du point des vue des enseignant.e.s ? du point de vue de l’établissement ?
Le point qui a été extrêmement positif du point de vue des enseignant.e.s, c’est que personne, aucun.e élève, n’est resté.e « sur la touche » et que véritablement chacun.e a trouvé sa place. Certes nous avons vu se dégager des leaders/leadeuses, parfois inattendu.e.s, mais chacun.e s’est trouvé une place dans l’association et ils.elles comptent rester membres l’année prochaine.
L’autre élément, c’est qu’il.elles ont gagné en autonomie de manière quasi hallucinante : il n’était pas rare que les élèves arrivent avant nous le mercredi à 10h00 au CRD et commencent à se répartir le travail et à travailler sans nous. Quand nous étions à Nice, par exemple, la classe était en autonomie totale et a travaillé trois heures. Pour résumer, à partir de la 6ème ou 7ème séance, ils n’avaient plus besoin de nous : que rêver de mieux ?
Quel bilan en tire la professeure de français ?
Je les ai vus passer de la lecture des œuvres contemporaines du Goncourt où ils se positionnaient en temps que lecteurs-trices critiques à la réception de manuscrits et à leur accompagnement de jeunes auteur.es. C’est-à-dire désormais partir d’un manuscrit en .doc ou .odt et en faire un objet livre diffusable et commercialisable. Il.elles aident maintenant quelqu’un à réécrire en adoptant un point de vue fort, discuté, négocié. La rencontre avec une éditrice de chez Fayard a été très formatrice de ce point de vue : elle leur a fait faire un atelier très pertinent en leur apportant deux manuscrits bruts, leur a faire faire une lecture critique et leur a montré le résultat publié. Il.elles étaient très curieux-se.s, étonné.e.s de voir comment un manuscrit devenait un objet livre et un écrivain, un auteur.
Il a été décidé qu’un.e auteur.e serait chaque fois suivi.e par un binôme d’éditeur-trice et les rencontres et temps de travail ont eu lieu en vrai – un jeune auteur est venu de Rochefort. C’était vraiment extraordinaire de les voir faire cela et réinvestir des éléments de cours (rythme des phrases, types de discours, questions d’énonciation, place et pertinence des dialogues, figures de style, travail sur le stéréotype…) tout à fait naturellement et avec un objectif qu’il vivait comme étant « non scolaire ».
Quel bilan en tirent les élèves ?
Tout d’abord, tous les élèves s’accordent sur le fait que cela nous a permis de découvrir le monde professionnel de l’édition, un environnement encore inconnu à notre âge mais aussi d’appréhender le monde littéraire différemment. Par ailleurs, ce projet nous a énormément enrichi.e.s culturellement, et nous a poussé.e.s à aller plus loin dans nos réflexions et nos compétences. Nos professeur.e.s nous ont montré une autre manière d’apprendre et de découvrir, finalement un rapport complètement différent aux savoirs et enseignements réguliers. Ainsi la cohésion et le travail de groupe furent de rigueur durant le développement de ce projet. Cependant, celui-ci n’a pas toujours été des plus simples à mener mais cela a rendu le résultat final encore plus plaisant. En effet, nous avions un double désavantage dû à notre jeune âge et à la jeunesse du projet, et cela a causé un problème de légitimité, -surtout auprès des adultes extérieur.e.s à la maison- mais nous avons surmonté ces obstacles. Il est certain que notre investissement, individuel et collectif, a été décisif et nous ressortons grandi.e.s de cette expérience qui nous a beaucoup apporté autant d’un point de vue culturel qu’humain. Enfin, il est à saluer que le projet a toujours été mené de concert entre nous élèves et le corps enseignant, sans que ni l’un ni l’autre n’en soit écarté ou dépossédé. En conclusion, ce projet sera un véritable atout pour nos études et emplois futurs dans un milieu professionnel nécessitant comme ici travail en groupe et adaptabilité, en plus d’une aide certaine à la cohésion de la classe.
Quel bilan en tire le professeur de SES ?
Les élèves découvrent un univers économique et comprennent les logiques de marché. Cette approche leur permet de désacraliser le texte et de prendre conscience qu’une œuvre est un bien culturel, le produit d’un travail collectif au sein d’une filière économique. Comme tout bien, il s’agit alors pour elles-eux de lui construire une identité et une valeur sociale. Je crois que ce projet leur a permis de concrétiser des savoirs savants (marché, offre, demande, etc.). Par ailleurs, comme tout projet collectif, le leur possède une dimension politique : ils.elles ont appris la dimension démocratique dans le cadre d’une association. Chaque décision fut discutée et votée. En outre, ce projet est un moment où se tissent d’autres rapports à l’élève. Il ne faut pas minorer cette dimension. Des liens moins asymétriques favorisent la prise de confiance chez certain.es élèves, notamment chez ceux et celles qui sont les plus réticents à l’égard de la forme scolaire dominante (cours en classe).
Quel bilan en tire la professeure-documentaliste ?
Pour créer Turfu, les élèves sont parti.es de leurs pratiques de recherche d’informations quotidiennes qu’il.elles ont fait évoluer pour construire un projet collectif. Dans ce cas, on ne peut pas se permettre d’avoir une information approximative et on peut la recueillir par différentes ressources : rencontrer des spécialistes du domaine, identifier les ressources pertinentes et fiables, celles de son lycée et celles de la vraie vie sans distinction. En tant que doc, on n’a plus de questions sur pourquoi vérifier les sources mais plutôt sur comment les identifier et s’y fier : s’informer devient une démarche d’allers-retours réguliers entre les besoins du projet et le principe de validation par les pairs à partir de critères objectifs.
D’autre part, les élèves se positionnent comme producteur.trice.s d’information : ils.elles s’interrogent sur les principes de la propriété intellectuelle dans le cadre d’une création numérique, et sont amené.e.s à s’informer sur le paysage éditorial numérique existant pour le dépasser et créer leur propre modèle. Je les ai vu.e.s construire peu à peu leurs cheminements, tâtonner, se poser des questions, et parfois douter pour ensuite asseoir des connaissances dans toute leur complexité, parce qu’il y a des interlocuteur.trice.s derrière : des collaborateur.trice.s, des référent.e.s juridiques, des client.e.s potentiel.le.s. C’est très stimulant !
Quelles sont vos espérances et perspectives pour la suite ?
Le premier manuscrit sera édité à la rentrée, il est prêt. C’est un recueil de poèmes d’un jeune auteur de 18 ans. Nous lui avons fait rencontrer une illustratrice qui a travaillé avec lui sur le rapport textes/images. Les contrats ont été signés. Nous attendons la rentrée littéraire comme les pros ! Il y a par ailleurs 8 ou 9 manuscrits en travail : de la poésie encore, mais aussi des nouvelles et des romans.
Turfu-Les Éditions sera repris dans le cadre d’une Activité Complémentaire de Formation et à plus ou moins long terme, va se transformer en association (et non plus en junior association puisque les membres fondateurs-trices vont vite devenir majeur.es) et afin que le projet se développe. On imagine un prix littéraire, des collaborations diverses, on ne vous en dit pas plus. Mais on espère que Turfu les Éditions sera le nouveau Gallimard !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site de Turfu Les éditions :
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Le Lycée Pilote Innovant International de Poitiers :
Les modules interdisciplinaires au LP2i :