« Nous en sommes arrivés au point où le maître d’école n’ose plus dire son métier ». Comment a pu se constituer et se développer une telle critique sur l’Ecole ? Ancien instituteur, ancien délégué ministériel à la prévention de la violence scolaire, Eric Debarbieux livre à cette rentrée un livre qui analyse cette situation et fait mouche. Il dit ce qu’il en est réellement du climat scolaire dans les écoles et les établissements. Il montre la forte montée du ras le bol chez les personnels de l’Ecole et en premier lieu les enseignants. Et il en donne les causes : une gestion pyramidale et inhumaine, une incapacité à prendre en compte les problèmes concrets des enseignants, une formation qui met à coté de la plaque. Eric Debarbieux dit ce qu’il a sur le coeur. Il ouvre des pistes pour un vrai changement de l’Ecole qui ne peut venir que de la base. C’est le livre d’un amoureux de l’Ecole mais c’est aussi celui d’un homme qui reste fidèle à l’ancien instit qu’il a été. Eric Debarbieux demande de la considération pour les élèves ET pour les personnels de l’Ecole. Et ça c’est révolutionnaire…
Le grand ras le bol des personnels
Peut-on faire un diagnostic éclairant sur l’Ecole et proposer des changements déterminants en 200 pages ? Eric Debarbieux le fait, avec clarté et sans concessions, dans « Ne tirez pas sur l’Ecole », qui sort le 23 août en librairie. L’ouvrage dresse un état des lieux de l’Ecole avant d’en présenter les causes et finalement de proposer des solutions.
Eric Debarbieux a mis en place et mené au ministère de l’éducation nationale pendant 5 ans, de 2010 à 2015, la politique de lutte contre la violence scolaire. Non seulement il a réussi à amener Luc Chatel, le ministre de N Sarkozy, du discours sécuritaire à une prise en charge de la réalité de la violence scolaire, c’est à dire le harcèlement scolaire, mais aussi il a su prolonger cette politique sous son successeur, donnant un exemple unique d’une politique éducative continue sous une alternance politique.
Le bilan que fait Eric Debarbieux de l’Ecole c’est d’abord celui du climat scolaire. Il montre que la grande majorité des élèves français se déclare heureuse à l’Ecole contrairement à ce que certains médias affirment. Près de 9 élèves sur dix jugent les relations avec leurs enseignants bonnes ou très bonnes. Il reste à lutter contre un harcèlement scolaire qui touche environ un élève sur dix. Mais de réels progrès ont été faits sur ce terrain.
Il n’en est pas de même coté enseignants. Les enquêtes qu’il a mené auprès des personnels de l’Ecole sont inquiétants. Un sentiment que les enquêtes de l’Unsa ont d’ailleurs aussi montré. E Debarbieux avance des données précises. Dans le second degré, 38% des personnels se disaient en 2012 insatisfaits du climat scolaire de leur établissement. Ils sont 48% en 2016 et c’est 51% des professeurs de l’enseignement général et 64% de ceux des filières professionnelles. Au primaire, 25% des enseignants parlaient de climat dégradé en 2011. C’est 34% en 2016. En 2012 32% des personnels du 2d degré se disaient insatisfaits du métier. Ils sont 41% en 2016. Son bilan c’est celui d’un « ras le bol » qui va croissant.
Un fonctionnement pyramidal qui enfonce l’école
Comment l’expliquer ? En premier lieu Eric Debarbieux dénonce le fonctionnement pyramidal de l’Education nationale. « Je ne supporte plus la bureaucratisation et l’invraisemblable gouvernance pyramidale de notre Education nationale », écrit-il. De ses quelques mois passés rue de Grenelle il dit que ces années « furent les plus difficiles de ma carrière professionnelle. J’en suis sorti atterré par la manière dont se construisent les politiques publiques à cause.. des impasses du fonctionnement pyramidal ». Il en donne un exemple particulièrement savoureux en évoquant l’importance des EDL TTU (éléments de langage très très urgents du cabinet).
Ce type de fonctionnement plombe les meilleures réformes. Comme C Maroy, E Debarbieux révoque l’idée d’une résistance au changement des enseignants. Reprenant le sociologue Crozier, il affirme « qu’on ne change pas la société par décret ». « Résister au changement n’est pas ne pas le vouloir », écrit-il. « C’est vouloir le penser, le comprendre, changer le changement s’il va contre l’expérience ».
Pour E Debarbieux c’est ce type de management qui explique l’échec des réformes, même les meilleures, et le rejet politique final. « La colère contre la manière de faire réforme a balayé chez les personnels le souvenir de l’immense effort budgétaire » que la gauche avait fait en faveur de l’Ecole.
Une cécité complète sur les difficultés réelles de l’Ecole
Mais le raisonnement va au delà de la réforme. Ce que montre E Debarbieux c’est la cécité du système pour les problèmes rencontrés par les enseignants. Cela ne surprendra pas les intéressés, habitués à se débrouiller seuls face aux problèmes. Mais ce n’est pas perçu a l’extérieur. Et Eric Debarbieux n’hésite pas à donner l’exemple des élèves difficiles. Il montre qu’on parle, à raison, d’école inclusive. Mais qu’on laisse les enseignants se débrouiller sans formation ni aide face à des difficultés qui relèvent de l’enseignement spécialisé. Il demande une véritable aide de terrain pour les enseignants qui souffrent et se retrouvent dans des situations intenables.
Troisième facteur du malaise de l’école, le mépris pour la pédagogie qui est devenue une véritable rente pour de pseudo intellectuels et qui s’est banalisé.
Au final, ce livre vif et bien écrit, est probablement le livre de la rentrée. C’est le livre que vous ferez lire au beau frère qui ironise sur le travail enseignant. Vous avez le droit aussi de l’envoyer rue de Grenelle si vous pensez qu’on y est encore sensible à la réalité…
François Jarraud
Eric Debarbieux, Ne tirez pas sur l’école. Réformez-la vraiment. Armand Colin, 2017, EAN : 9782200620042
Présentation, extrait et table des matières
A Barrère Au coeur des malaises enseignants
Dossier : Comment changer l’école
Eric Debarbieux : On ne prend pas en compte suffisamment l’humain dans l’Education nationale
» Il est temps d’avoir une réflexion de fond sur la hiérarchie, le pouvoir . La question n’est pas de donner le pouvoir à la base mais de repenser les choses ». Eric Debarbieux revient, à l’occasion de la sortie de son livre « Ne tirez pas sur l’Ecole », sur le ras le bol enseignant et le gouvernement de l’Education. Il appelle déjà à ouvrir les yeux sur les difficultés réelles des enseignants.
Dans votre ouvrage vous rendez compte des nombreuses enquêtes que vous avez mené sur le climat scolaire et vous parlez d’un « ras le bol » des personnels. C’est un ras le bol contre le changement ?
J’ai mené des enquêtes auprès des enseignants qui atteignent maintenant un seuil important. Elles mettent en évidence ce ras le bol. La majorité des enseignants n’st pas satisfaite du climat dans les établissements. Et la proportion va croissante. Le pourcentage de ceux qui veulent partir ne cesse d’augmenter.
Je suis particulièrement frappé de la dégradation dans le premier degré. Je ne pensais pas y trouver une telle désespérance, et pas seulement dans l’éducation prioritaire. On voit d’ailleurs qu’on a de plus en plus de mal à y recruter. Et c’est un phénomène nouveau.
L’école est très attaquée car soi-disant on n’y apprendrait plus rien et les enseignants « résisteraient au changement ». Michel Crozier lui même n’acceptait pas le terme de « résistance au changement ». On peut avoir des replis sur soi. Mais on a d’abord une résistance à la manière de faire le changement. C’est à dire d’imposer des réformes qui vont changer la vie des enseignants sans les informer et les concerter. Or le changement s’accompagne . Mais il ne se décrète pas.
Comme le Café pédagogique l’avait souligné, les enseignants n’ont pas basculé à droite en 2017. Ils ne rejettent pas les valeurs républicaines. Mais ils se sont sentis méprisés et pas écoutés. Ce sentiment vient aussi bien des campagnes contre l’Ecole menées par des idéologues au nom de la défense des savoirs. Mais aussi du fonctionnement pyramidal du système éducatif.
Mais critiquer les impulsions venues du centre n’est ce pas empêcher toute réforme ?
Crozier déjà disait qu’on ne change pas une société par décret. Quelque soit la valeur des réformes, et certaines me semblent justifiées, la façon dont l’éducation nationale s’y prend ne convient pas. Il nous a manqué dans la loi de refondation une vraie réflexion sur la gouvernance de l’école. Cela conduit à une remise en cause des personnes sensées diriger sur le terrain. Cette forme de gouvernance pyramidale, quand elle n’est plus tenue par une idéologie commune, comme Dubet l’a montré, finit pas ne plus reposer que sur le charisme des personnes. Or ce n’est pas comme cela qu’on pilote une institution.
Il ne faut ni basisme ni top down. Il faut une vraie collaboration. Si on veut une vraie autonomie des établissements il faut apprendre aux gens à travailler en équipe. Il faut apprendre comment on résout un conflit entre adultes dans un établissement. Il faut écouter le terrain et arrêter de décréter des changements globaux.
Une autre chose qui alimente le ras le bol ce sont les annonces continuelles, les déclarations sur les réformettes qui finissent par manquer de sens. C’est ce que j’évoque avec les EDL TTU. J’ai vécu cela au ministère. Dès qu’il se passe quelque chose, le ministre doit immédiatement sortir la solution. Ca tue la pensée. Le paradoxe c’est que dans ce système centralisé le pouvoir n’est pas pensé.
J’ajoute que je ne suis pas anti hiérarchie. Il faut voir aussi la souffrance des inspecteurs qui sont mis en difficulté par l’absence de réflexion du système
Il est temps d’avoir une réflexion de fond sur la hiérarchie, le pouvoir . La question n’est pas de donner le pouvoir à la base mais de repenser les choses.
Vous posez la question de l’Ecole inclusive, un véritable tabou…
Dans les écoles, presque la moitié des enseignants disent dans mes enquêtes qu’ils ont des problèmes fréquents avec des élèves destructifs. Ils se sentent abandonnés. On voit que « la priorité au primaire » n’a pas été si terrible que cela… Il faut ouvrir les yeux et s’interroger sur ce qu’il faut faire. On ne fera rien si on le fait pas ensemble, avec les personnels. On ne peut pas abandonner les enseignants face à des difficultés qu’ils ne peuvent pas résoudre.
Vous militez pour une meilleure formation des enseignants ?
Une formation qui réponde à leurs questions. Il faut un investissement massif dans la formation initiale et continue. Et qu’elle soit plus collaborative.
Globalement on ne prend pas en compte suffisamment l’humain dans l’Education nationale. Face aux problèmes de l’école on met en place des personnes qui vont s’engager dans des actions, par exemple contre le décrochage. Et quand il y a un changement de ministre on les supprime parfois simplement par oubli.
J’ai signé la pétition contre la suppression des « maitres + » (les plus de maitres que de classes NDLR). C’est un bon exemple de vrais gens qui s’emparent des politiques publiques. On leur fait faire le sale boulot et ils finissent jetés comme des kleenex. Humainement c’est insupportable.
JM Blanquer peut-il changer les choses ?
J’ai bien connu le ministre quand il dirigeait la Dgesco. Le ministre dit vouloir lutter contre le pilotage à coup de circulaires. Mais un ancien Dgesco peut-il changer la Dgesco ? Ses premières déclarations partent en guerre contre le « pédagogisme ». Je suis inquiet. Quand on dit qu’on est pragmatique et qu’on veut des mesures en faveur du redoublement je m’interroge. Ce serait des mesures contre le pragmatisme. Quand le ministre parle chorale je pense qu’il donne des gages à un certain électorat.
Propos recueillis par François Jarraud