Au moment de l’injonction à fermer les livres et les cahiers, les smartphones restent ouverts, les ordinateurs portables vont continuer d’offrir leurs services quotidiens. Et pendant ce temps de « grandes vacances », l’école va s’endormir tandis que les objets numériques vont poursuivre leur vie ordinaire. Voilà deux mondes qui se séparent sur des incompréhensions dont on n’a pas fini de connaître les conséquences : que se passera-t-il à la rentrée scolaire dans le domaine du numérique ? Y aura-t-il une interdiction forte des smartphones dans les établissements (lesquels ?) Écartera-t-on le code des fondamentaux au prétexte qu’il faut d’abord savoir lire écrire compter avant de faire des programmes informatiques ? Le plan numérique de 2015 sera-t-il abandonné ou continué ? Les Environnements Numériques de Travail seront-ils encore portés par un ministère qui après avoir passé un accord avec Microsoft semble prêt à ouvrir ses portes à Google (qui est déjà bien présent dans le territoire comme en témoigne le recensement des établissements utilisateurs par Google Classroom) ? Les ressources et leur accès (Eduthèque Myriae et autres) vont-ils continuer leur développement ? Comment les collectivités territoriales vont-elles réagir face à un nouveau pouvoir politique qui pour l’instant ne se prononce pas (encore ?) sur le numérique éducatif ?
On pourrait encore allonger la liste des questions, tant elle est longue. Ludovia marquera la rentrée et tentera une nouvelle fois de faire émerger des tendances, même si on sait qu’il ne faut pas attendre grand-chose de ce genre d’évènements dont la fonction est finalement davantage fusionnelle qu’informationnelle… Mais sitôt passés les premiers jours, les équipes enseignantes et leur encadrement vont continuer de faire le même constat que les années précédentes, les pouvoirs lancent des projets, des initiatives, mais lors de la mise en œuvre en contexte, on est loin du compte.
Que ce soit autour de la protection des données des élèves, de la mise en place du numérique dans l’enseignement ou encore de l’accompagnement pédagogique et didactique des initiatives, mais parfois plus simplement pour faire en sorte que « ça marche », les personnels de direction vont être de plus en plus au front, en première ligne. L’autonomie séduisante de l’établissement scolaire, on en est bien loin. On est plutôt dans un sentiment d’abandon dans les établissements : la bonne volonté des Délégués Académiques au Numérique et de leurs équipes tout comme les initiatives des ateliers Canopé semblent aller dans le bon sens, mais sont peu efficaces pour le quotidien de la classe. Quant aux Inspections de tous niveaux, elles sont en train de tenter de se positionner pour (re)trouver une légitimité aussi bien (et plus souvent) envers le pouvoir politique qu’envers les enseignants et les équipes. Le ministre qui connait bien cette administration saura-t-il la faire bouger, maintenant qu’il est passé du côté de ceux qui donnent les orientations politiques ? Voudra-t-il seulement la faire bouger sur la question du numérique ? Car il y a beaucoup à faire.
Mais dans quelle direction pourrait-on souhaiter que l’on aille ?
Permettre à l’école primaire d’assumer son rôle éducatif dans le domaine du numérique en étant ouvreur de perspectives nouvelles d’usages, en promouvant une vigilance exigeante sur l’information et ses manipulations.
Ne pas faire de l’enseignement du code un objet de marchandage et préférer un véritable éveil au numérique dans sa complexité, dès les petites classes. Cela consisterait d’abord à permettre aux enfants d’aller au-delà des pratiques d’usage ordinaire pour découvrir richesses, forces et faiblesses de ces objets qui peuplent le quotidien familial.
Faire en sorte qu’au lycée, une sérieuse articulation entre contenus disciplinaires et informatique et numérique soit définie. Qu’elle permette aux adolescents de prendre l’habitude d’aller voir derrière l’écran. Il ne faut pas une option, mais une habile articulation entre programmes disciplinaires revisités et un enseignement de la complexité qu’impose le numérique basé sur le processus de déconstruction et de reconstruction (alors qu’on tend souvent à privilégier ce dernier).
Mettre en place au collège des ateliers de pratique critique du numérique pluridisciplinaire. Il est indispensable de permettre aux élèves de passer de la naïveté et de la séduction devant les « merveilles » multiples à une capacité à identifier les intentions réelles qui sont incluses dans tous les processus informationnels et communicationnels surtout quand ils sont basés sur des moyens informatiques (mais pas exclusivement).
Faire réellement avancer le PIX dans le monde scolaire pour qu’enfin une réelle certification de qualité professionnelle commence à entrer dans la culture commune des éducateurs (malheureusement le retard pris actuellement risque d’avoir des conséquences importantes).
Fondre le CLEMI actuel dans une nouvelle structure qui aurait pour mission d’articuler l’ensemble de la chaîne de médiation, technique et instrumentale, qui s’est imposée dans notre environnement bien au-delà des médias de flux traditionnels et qui s’attaque à ce que Bourdieu appelait le « capital culturel » dont on voit bien qu’il est en cours de transformation.
Là encore on pourrait allonger la liste, mais à la veille des vacances scolaires, cela peut donner mal à la tête, ou encore le tournis… Et pourtant, le tournis, nous l’avons depuis deux ou trois années au cours desquelles les politiques nous ont abreuvés de discours volontaristes quand ce n’est pas simplement d’équipements massifs, sans réellement mesurer le sens de leur action (à défaut de leurs effets, serpent de mer d’une évaluation jamais terminée). Les hésitations durent depuis quarante années, au gré des lobbies et autres groupes de pression, sans jamais passer à une décision nette.
Or cela manque, et surtout ces hésitations sont la preuve de ce que dans une chronique récente nous appelions l’aveuglement des décideurs de tous niveaux. Que restera-t-il de tout cela ? A ne pas donner de cap précis dans le monde éducatif, on ouvre la porte à l’industrie culturelle du numérique. Avec ses logiques économiques et techniques, elle risque d’imposer au nez et à la barbe d’une institution vieillissante et fissurée, des décisions irréversibles basées sur l’engouement naïf de chacun de nous pour ce qui brille et fonctionne
Alors restons vigilants pendant les semaines qui viennent et tentons de recomposer un paysage qui pourrait bien être triste à la rentrée…
Bruno Devauchelle