Les « humanités numériques » envisagent le numérique comme notre nouveau milieu du savoir et comme objet d’étude à part entière. Avec quelles conséquences ? Pour nos pratiques de classe ? Pour la formation des enseignant.e.s ? Pour nos identités disciplinaires ? Le chantier, de réflexion et d’action, est ouvert à tous et toutes. On en trouvera ici quelques échos : des éclairages d’Elie Allouche, un récent séminaire dans l’académie de Créteil, un exemple de pratique réflexive par des lycéen.ne.s brestois.e.s, un mémoire de CAFFA de Françoise Cahen, des projets de recherches et des coopératives pédagogiques numériques lancées dans l’académie de Rennes… Par-delà l’interdisciplinaire, et si on osait la transdiscipline que les humanités numériques nous proposent d’explorer ?
Qu’est-ce que les humanités numériques ?
Dans un article en ligne, Elie Allouche, chef de projet à la Direction du Numérique Educatif, éclaire ce nouveau champ d’investigation. Il y envisage les humanités numériques « comme cadre fédérateur des formations au numérique pour l’éducation ». Cette « transdiscipline » en train d’advenir nous lance plusieurs défis : faire de l’Ecole un laboratoire, d’écriture et de recherche, favoriser la circulation entre les savoirs, approfondir le dialogue avec le supérieur, bâtir des lieux d’incubation, intégrer les humanités numériques à l’offre de formation « comme cadre fédérateur transdisciplinaire et comme champ d’étude pour les équipes pédagogiques. »
Echanges dans un séminaire à Créteil
A l’Atelier Canopé du Val-de-Marne s’est déroulé le 21 juin 2017 le deuxième « séminaire académique des humanités numériques » organisé par le Pôle numérique de l’académie de Créteil sur le thème : « comment former l’élève d’aujourd’hui, c’est-à-dire l’honnête homme de demain, dans un monde où le milieu numérique constitue l’espace privilégié de la diffusion et de la constitution des savoirs ? »
Les élèves qui entrent actuellement dans le système scolaire ont déjà des compétences. Comment les former de façon pérenne alors que toute technologie est amenée à vite devenir obsolète ? En développant avant tout des compétences transversales (adaptabilité, esprit critique, créativité, autonomie), en faisant acquérir la maitrise non seulement des outils, mais de leurs conditions d’utilisation, de l’écosystème numérique. Cela suppose de considérer le numérique à l’Ecole non seulement comme moyen mais aussi comme objet d’analyse : de favoriser la pratique réflexive des élèves et, ainsi, la construction d’une culture numérique.
Dans l’édition 2016 du séminaire, Vincent Puig avait déjà présenté la nécessité de comprendre le fonctionnement des algorithmes pour éviter « l’effet boite noire ». De son côté Olivier Le Deuff indiquait par exemple la possibilité de travailler avec les réseaux sociaux sur l’écriture de soi, proposait d’apprendre moins à coder qu’à décoder et encoder, invitait à faire réaliser aux élèves que surfer n’est pas travailler. Pour Louise Merzeau, il convenait de sortir des discours de peur envers internet pour aller vers des discours de connaissances : « dénaturaliser l’information, montrer les métriques de l’info, comment elle est toujours médiée, structurée, formalisée ». Par exemple apprendre à regarder les métadonnées d’un tweet autant que le tweet lui-même. Il faut, soulignait-elle, éviter de se focaliser sur les écrans pour prendre davantage en considération les claviers, comprendre ainsi que le numérique est une culture de l’écrit autant que de l’image et qu’il demande l’acquisition de compétences scripturales : il faut se méfier de « l’effet de surface », qui masque les DATA.
Parmi les participants se trouvent notamment des inspecteurs disciplinaires qui font un édifiant constat : en lettres, en 150 inspections, pas d’utilisation du numérique constatée, 1 en SVT, aucune en anglais. C’est dire si la question de la formation des enseignant.e.s est essentielle. Elle ne doit pas se faire seulement en « formation numérique », mais dans les « formations ordinaires » du PAF, car « le numérique doit s’infiltrer partout ». Il apparait aussi nécessaire de sensibiliser les enseignants à la « philosophie du numérique » : comment le numérique entraine-t-il des changements de posture ? qu’impliquent ses usages ? Actuellement, bien trop d’enseignants restent dans leur salle sans ouvrir leur porte et montrer ce qu’ils font avec le numérique. L’accompagnement par les pairs doit primer : il faut partir de compétences déjà acquises dans d’autres classes et créer des communautés de pratiques. De manière générale, il s’agit de développer l’apprentissage par le faire, la recherche et l’expérimentation : chez les enseignant.e.s comme chez les élèves ?
Lors d’une table ronde de synthèse, Vincent Audebert, IPR de SVT, souligne le changement de paradigme à l’œuvre jusque dans un tel séminaire : il y a quelques années, l’IPR aurait délivré la conférence augurale, selon un dispositif vertical ; désormais il est chargé de se faire porte-parole des échanges qui ont eu lieu entre les enseignant.e.s … « Il faut incarner le changement. » Cela suppose, ajoute Suzanne Dumouchel, chercheuse au CNRS à la TGIR Huma-Num, de « faire confiance » : faire confiance à l’enseignant.e, à ses capacités de lâcher-prise, le laisser oser, apprendre et enseigner autrement, tester de nouvelles méthodes pédagogiques, sortir de « cadres parfois très contraignants ».
Dans l’édition 2017 du séminaire, deux thèmes ont fait plus particulièrement l’objet d’ateliers de réflexion : la question des données et celle des communs. Comment travailler en classe avec les datas ? Question intéressante tant une donnée est liée à un système de référence, tant sa captation n’est jamais neutre, tant aussi il s’agit d’apprendre à aller de la donnée à la connaissance : « travailler sur les données permet d’acquérir un jugement critique », c’est « une succession de choix et de points de vue » … Une donnée peut être fiable ou non fiable, toujours à vérifier : travailler sur la donnée permet de prendre en considération la relativité du savoir. Des exemples d’usages sont proposés : en mathématiques, travailler sur les statistiques et amener les élèves à les comparer ; en géographie, collecter des tweets, aller à la source, élaborer des visualisations par l’infographie …
Comment favoriser une culture des communs dans l’Ecole, faire de l’élève « un contributeur responsable du savoir » et « intégrer les communs dans les gestes professionnels de l’enseignant » ? Il y aurait un vrai besoin d’éducation au droit à la propriété intellectuelle, tant pour les enseignant.e.s que pour les parents, et d’éducation à la responsabilité éditoriale pour les élèves. L’utilisation de Wikipédia apparait bien plus réfléchie et féconde lorsque les élèves sont amenés à en comprendre le fonctionnement en en devenant contributeurs : on développe ainsi une culture de la vérification. Dans d’autres dispositifs, comme #Twictée ou #EMCPartageons, les élèves produisent aussi des communs et acceptent un lâcher prise par rapport à leurs productions, qui sont valorisées par la publication en ligne et des remerciements réguliers aux collectifs. Il y a là une éducation active à une société de la connaissance partagée : « La démarche, souligne Elie Allouche, prime sur l’objet. On est dans une démarche de don, de partage, on fait le pari que le partage améliore la production. »
Travaux pratiques dans une classe à Brest
Au lycée de l’Iroise à Brest, via le projet i-voix, des lycéen.ne.s partagent depuis plusieurs années de nouvelles expériences pédagogiques de la littérature. Une de leurs récentes créations permet d’éclairer comment les humanités numériques peuvent devenir un beau territoire de travail dans la classe : comment le numérique est bien désormais le milieu du savoir, en l’occurrence ici littéraire, combien la littérature ainsi abordée permet à son tour de faire du numérique un objet d’étude.
Les élèves se sont donné le défi de réécrire le roman « L’étranger » d’Albert Camus à travers Instagram, le fameux réseau social de partage d’images. Il s’est agi pour eux de regarder le monde à travers les yeux du héros Meursault pour mieux s’approprier la vision de l’homme qu’offre à travers lui le romancier. Chaque groupe a réécrit un chapitre à travers une dizaine de photographies, personnelles ou personnalisées, originales ou transformées, accompagnées de légendes, de hashtags, d’émoticônes, publiées sur le réseau via smartphones.
La création s’est prolongée par une séance de réflexion en classe. Les élèves ont analysé leur réécriture collective pour mettre à jour les caractéristiques essentielles du personnage que révèlent ces images mentales, ces « selfies paradoxaux ». A partir de leurs jeux sur la rhétorique de l’image, en écho aussi à leurs propres usages, ils ont tiré des enseignements sur l’écriture à l’heure numérique pour montrer combien s’y opèrent stylisation et invention de soi : « chaque jour sur les réseaux sociaux, chacun se donne à voir comme personnage dans un roman collectif en train de se tisser, chacun devient auteur de lui-même ». Autrement dit, en créant l’identité numérique d’un personnage fictif, les élèves ont réfléchi sur la fabrication de leur identité numérique réelle. Les créations et la vidéo-synthèse de pratique réflexive sont accessibles en ligne.
Propositions dans un mémoire de CAFFA
Mettre en ligne jusque son mémoire de Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Formatrice Académique ? C’est le cadeau de Françoise Cahen, professeure de lettres à Alfortville, conformément à cette société du partage des savoirs que le numérique nous invite à inventer. Et tel est bien aussi le thème du travail proposé. L’avènement d’un nouveau champ de réflexion et d’action, les humanités numériques, ne peut rester sans conséquences pour l’Ecole : en quoi les humanités numériques nous poussent-elles à « reconsidérer la conscience disciplinaire de la matière que nous enseignons » ? comment la formation des enseignant.e.s peut-elle les amener à remettre en cause leur identité disciplinaire ?
François Cahen présente ici lectures, expériences, analyses, propositions : pour que se développe chez toutes et tous une culture du numérique, pour que les disciplines dialoguent davantage dans les cours (par exemple en ICN) comme dans les stages. Ainsi la société cessera par exemple de « concevoir le numérique en opposition avec le champ du littéraire, qui resterait celui, moyenâgeux, de la plume d’oie à peine améliorée, tandis que la maîtrise des écrans serait le domaine des scientifiques, ceux qui ont un bac S ou STI. »
Projet de coopératives et de recherches
Le numérique comme environnement du savoir et comme champ d’étude, c’est aussi le cœur d’un projet mis en place dans l’Académie de Rennes : le « Living Lab Interactik ». Ce « laboratoire territorial » veut expérimenter de nouvelles pratiques pédagogiques, encourager les communautés apprenantes, favoriser une culture du partage chez les enseignant.e.s. Dans chaque département, une coopérative pédagogique numérique se fait ainsi lieu d’expérimentation et d’échange, pour mettre en réseau les pratiques et faire se rencontrer professeur.e.s de toute discipline, de l’école à l’université. Des rendez-vous réguliers y sont organisés, des formations s’y déroulent : dans ce fablab pédagogique, les enseignant.e.s sont amené.e.s à collaborer pour tester ensemble les outils, partager leurs usages, échanger leurs réflexions.
Deux projets vont aussi permettre à des équipes de chercheurs d’analyser les pratiques du numérique à l’Ecole. A travers le projet ACTIF, il s’agit d’enquêter dans plusieurs collèges utilisant des tablettes pour apprécier l’activité de production des élèves, les interactions entre pairs et avec l’enseignant, la collaboration entre élèves réunis en équipes. Le projet IDÉE veut favoriser « la transformation des pratiques enseignantes dans une perspective de réduction des inégalités de parcours éducatifs » : il s’agira entre autres d’évaluer les pratiques scolaires et extrascolaires des jeunes, de leurs familles et des enseignant.e.s ou encore de saisir comment le numérique favorise le développement de l’autonomie des élèves.
Pas de conclusion bien entendu : tout ceci n’est qu’ouverture des possibles.
Jean-Michel Le Baut
Le site compagnon du séminaire de l’académie de Créteil
Les Actes du séminaire de Créteil
L’étranger sur Instagram par les lycéen.ne.s i-voix
Le mémoire de CAFFA de Françoise Cahen
Exemple de travail dans les coopératives pédagogiques numériques