Après la deuxième édition de son colloque consacré en 2016 à la Première guerre mondiale et son enseignement, la dynamique équipe du lycée François Mansart de Thizy (Thizy-les-Bourgs) sous l’impulsion jamais démentie de deux enseignants, Joël Mak dit Mack et de Julien Ruget, a remis la compresse en 2017 pour une troisième édition de ce colloque (12 au 14 avril 2017). Le travail entrepris en 2016 notamment autour de jeux vidéo consacrés au Premier conflit mondial a initié pour cette troi-sième édition la réflexion sur une démarche plus large que l’enseignement de l’histoire. Cette réflexion a abouti à la thématique du « comment enseigner autre-ment ? ». Cependant, devant l’extrême richesse des interventions de ces trois jours, je centrerai mon propos sur les interventions concernant l’utilisation des jeux vidéo et plus particulièrement en classe d’histoire.
Après une première matinée consacrée à la classe inversée et à la bande dessinée, la deuxième journée était consacrée aux jeux dans l’enseignement. Fanny Lignon, maîtresse de conférences cinéma audiovisuel, Université Lyon 1 – ESPE/ Laboratoire THALIM (ENS / CNRS / Paris 3), a ouvert la matinée avec son intervention autour « Des hommes, des femmes et des jeux vidéo ». Dans un premier temps, Fanny Lignon a souligné la lente évolution de la place de personnages féminins dans les jeux vidéo. Elle s’est ensuite intéressée aux types de jeux plébiscités par les filles et les garçons. Les premières plébiscitent les jeux où les personnages sont co-créés par les joueurs. Elle a aussi souligné qu’il n’existe pas de différences significatives sur le temps passé devant les écrans à jouer (2h21 en moyenne pour les hommes et 2h07 pour les femmes). Au final, pour Fanny Lignon, plus les jeux seront variés et plus les joueurs joueront à des jeux variés et plus il y a de chance que les stéréotypes soient dilués au plus grand bénéfice tant des filles que des garçons.
Julien Lalu, historien, enseignant d’Histoire-Géographie dans le secondaire, doctorant et chargé de TD à l’Université de Poitiers, est intervenu par visioconférence avec « Passé et jeux vidéo : un projet idéologique ? L’exemple des guerres mondiales ». Il est revenu sur les jeux de guerre ayant pour toile de fond soit la Première, soit la Deuxième Guerre mondiale. A 70%, c’est la Deuxième Guerre mondiale qui a les faveurs des producteurs (américains) de jeux. Cette guerre est l’incarnation de la civilisation occidentale américaine. Lalu note l’influence du cinéma sur ces jeux. La réciproque est également vraie dans un deuxième temps. Dans ces jeux, le joueur est seul face au danger. Il s’agit de « shooting games ». Concernant les jeux consacrés à la Première Guerre mondiale, il s’agit d’abord de jeux de simulation de vol, d’uchronie comme avec Iron Storm (2002) ou NécroVision (2009) ou de jeux où la tranchée joue un rôle central comme dans The Trench, 1916 (2017). Dans ce dernier, l’effet de tranchée est saisissant (pluie, neige, rats, tranchée), l’attente génère un stress constant pour le joueur. Enfin Soldat Inconnu (2014), basé sur des lettres de poilu est un jeu sur la guerre plutôt qu’un jeu de guerre. Il a été réalisé et labellisé par la « Mission du centenaire ». Il traite de la déshumanisation générée par le conflit.
Pascal Meriaux, professeur histoire géographie/ IAN histoire géo académie de Lyon/ Formateur Dane, s’est intéressé aux « Usages et enjeux des jeux numériques en histoire géographie ». En premier lieu, ces jeux sont susceptibles de construire des compétences disciplinaires à l’exemple du raisonnement et de la pratique d’un langage géographique. Ensuite, ils permettent de rendre concret ou de mettre à distance des questions sociales vives ou des questions scientifiques polémiques. Certains serious games permettent ainsi de traiter de la question des migrants et des migrations. Pascal Meriaux n’oublie pas de souligner que ces expériences de jeux ne se suffisent pas à elles-mêmes et qu’un travail en classe complémentaire demeure nécessaire. Enfin, l’analyse critique de jeux vidéo permet de développer l’esprit critique des élèves. Il cite l’exemple du jeu Civilization VI.
Dans ce dernier opus sorti en 2016, le joueur a le choix entre 21 civilisations et 22 dirigeants. Chaque civilisation propose un dirigeant unique ayant son caractère propre et des caractéristiques spécifiques, à l’exception de la Grèce qui dispose de deux dirigeants. Au moment de la sortie, 18 civilisations étaient disponibles. Les Aztèques ont été ajoutés gratuitement au bout de trois mois, tandis que la Pologne et l’Australie (inédite dans la série) ont été respectivement ajoutés dans des extensions payantes. Ici, l’enquête pourra porter sur les jeux vidéo comme faiseurs de monde qui véhiculent des représentations, voire comportent des dilemmes moraux. Concernant ce dernier point, le joueur a la possibilité de créer son personnage. Quand est-il lorsque cela permet de créer un personnage tel Hitler ?
Dans l’après-midi, l’approche de l’enseignement de l’histoire avec les jeux vidéo a été complétée par une intervention en visio-conférence de Laurent Turcot, intitulée « Humanités numériques et Assassin’s Creed Unity ». Consultant historique avec Jean-Claude Martin du jeu, il est revenu sur ce travail de consultant et les difficultés de la représentation de l’histoire dans les jeux vidéo.
Préalablement, il a souligné que les jeux vidéo ne sont pas les premiers à avoir pris des personnages historiques pour les insérer dans leur production. Ainsi, Victor Hugo, Shaekspaere ont eux aussi pris des personnages historiques pour les utiliser dans leurs romans ou leurs pièces de théâtre. Le cinéma est également un grand consommateur de personnages et situations historiques tel le « Napoléon » d’Abel Gance, « Amadeus » de Milos Foreman ou « Ridicule » de Patrice Leconte. La chose nouvelle réside, pour Laurent Turcot, dans la figure du gameur en ligne et le nombre de joueur. Ainsi, « Minecraft » compte près de 13 millions de joueurs en ligne.
A ce titre, le jeu « Civilization » (1991) mérite le détour, car il s’agissait d’une expérience nouvelle intégrant des connaissances historiques. Pour Turcot, les humanités numériques impliquent l’immersion du médium. Le potentiel ludo-éducatif est énorme : sur le marché 1400 jeux vidéo portent sur l’histoire en général, 900 sur l’époque contemporaine dont 500 sur la Deuxième Guerre mondiale et 159 sur l’histoire moderne dont 59 sur la Révolution américaine.
Dans le cadre d’Assassin’s Creed, Laurent Turcot a d’abord été sollicité pour dispenser une formation de 6 heures sur la vie quotidienne durant les 3 premières années de la Révolution française. Une mission impossible… comment faire alors pour leur faire comprendre ce qu’est Paris. Il faut improviser. Il a donc choisi 1000 à 2000 images pour immerger l’équipe d’Ubisoft dans ce monde. Soulignons qu’Ubisoft est une société française, dont le studio à Montréal est en charge de la série. L’équipe dispose d’un historien à plein temps. Par la suite, il a été demandé à Turcot de réaliser des dissertations historiques, par exemple, sur le nombre des Noirs à Paris à la Révolution française. Au final, Ubisoft a construit un wiki de nature encyclopédique au sein même du jeu comportant 150 personnages et 150 événements en 12 lignes chacun.
L’avis de Turcot est également sollicité lors de débat de l’équipe d’Ubisoft. Ainsi, à fin février 2014, le débat porte sur la présence ou non de la guillotine devant Notre-Dame. Après des recherches, la réponse a été non. Cependant il y a des fuites d’un premier extrait du jeu et patatras, la guillotine est présente devant Notre-Dame. Le deuxième teaser corrigea la situation.
En conclusion, Laurent Turcot a posé la question du » que faire en classe avec ce type de jeu ? « . Sa réponse réside dans un enseignement augmenté dans le cadre d’une histoire, non plus politique, mais culturelle. Avec les jeux vidéo, nous sommes dans un rapport à des ambiances. Nous construisons un rapport décentré comparativement à l’enseignement usuel de l’histoire. Cette construction doit permettre de comprendre le monde dans lequel nous sommes ainsi que ses dynamiques sociales.
Enfin concernant la sortie d’une version « éducation » d’Assassin’s Creed, ne gardant que les éléments par exemples du Paris de la Révolution française, Laurent Turcot précise que c’est le travail auquel s’attèle depuis deux ans une équipe de recherche. C’est dans les cartons. D’ici un an ou deux ce serait possible. Ce serait hors droits ce qui est un concept nouveau en la matière.
Cette approche pourra être complétée par les éléments présentés en 2016 dans une de mes chroniques (Kaufmann, L. (2016). Assassin’s Creed : un jeu vidéo pour apprendre l’histoire ? Le Café pédagogique, No 169, mars).
Pour les participants, il était possible de compléter la question de l’utilisation des jeux numériques pour enseigner et apprendre grâce à l’intervention d’Eric Sanchez, désormais professeur à l’Université Fribourg en Suisse (« Sept manières d’utiliser les jeux numériques pour enseigner/apprendre ») et de Florence Quinche, professeur-formateur à la HEP Vaud (« Serious gaming : apprendre avec les nouvelles technologies ? »). L’intervention d’Eric Sanchez reprenait son travail sur sept manières d’utiliser le jeu vidéo en classe (https://m.youtube.com/watch?v=_D3OmmHYEhc) et décrit dans un billet publiés sur Mediapart (https://blogs.mediapart.fr/eric-sanchez/blog/050816/de-pokemon-go-la-salle-de-classe-sept-manieres-d-utiliser-le-jeu-pour-enseigner). Celle de Florence Quinche était, elle, centrée sur les possibilités d’apprentissage à l’aide du serious gaming soit le fait de prendre des jeux classiques pour les détourner et les utiliser de manière pédagogique. Concernant les aspects du serious gaming et la démarche développée par Florence Quinche, vous pouvez consulter une intervention de sa part présente sur YouTube (https://youtu.be/cPDcBwtm8k4) et consulter le guide élaborer pour educa.ch (« Game Based Learning, Apprendre avec les jeux vidéo » (2013). Institut suisse des médias pour la formation et la culture, décembre. Lien consulté le 10 mai 2017 http://www.educa.ch/fr/guides/game-based-learning)
Pour ma part, mon intervention portait sur un dispositif de ludification en histoire dans une perspective interdisciplinaire avec le français (« Ludification : enseigner le moyen-âge avec Games of Thrones, un projet interdisciplinaire Français-Histoire »). Cette intervention reprenait le travail présenté précédemment ici (Kaufmann, L. (2015). Jouer et apprendre l’histoire avec Game of Thrones. Le Café pédagogique, No 161, avril)
Au final, un ensemble fort diversifié et riche d’interventions sur une question qui ne manquera pas d’une manière ou d’une autre d’interagir ou d’interférer avec l’enseignement de l’histoire en classe. Ce sont aussi des opportunités pour réfléchir à la place de l’histoire tant à l’école que dans la société.
Pour celles et ceux qui voudraient prendre connaissance de l’entier du programme de ces trois jours : http://media-tics.org/enseigner-autrement-du-12-au-14-avril-2017/.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)