Comment faire de l’écriture au collège une réelle pratique de classe, formatrice et réflexive ? Peut-elle-même constituer une aventure citoyenne ? A Rueil-Malmaison, les élèves de Karine Veillas montrent la voie en publiant régulièrement des ouvrages qui rassemblent leurs diverses créations. Ainsi, ses 3èmes ont récemment écrit 4 romans autour de la dystopie, qui invite à inventer un anti-idéal de société. Dans le cadre d’un EPI sur les manipulations génétiques, il s’est agi de relier science et fiction pour mener une réflexion sur la question du progrès scientifique comme sur les codes d’un genre littéraire. Par une « pédagogie du chef d’œuvre », active, créative, collaborative, les élèves font de l’écriture un mode d’apprentissage de la langue, de la littérature, du monde. D’autres créations sont accessibles via le blog dédié de Karine Veillas : « Lire, écrire et publier au collège »…
Pourquoi le choix de travailler spécifiquement sur la dystopie ?
Depuis quelques années, le genre connaît un véritable succès éditorial auprès des jeunes adultes avec des ouvrages en plusieurs tomes comme : Divergente de Véronica Roth (2011-2014), Hunger Games de Suzanne Collins (2009-2011), Uglies de Scott Westerfeld (2007-2012), L’Epreuve de James Dashner (2012-2014). Il est aussi très présent au cinéma par la transposition de ces romans en films ou par des créations originales comme Bienvenue à Gattaca d’Andrew Nicoll (1997) ou The Island de Michael Bay (2005).
Au-delà de l’engouement suscité, proposer le genre de la dystopie permet de créer une passerelle entre ces romans ou films de science-fiction que les élèves connaissent et la littérature étrangère d’anticipation qui en est à l’origine.
Le genre de la dystopie conduit les élèves à entrer dans une réflexion sur les rapports entre Etat et individu en passant par le biais de la fiction. La dystopie est un miroir déformant, ironique de notre monde. C’est en cela qu’elle constitue un genre intéressant pour des élèves en construction. Elle leur permet, comme le jeu, d’appréhender le réel par la construction imaginaire d’une société miroir de la leur et ainsi de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent. Dans cet espace de liberté, ils vont pouvoir être acteurs de leur lecture, acteurs de leur écriture.
Cette écriture s’insère dans des séquences de travail à la fois en français et en SVT : pouvez-vous nous éclairer sur le travail préparatoire que vous y avez mené ?
Ce projet d’écriture s’insère dans un EPI intitulé « Entre science et fiction : dystopies autour des manipulations génétiques » correspondant à la thématique « Sciences, technologie et société ». Il a été mené en étroite collaboration avec Virginie Rivas, professeure de SVT. En français, le genre de la dystopie permet de réfléchir au questionnement complémentaire des nouveaux programmes « Progrès et rêves scientifiques ».
En SVT, il permet de traiter « Le vivant et son évolution (diversité génétique des individus) ». Sur une dizaine d’heures situées en amont ou en aval du projet, les élèves observent des chromosomes au microscope, font une expérience virtuelle de transfert d’embryon dans une souris verte, extraient de l’ADN, étudient la trisomie, découvrent la notion de gènes, d’allèles et analysent des articles de presse sur le diagnostic préimplantatoire et la sélection d’embryon.
Toutes ces activités autour de la génétique et de ses enjeux éthiques amènent les élèves à organiser un débat sur les tensions entre science et progrès. Tandis que les élèves conduisent des recherches documentaires en salle informatique ou au CDI lors des séances de SVT, ils travaillent par petits groupes l’argumentation orale en français : recherche d’arguments, de contre-arguments et d’exemples, organisation du débat, procédés pour convaincre ou émouvoir et construction d’une grille d’auto-évaluation de cet oral en fonction des domaines du socle commun.
L’étude de l’incipit du Meilleur des mondes et celle d’un extrait de Bienvenue à Gattaca sont également un moment d’interaction entre les deux disciplines. Les élèves découvrent que le romancier et le réalisateur ont créé des mondes cohérents qui anticipent les découvertes scientifiques de leur époque : FIV dans le roman d’Huxley et connaissance du génome humain dans le film d’Andrew Nicoll.
Ainsi, les activités en français et SVT se croisent avec pour finalité l’écriture de romans collectifs qui proposeront une mise en fiction des problématiques soulevées.
Quel dispositif avez-vous mis en place pour aboutir à cette écriture longue particulièrement ambitieuse : la production de 4 romans !
Ce projet constitue une des séquences de l’année. La première séance est destinée à faire émerger les représentations des élèves concernant la dystopie. Ses liens avec l’utopie qui a pu être étudiée en 5ème ou 4ème sont évoqués. Tandis que l’utopie est un discours qui décrit un gouvernement idéal de l’extérieur, la dystopie explique les conséquences néfastes de tel gouvernement sur les individus, en les présentant de l’intérieur, du point de vue des habitants de ces sociétés.
Quelques lectures apéritives d’extraits de dystopies sont proposées pour déclencher le processus de lecture, suivant le niveau et les goûts des élèves. Des extraits de films, de séries télévisées et de morceaux musicaux sont également proposés sur le blog de français comme moyen de nourrir l’imaginaire de tous les élèves, y compris les plus réticents à la lecture.
Chaque élève choisit une dystopie adaptée à son niveau de lecture qu’il présentera ultérieurement lors d’un salon de lecture, comme par exemple le roman pour la jeunesse Le Passeur de Lois Lowry. En parallèle, sont étudiés quelques textes clés comme l’incipit du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et celui de 1984 de Georges Orwell pour appréhender les enjeux historiques, politiques et scientifiques des dystopies des années 1920-1960. La comparaison entre les mondes de Hunger Game de Suzanne Collins et de Divergente de Véronica Roth permet aux élèves de repérer les spécificités des dystopies plus récentes. A partir des échanges du salon de lecture, les élèves dégagent les étapes clés d’une dystopie canonique ainsi que ses caractéristiques majeures. Les huit étapes repérées constitueront les huit chapitres de leur roman. Une structure à potentiels narratifs est ainsi construite avec les élèves.
Lors de la séance suivante, les élèves, répartis en 4 groupes de 6 à 8 élèves, partent de cette structure pour rédiger la trame commune de leur roman. Suivent ensuite plusieurs séances en salle informatique où les élèves écrivent en binômes deux chapitres qu’ils se sont attribués.
La correction finale des romans est réalisée sur un Pad par les élèves volontaires. Les romans sont ensuite édités dans un recueil collectif en auto-édition et publiés en ligne sur le blog du collège et le blog du cours de français.
Au final, quels vous semblent les profits pour les élèves d’un tel projet d’écriture ?
L’objectif premier de ce type de projet est de montrer aux élèves qu’ils sont capables de produire des écrits de grande ampleur, susceptibles de plaire à des lecteurs, dans des genres qu’ils connaissent et lisent parfois.
Les projets d’écriture longue conduisent les élèves à écrire plus, avec une motivation qui n’est pas purement scolaire. Leur écrit n’aura pas qu’un seul destinataire, le professeur, dans le but d’obtenir une note. Le processus d’écriture reprend sens dans une situation de communication réelle.
Plus les élèves écrivent, plus ils développent leurs compétences rédactionnelles. Les élèves ayant participé à de tels projets débloquent leur rapport à l’écriture, quel que soit leur profil.
Les élèves apprennent aussi à travailler en équipe et à faire de leur entente une force. L’écriture collaborative développe des compétences d’autonomie et d’initiative dans le cadre d’un projet collectif.
Votre blog propose d’autres productions créatives d’élèves : pouvez-vous en donner des exemples ? pourquoi susciter ainsi la créativité des élèves ?
La plupart des genres littéraires narratifs se prêtent à l’écriture créative des élèves. Les genres brefs sont particulièrement adaptés à des projets d’écriture courts, avec une écriture par binôme. Il est ainsi possible de faire écrire des recueils de contes merveilleux, parodiques, de fabliaux, de nouvelles fantastiques, policières, réalistes, de récits mythologiques…
Les genres, comme le roman, sont plus difficiles à mettre en place au sein d’une classe entière. Il est néanmoins possible de faire écrire des romans dont la structure est clairement identifiable comme la robinsonnade, le thriller, le roman historique, la dystopie…
C’est en projetant l’acte d’écrire que les élèves entrent dans la lecture. Ils découvrent que tout texte n’est que le Palimpseste d’un autre. Ils vont puiser dans les textes narratifs lus thèmes d’inspiration, caractéristiques d’écriture et étapes narratives. La créativité peut ensuite émerger du cadre imposé par le genre lui-même.
Votre blog se nomme « Lire, écrire et publier au collège » : pourquoi vous semble-t-il pertinent de publier aussi les travaux d’élèves ?
Grâce à l’objectif de publication, les élèves comprennent l’intérêt de tout le travail d ‘écritures et de relectures : ils participent volontiers aux réécritures successives.
Valoriser ces productions par la publication en ligne et l’auto-édition permet de multiplier le nombre de lecteurs et donc de valoriser encore plus le travail des élèves. Mais la publication permise par les nouveaux outils technologiques doit être considérée avec prudence. En effet, il ne s’agit pas de donner l’illusion aux élèves qu’ils sont réellement publiés par des éditeurs reconnus mais plutôt d’utiliser le blog comme moyen de diffusion et le livre papier comme moyen de finaliser le projet d’écriture par une version concrète, palpable, qui a encore une aura particulière auprès des élèves. Ils sont fiers de posséder un livre qu’ils ont écrit ou de montrer à leurs camarades, des années après sa publication, l’ouvrage qui se trouve encore sur les rayons du CDI…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Les dystopies 2016-2017 sur le blog de Karine Veillas
Les dystopies 2015-2016 sur le blog de Karine Veillas
Sur La Page des Lettres de l’académie de Versailles
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