Le mot « intelligence » est si commun que son emploi permet tous les excès ou les approximations. Cela d’autant plus que nombre de scientifiques estiment que ce terme ne définit pas réellement une entité, que ce n’est au plus qu’une notion, un mot pratique, mais pas vraiment scientifiquement attestée. Dans le monde de l’enseignement ce mot est évidemment au coeur de l’imaginaire collectif, tant le lien entre l’enfant, le développement et l’enseignement est lié au développement principal des capacités du cerveau et un peu (mais moins) du corps. C’est d’ailleurs ce primat d’une forme d’activité du cerveau sur d’autres qui a amené Howard Gardner à développer l’expression « intelligences multiples », qui suscite tant d’adhésion dans le corps enseignant et si peu dans le monde scientifique. Car, même Howard Gardner reconnaît que le recours au terme intelligence est un raccourci qui lui permet de mieux faire passer l’interrogation qu’il pose aux systèmes d’éducation formelle, scolaires en particulier.
Insaisissable intelligence…
L’intelligence n’existe donc pas sauf dans l’imaginaire individuel et collectif, dans notre monde qui donne aux performances du cerveau une image mythique et qui désormais le met en compétition avec la machine. Quand, jeune enseignant, je découvrais l’informatique et ses langages, j’étais fasciné par le rapprochement possible entre le fonctionnement du cerveau et celui de l’ordinateur. Ayant étudié la psychologie et entre autres les tests d’intelligence (WAIS, WISC et autres), nous avons rapidement compris l’intérêt et les limites du terme « intelligence ». L’intérêt est qu’il désigne une entité multiforme et quasi insaisissable dès qu’on s’en approche, mais les limites portent sur la variété des éléments qui sont censés la constituer et sur l’impossibilité dans de nombreux échanges d’amener les interlocuteurs à sortir de ce terme valise pour simplement évoquer telle ou telle partie du fonctionnement du cerveau.
Le retour au-devant de la scène de « l’intelligence artificielle » doit donc être questionné. Ce questionnement porte non seulement sur le sens qui est donné à l’intelligence, mais aussi sur l’idée d’une artificialisation et surtout sur la force médiatique et imaginaire de l’expression. Plus encore, la publication récente d’articles sur Intelligence Artificielle et Education à l’instar de la multiplication des travaux qui parlent de Deep, Machine, et autres « learning » analytics nous invite à questionner au-delà de la pertinence des mots, la pertinence des questions posées.
De nombreux auteurs confirment au premier rang la question du sens du terme et au second rang les instruments qui se sont créés autour de ce terme : dans son ouvrage « Peut-on mesurer l’intelligence » (Le pommier 2014), Sylvie Chokron, tout comme René Baldy dans son article (Cahiers Pédagogiques n° 454) ou encore Michel Tort, qui en 1974 (ed. Maspéro) pourfendait les tests et surtout la définition de l’intelligence qu’ils sous-tendaient ainsi que les conséquences sociales de leur utilisation, tous dénoncent ces deux abus. Sylvie Chokron écrit dès le début de son ouvrage : « De nos jours l’intelligence est généralement définie comme la capacité à utiliser et à mettre en relation des connaissances dans des tâches impliquant la résolution de problèmes ou l’adaptation à des situations nouvelles ; mais la majorité des chercheurs s’accorde à reconnaître que nous ne savons toujours pas ce que recouvre ce terme » (p.8). Etonnante définition proposée ici qui recouvre en grande partie ce que certains auteurs nomment « compétence ». Comme si être intelligent c’est être compétent dans une situation, de préférence nouvelle (ce qui renvoie aussi aux débats sur la définition du terme « compétence »).
Le mythe des Learning Analytics
Dans les années 1980, un premier engouement pour l’intelligence artificielle avait provoqué un mouvement important en direction de cette vision mythique de l’informatique. On ressentait bien à l’époque que l’on répondait aussi bien à un fantasme (de toute puissance de la machine) qu’à une peur (de la soumission à la machine). En éducation aussi l’idée faisait son chemin retrouvant alors ce vieux mythe de la machine à enseigner. Le retour actuel, comme le confirment Yann Le Cun et Gérard Berry (Collège de France), est lié à plusieurs changements : la puissance de calcul des machines, la capacité à capter de grandes quantités de données, des modèles mathématiques de formalisation et des algorithmes de traitement plus performants.
Au-delà de ces évolutions, il y a bien sûr l’interrogation posée aux éducateurs et plus précisément à la question de l’apprentissage. Sciences cognitives et informatique semblent faire cause commune pour tenter d’identifier les « formes » de fonctionnement du cerveau qui apprend, les modéliser et ensuite intervenir sur ce processus. Même si les articles qui en parlent récemment (cf. les liens ci-dessous) relativisent cette intervention, les enseignants (jeunes et moins jeunes) s’interrogent sur leur avenir dans un tel contexte. Bien que rassurants pour eux, ces articles et autres tentatives alimentent l’imaginaire collectif. Comme il y a trente ans, mais aussi comme Alan Turing tentait de le modéliser, l’idéal du cerveau machine reste un mythe profondément ancré et qu’il est difficile de combattre.
Rappelons ici que, pour ceux qui sont au quotidien dans le bain des interactions éducatives complexes, il y a dans l’humain une fonction essentielle : « la conscience de soi ». Or l’idée même de modélisation de cette fonction et surtout son implémentation dans une machine binaire est une fausse croyance. Le simple fait d’en imaginer la possibilité est, pour moi, une faute éthique et anthropologique. L’informatisation rampante de l’environnement éducatif et scolaire gagne chaque jour du terrain. Imaginons l’usage avancé des Learning analytics ou plutôt le traitement des traces des activités des acteurs de l’école, on peut aisément comprendre qu’un projet fou, politique peut-être même, serait alors au service d’une tentative d’automatisation de l’enseignement. Le parallèle avec le monde de la santé, au travers du lien que font certains autour des « evidence based » (medicine ou education), est peut-être le prélude en la croyance d’une maîtrise de l’incertitude humaine.
En utilisant le mot intelligence et ses dérivés, nous commettons une erreur, ou plutôt un raccourci de raisonnement et d’analyse qui favorise les amalgames, les croyances, les fantasmes. Il est temps que chacun de nous s’interroge sur l’utilisation de ces mots et expression au quotidien. Il est indispensable que l’école se rappelle ce sur quoi elle agit réellement : le développement du cerveau et pas l’intelligence…. et qu’elle invite les tenants de l’intelligence artificielle à expliciter leurs travaux et qu’ils renoncent à s’appuyer sur ce mythe pour simplement leur activité marchande…
Bruno Devauchelle
Toutes les chroniques de B Devauchelle
Peut-on mesurer l’intelligence ? Sylvie Chokron, Le pommier 2014
Le quotient Intellectuel, Michel Tort, Maspero 1974