Le numérique et l’école sont présents dans tous les projets présentés par les politiques qui ambitionnent le poste de président de la République. Malheureusement aucun texte, aucun débat, aucun propos ne montre une ligne de pensée différente, voir novatrice par rapport à l’institution actuelle. Les états-majors sont-ils en panne d’imagination ? Non ils sont, pour la plupart, incapables de penser autrement le monde de demain qu’en défendant celui d’aujourd’hui retouché à la marge. Et ce monde d’aujourd’hui marqué par le modèle de sélection négative, dont on sait qu’il ne répond pas aux besoins des citoyens et de la société, se trouve renforcé dans la plupart des programmes d’une manière ou d’une autre. On mettra une exception, qui même si elle semble modeste est significative, celle de la proposition de Philippe Meirieu publiée dans l’ouvrage diffusé par B.Hamon et Y.Jadot en lien avec Michel Wievorka. L’autre autonomie proposée ici semble aller dans le bon sens, même si on peut sentir la résistance jacobine récurrente (bien que souvent ambivalente du côté des acteurs) dans l’institution scolaire.
Des programmes vides sur le numérique
Quand entre 1918 et 1939 les pédagogies nouvelles et actives ont gagné du terrain dans l’estime générale et qu’après la guerre de 39-45, des œuvres comme celles de Paulo Freire ou d’Ivan Illitch ont eu leurs heures de gloire, on s’étonne que le système ait réussi à rester aussi identique à lui-même et au modèle développé au milieu du XIXè siècle. L’irruption du numérique dans l’espace éducatif après vingt années d’attentisme a vu émerger des discours sur les bienfaits pédagogiques d’une technologie qui ouvrirait de nouveaux horizons. Or l’observation de terrain reste (sans plus de jeu de mot) atterrante : on montre les innovations, mais on ne change fondamentalement rien. Et le discours des politiques candidats n’est pas en reste : aucune vision prospective qui marquerait une véritable conception globale de ce que pourrait être apprendre dans le monde actuel et surtout à venir. On s’en remet la plupart du temps au libéralisme (caché parfois derrière le terme autonomie, ce qui est bien différent), au marché, et plus encore au peuple. Cette approche qui repose sur l’idée d’une homéostasie populaire fait plaisir, permet d’avancer qu’on est anti-système alors qu’en fait on en est surtout le continuateur voire le renforçateur…
Pour le dire autrement, l’informatique devenue le numérique sous l’effet de sa généralisation, est en train de devenir soit un instrument pour générer des professionnels (de l’informatique, bien sûr), soit un instrument pour l’élite intellectuelle. Pour ceux qui sont en dehors, il reste l’usage personnel, social, celui imposé par le modèle économique sous-jacent : la place du client et de la marchandise. Client pour dépenser, marchandise (ou produit) pour les sociétés qui ont besoin des données des personnes en vue de mieux leur vendre leurs produits, mais aussi leurs idées. Et bien sûr très peu voire aucune analyse de fond du côté des politiques. Jeux vidéo pour certains, protection des données pour d’autre, surveillance pour d’autres encore et fracture numérique pour tous…. et autres propositions qui de toute façon n’apportent rien d’autre que l’idée qu’il faut continuer de généraliser les objets numériques… on verra bien.
Le jeune sujet ou objet du numérique ?
Mais la question de la fracture numérique est d’abord celle de la fracture culturelle. C’est donc cette séparation, déjà démontrée par Hegel, Feuerbach ou Marx dans leur analyse du rapport humain dans la société, qui est au centre des questions actuelles. C’est aussi celle contre laquelle Condorcet jadis, Joffre Dumazedier plus récemment ou encore Claire Heber Suffren, ont tenté de lutter. Celle dont s’emparent les débatteurs en parlant du système (contre de préférence) et surtout en exprimant ce qu’ils énoncent comme la parole du « peuple ». En opposant ainsi peuple et système, ces orateurs effectuent une usurpation. Celle qui consiste à se sentir habilité à parler au nom de, et celle qui consiste à mettre tout le monde dans un moule unique et enfin celle qui consiste à lutter contre un système tout en en étant complice et membre le plus souvent. Car l’histoire montre bien la résistance générale à envisager une réelle égalité des chances.
Citons ici Condorcet pour bien nous comprendre : « Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse. Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. ». Ce à quoi il ajoute cette phrase « L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie » comme tête de chapitre.
Le renversement opéré par les moyens numériques mis à disposition de tous est important par ce qu’il autorise la parole. Mais ce que l’on observe c’est que ceux qui prennent cette parole restent toujours les mêmes et ils tentent souvent d’interdire la parole des autres (mépris, troll, censure etc.…). Le monde scolaire a lui du mal à imaginer comment développer cette capacité d’autorisation de la parole et surtout ne parvient pas à évoluer dans ce sens. Or le monde politique lui-même est enfermé, avec l’aide des médias de flux, dans cette logique d’une parole dirigée, contrôlée. C’est pourquoi les initiatives, innovations et autres inventions qui vont dans le sens de cette autorisation, en milieu scolaire ou non, sont à encourager. Elles s’appuient le plus sur une approche renouvelée de l’autonomie qui oriente vers l’expression du sujet. Mais l’élève est-il un sujet ou un objet en éducation ? Le jeune est-il un sujet ou un objet dans le monde du numérique ? Pour l’instant les discours des politiques tentent de nous rassurer, mais une analyse plus précise ne peut que nous inquiéter…
Bruno Devauchelle