« A la fin tu es las de ce monde ancien » (Guillaume Apollinaire) : poétiquement et pédagogiquement ancien ? C’est la question que nous posent à leur façon les 1ères de Yoan Fontaine au lycée Bellevue au Mans. Dans le cadre d’une séquence sur Apollinaire, ils ont réalisé leurs propres recueils pour explorer la modernité poétique jusque dans notre culture numérique. Les recueils sont réalisés sur Padlet pour accueillir des productions multimédias diverses. Chacun•e rédige un « avertissement au lecteur » pour expliquer son projet, ses choix, la filiation avec le recueil étudié. Comment amener les élèves à faire l’expérience vivante de la poésie pour que celle-ci soit à son tour une expérience vivante d’un monde en perpétuel mouvement ? La démarche, à la fois créative et réflexive, ouvre des perspectives fort originales pour libérer le français en 1ère de ce qui l’étouffe : le bachotage.
Ce projet de recueil poétique numérique cherche à interroger la notion de modernité : pouvez-vous expliquer cette problématique ?
La notion de modernité poétique nourrit la création artistique et notamment poétique à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Pour faire simple, elle consiste à porter un intérêt à la vie moderne et à la traduire en poésie par une recherche de nouvelles formes d’expression et d’écriture. Différents mouvements d’avant-garde au début du XXe siècle revendiquent ce rapport au monde et à la création : futurisme, cubisme, art nouveau… Apollinaire inscrit son recueil Alcools entre tradition et modernité. Si ce poète reprend des thèmes et des formes poétiques traditionnelles, il multiplie les recherches sur le langage poétique pour renouveler leur expression. Le recueil se « clôt » d’ailleurs sur un grand hymne à la vie renouvelée, avec le poème « Vendémiaire ». Dans « L’Esprit nouveau et les poètes », Apollinaire explique que « les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu’il permet de pénétrer dans l’inconnu, si bien que la surprise, l’inattendu, est un des principaux ressorts de la poésie d’aujourd’hui. » Dans « La Chanson du Mal-Aimé », Paris se métamorphose ainsi sous le regard du poète qui fait surgir des images inattendues : « Soirs de Paris ivres du gin / Flambant de l’électricité / Les tramways feux verts sur l’échine / Musiquent au long des portées / De rails leur folie de machines. »
Comment articulez-vous cette question de la modernité avec le programme de français ?
En transposant cette démarche au monde contemporain, lui-même en mutation (technologies, transports, urbanisme…), les élèves interrogent leur rapport au monde qui les entoure et apprennent à le ré-enchanter par un travail de création poétique.
Ce travail s’articule bien avec les axes de l’objet d’étude « Ecriture poétique et quête de sens », du programme de 1ère : « L’objectif est d’approfondir avec les élèves la relation qui lie, en poésie, le travail de l’écriture à une manière singulière d’interroger le monde et de construire le sens, dans un usage de la langue réinventé. » On oriente la lecture de la poésie dans « ses continuités, ses évolutions et ses ruptures […] On privilégiera l’étude de mouvements qui marquent des étapes dans la revendication d’un renouveau esthétique. »
Quelles ont été les consignes données aux élèves pour le travail à mener ?
Une première consigne est donnée, sous forme de tâche complexe : « Vous créez un recueil poétique moderne, plus de cent ans après Alcools. Vous vous inspirez de la démarche de Guillaume Apollinaire. Quelles formes, quels thèmes, quels contenus et quels moyens de diffusion proposez-vous ? »
La classe s’interroge dans un premier temps sur la forme que peut prendre aujourd’hui un recueil poétique. La diffusion numérique avec ses possibilités créatrices est adoptée : publication gratuite ; enrichissement avec des fichiers sons, images, vidéo ; symbole d’un monde nouveau en train de se construire. Il s’agit alors, en utilisant le site Padlet, de se créer un mur virtuel, d’y intégrer les textes écrits, de l’enrichir avec de nouvelles productions multimédias que rendent possible les outils numériques.
La consigne est ensuite affinée et définie collectivement : « Vous réalisez un recueil qui, dans l’esprit d’Alcools, vise à publier une poésie moderne qui reflète le monde contemporain, tout en s’inscrivant dans la tradition poétique. Vous privilégiez une esthétique du fragment, orientée vers l’idée de modernité numérique. Utilisez le site Padlet afin d’opter pour un mode de publication contemporain qui ouvre des possibilités créatrices : publication de textes, enrichissements numériques par des enregistrements audio, vidéo, ajout d’hyperliens, de montages photos. »
En pratique, comment l’ont-ils réalisé ?
En salle informatique, les élèves créent un espace de publication, un mur Padlet qui permet l’intégration de médias différents. C’est l’occasion de réfléchir collectivement aux règles et enjeux de la publication sur internet. La question des droits d’auteur des textes et images est abordée. Les élèves apprennent à paramétrer un site et à en contrôler les publications.
Ils insèrent ensuite différentes productions déjà réalisées en prolongement de lectures analytiques ou d’approches d’ensemble, puis en produisent de nouvelles en suivant des pistes qui leur sont données.
Ils saisissent du texte et utilisent leurs téléphones portables pour s’enregistrer, filmer, prendre des photos. Les fichiers sont ensuite retravaillés avec différents logiciels permettant de traiter le texte, l’image, le son, la vidéo, puis insérés dans le mur qu’ils façonnent et agencent à la manière d’un recueil.
Les productions sont diverses : pouvez-vous nous en donner des exemples ?
Dans leurs productions, les élèves sont incités à moderniser les mises en page, les mises en voix, tout ce qui peut placer l’écriture dans un espace contemporain enrichi par le développement des usages numériques.
Ils vont par exemple écrire un « carpe diem » moderne, le récit d’une marche dans une rue contemporaine transfigurée. L’image est travaillée en réalisant une vanité contemporaine ou un frontispice pour le recueil, à la manière de celui de Picasso pour Alcools. Des lectures de poèmes ou de fragments de poèmes sont enregistrées, mises en musique pour ceux qui le souhaitent. Certains filment une rue en mouvement et accompagnent les images d’une lecture de vers… Des productions sont imposées à tous mais des pistes sont données pour les élèves qui souhaitent approfondir. Les possibilités sont multiples et rapidement les élèves prennent eux-mêmes des initiatives en inventant et explorant de nouvelles propositions.
Comment avez-vous amené les élèves à donner sens à leurs créations ?
Ce projet favorise une réflexion sur la notion de « recueil ». Celui-ci ne doit pas apparaître comme une simple compilation de documents, mais présenter une architecture reflétant une intention. Les élèves donnent une unité et une cohérence thématique à leur recueil par le choix d’un titre, d’une image en arrière-plan, une organisation des fenêtres sur la page d’accueil.
Ils rédigent également un avertissement au lecteur qui doit prendre la forme d’un manifeste d’avant-garde, expliquant le projet et sa démarche, les choix effectués, la filiation avec le recueil d’Apollinaire. Cette situation d’écriture les conduit à s’interroger sur la notion même de poésie à travers l’évolution de ses pratiques et de ses formes. La réalisation d’un frontispice moderne de l’œuvre, à l’image de celui de Picasso pour Alcools, doit matérialiser cette inscription entre tradition et modernité. Enfin, le projet doit être présenté aux autres, puis publié sur le blog de la classe.
L’enseignement du français en 1ère est souvent contraint et formaté par la préparation au bac de français : au final, que vous semble apporter un tel projet qui se libère quelque peu de la routine du « bachotage » ?
Les démarches de tâche complexe et de travail en projet favorisent l’engagement des élèves tout en leur permettant d’approfondir, par la pratique, la compréhension, la connaissance, l’analyse et l’appropriation des démarches du recueil étudié.
D’autre part, la diversité des médias produits est l’occasion de travailler différentes compétences : écriture, lecture, oral, travail de l’image, compétences numériques multiples. Certains exercices du baccalauréat sont travaillés : écriture d’invention, lecture expressive, connaissances de l’objet d’étude en vue d’une dissertation… Lors de l’épreuve orale, les élèves peuvent mettre en valeur leur investissement en présentant ce travail. Le fait de s’être impliqué, d’y avoir trouvé de l’intérêt facilite la prise de parole.
D’autres éléments sont également en jeu : travail coopératif, entraide, investissement. Les élèves qui se voient donnés un espace et des conditions pour s’engager dans un projet, peuvent révéler des trésors de créativité. L’autonomie, la prise d’initiative sont alors des composantes fortes du travail mené.
Enfin, ce dispositif permet de différencier très simplement dans le cadre de la classe. Certains élèves se concentrent sur quelques « figures imposées », quand d’autres peuvent approfondir, explorer, enrichir. Le professeur est libre de circuler, de réguler, d’aider. Quitter la posture frontale développe un autre rapport, plus coopératif, plus constructif.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Productions d’élèves sur le site de l’académie de Nantes
Yoan Fontaine dans le Café pédagogique