Peut-on combattre le harcèlement à l’école sans rompre la loi du silence ? C’est le pari risqué aux conséquences tragiques du jeune héros de « 1 : 54 », lycéen tourmenté en quête de son identité sexuelle. Pour son premier long métrage, le réalisateur canadien Yan England imagine en effet le personnage de Tim qui choisit de se taire et de défier son ‘harceleur’ sur le terrain sportif, dans son domaine d’excellence : la course à pied. Refusant moralisme ou pathos, le cinéaste adopte le point de vue exclusif du protagoniste, et nous incite à nouer une relation intime avec ce dernier. Nous appréhendons ainsi de l’intérieur le trouble affectif et sexuel, les souffrances traversées et les formes de résistance à l’oppression. La fiction sous tension, entre tragédie contemporaine et thriller psychologique, démontre de façon implacable la détresse d’un adolescent à la recherche de sa place dans le monde et l’impasse d’un combat solitaire. Avec radicalité, « 1: 54 » interpelle tous les adultes-parents, enseignants, éducateurs- sur leur responsabilité dans la lutte collective à mener pour que les jeunes, victimes de harcèlement, sortent de l’isolement et du mutisme.
Impossibilités affectives
Dans l’immensité d’un établissement scolaire canadien, Tim (Antoine-Olivier Pilon, formidable acteur) –seize ans, grand blond timide au corps frêle- se sent souvent seul au milieu des garçons à la virilité bruyante, et des filles aux rires en cascade. Heureusement il y a Francis, l’ami avec qui il prolonge les expérimentations proposées par le professeur de physique-chimie en mettant le feu à des cocktails détonants dans un grand hangar désaffecté. Un ami assoupi dont il effleure la joue en un baiser furtif. Une amitié bien difficile à assumer alors que Tim lui-même ne sait pas vraiment où il en est et que la rumeur, attisée par quelques camarades malveillants, se répand rapidement selon laquelle tous deux seraient homosexuels.
La rumeur relayée avec cruauté chez les élèves conduit Francis au désespoir et au suicide sous les yeux de son compagnon rempli de chagrin. Cette fin terrible renforce la révolte intérieure de Tim, le condamne au silence, l’isole davantage des autres.
Pour rompre son isolement, briser le cercle vicieux dans lequel l’enferme les brimades orchestrées par le meneur au regard sombre, Jeff (Lou-Pascal Tremblay), la belle et avenante Jennifer (Sophie Nélisse) lui offre son ‘cœur’ et son bras. Tim a un temps le sentiment d’appartenir à nouveau à un collectif, de pouvoir partager étude et sport, fête, danse et musique. Avec une constante dans son attitude par rapport au harcèlement : en dépit de provocations et d’accrochages, répétés, allant jusqu’à la violence physique, avec Jeff, il n’en dit pas un mot à son entourage. A fortiori lorsque le ‘harceleur’ menace de faire circuler sur les réseaux sociaux des photos compromettantes de Tim en compagnie d’un garçon, des clichés pris par Jeff à la faveur d’une fête très ‘alcoolisée’.
Impasses fatales
Soutenu par l’affectueuse Jennifer, élevé par un père bienveillant (et veuf), supporté par un éducateur sportif déterminé (qui lui propose un entrainement de nuit sur la piste), Tim choisit de revenir sur le terrain où il excelle, la course à pied, pour y défier Jeff, son tortionnaire. 1 minute 54 secondes, c’est le temps chronométré que Tim doit atteindre sur 800 mètres s’il veut participer aux championnats. Alors que Tim manifeste qualités physiques, concentration, énergie et jette toutes ses forces dans la bataille sportive, il remporte une grande victoire sur lui-même dans l’accomplissement de l’exploit. Il est sur le point de remporter également le duel qui l’oppose à son adversaire, Jeff, qui est aussi son rival dans l’épreuve de course à pied. Mais l’absence de socialisation d’un harcèlement, sans cesse renouvelé, constamment refoulé, conduit la victime à une série d’impasses. De plus en plus coupé des autres –y compris de ses proches, aveugles à sa dérive-, Tim imagine seul la mise en œuvre d’un terrible scénario de vengeance. Nous ne révélerons pas par quels ressorts la machine lancée se retourne contre son inventeur ni comment amis et familiers de Tim, une fois décillés, manifestent leur stupeur attristée.
Nous, spectateurs, sommes plongés dans la peine face à cet élan de vie brisée. La mise en scène empathique de Yan England, parfois soulignée par une partition musicale et une bande-son en écho avec l’imaginaire du héros, accompagne avec justesse les désarrois du lycéen Tim, victime de harcèlement en plein trouble adolescent. A travers une première œuvre, à la fois réaliste et sensible, le jeune cinéaste canadien interroge avec intelligence les codes de la tragédie et du genre policier. « 1 : 54 » questionne surtout notre propre capacité à voir et à entendre, au-delà des apparences, les séismes profonds d’adolescents fragilisés, au moment précis où ils perdent leurs repères et cherchent une voie personnelle. Comme le précise le réalisateur, ‘c’est la responsabilité des adultes et des professeurs de ne jamais renoncer à comprendre, pour faire tomber le silence’.
Samra Bonvoisin
« 1: 54 », un film de Yan England
Prix du meilleur acteur, Prix du meilleur film (jury étudiant), Festival d’Angoulême