Comment mettre en œuvre les humanités numériques dans une discipline comme les lettres ? Les 7-8 mars à Grenoble, un colloque a examiné comment le numérique fait évoluer « la configuration des textes étudiés en classe et leurs approches scolaires. » A l’invitation de l’UMR Litt&Arts de l’Université Grenoble Alpes et du Groupe en Littératie Médiatique Multimodale de l’Université du Québec à Montréal, chercheurs, créateurs, enseignants du secondaire ont tenté de montrer comment dans la didactique de la littérature s’invitent de nouveaux supports, de nouvelles circulations, de nouvelles textualités, de nouveaux espaces et gestes d’apprentissage. Le dernier numéro de la Revue de Recherches en Littératie Médiatique Multimodale éclaire quelques-unes de ces pratiques dans l’enseignement de la littérature. Au menu : blog, tableau numérique interactif, tablettes…
Un blog pour lire-écrire ?
Nathalie Rannou, de l’université de Rennes 2, et Jean-Michel Le Baut, du lycée de l’Iroise à Brest, portent un regard croisé enseignement supérieur – enseignement secondaire sur « le cas i-voix » : un blogue de lecture-écriture-partage à la dynamique étonnante qui « fait éclore des expériences littéraires mobilisatrices, créatives et fédératrices pour la communauté constituée des lecteurs ». L’analyse vise à « repérer les gestes de lecture des blogueurs à travers l’observation directe, stylistique et didactique du blogue i-voix et l’interprétation de témoignages d’élèves livrés en amont. ».
Les nouveaux gestes numériques que les élèves ainsi explorent conduisent à une nouvelle relation à la littérature elle-même. « Le lecteur subjectif se déplace à l’intérieur ou entre les textes, pratique l’interlecture, l’intratextualité, l’intertextualité et l’hypertextualité plutôt que la métatextualité. Par une prise en main vivante de la langue et de la littérature, par « innutrition », comme le disait Rabelais, le lecteur-scripteur s’approprie un phrasé et un regard, un style et une sensibilité, ce qui l’amène à découvrir en lui des ressources d’écriture insoupçonnées. » Et l’article de conclure : « La tenue d’un blogue de classe en cours de français comprend une indéniable portée didactique, à condition qu’il offre un espace d’auctorialité, voire d’émancipation pour les sujets-lecteurs et que le numérique soit appréhendé dans toute sa textualité ; il stimule des gestes de lecture-écriture précieux pour la formation d’élèves impliqués en littérature. »
Un TNI pour la lecture analytique ?
Françoise Cahen, enseignante en lycée à Alfortville, examine l’évolution sur 9 ans de ses usages de la vidéo-projection dans le cadre de la lecture analytique en classe de textes littéraires. A l’origine, en 2007, elle présente des « diaporamas-spectacles » qui « se révèlent très magistraux et descendants, créant une fausse interactivité avec la classe ». Puis une démarche plus socioconstructiviste se met en place : « J’ai ensuite choisi de construire les diaporamas en classe, avec les élèves, en négociant par le dialogue le contenu des analyses que nous rédigions ensemble. » L’usage d’ordinateurs portables et de smartphones a permis enfin une construction plus collaborative encore de l’interprétation : « depuis deux ans, grâce à l’outil collaboratif Padlet, j’accrois la réelle participation des élèves, en partant de leurs réflexions spontanées, qui vont s’inscrire directement sur le tableau collectif autour du texte étudié. »
Françoise Cahen raconte également combien l’étude d’œuvres hypermédiatiques en classe s’avère riche de promesses : « Ces nouveaux types d’œuvres, à la frontière de l’art contemporain, sont pour les élèves l’occasion de s’interroger sur la nature même de la littérature ». Mais ce renouvellement du corpus pose aussi des difficultés tant il se heurte aux modalités et conditions matérielles des épreuves du bac : « Dans l’idéal, il faudrait que le recours à la vidéoprojection soit possible dans la salle même où est produit l’oral de l’épreuve. Je pense également qu’il serait nécessaire de former davantage le personnel enseignant de lettres à la littérature numérique, qui est un excellent support de cours, et souvent très facile à mettre en rapport avec de la littérature plus classique. »
Des tablettes pour de nouvelles modalités de travail ?
Chercheurs en didactique de la littérature à l’Université du Québec à Montréal, Marie-Christine Beaudry et Sylvain Brehm ont mené une étude de cas auprès d’une enseignante de français sur les usages de l’ipad dans ses classes du secondaire. La tablette y constitue surtout un outil de consultation et de travail sur les notes de cours, notamment en grammaire et dans le manuel de français, simple version numérisée du manuel papier. L’enseignante ajoute à ces notes de cours des vidéos réalisées par ses élèves ou par elle-même sur un élément précis. Intérêts : moins de cours magistraux, des élèves plus actifs en classe, une différenciation pédagogique facilitée, un renforcement de l’autonomie et des interactions entre les apprenants.
Cependant, constate l’étude, « l’enseignante met peu les élèves en situation de lecture de récits de fiction sur leur iPad » tant les élèves semblent préférer eux-mêmes la lecture papier. Encore faut-il souligner l’inadéquation qui demeure entre le support et le contenu proposé (voire le genre littéraire lui-même ?) : « L’enseignante que nous avons interrogée a mentionné avoir proposé à ses élèves de lire une pièce de Molière en version papier ou en version numérique. Or, lorsqu’on parcourt l’offre éditoriale disponible sur iTunes, on constate que la plupart, sinon la totalité, des versions numériques des œuvres classiques sont, en fait, de simples numérisations des versions sur papier. Dans ces conditions, non seulement la lecture sur iPad n’apporte-t-elle aucune plus-value, mais elle fait même ressortir l’inadéquation entre certains éléments de contenu (des photographies en noir et blanc de comédiens du siècle dernier, par exemple) et les attentes des élèves, habitués à un design graphique plus contemporain, »
D’autres usages des tablettes en cours de français ont lieu : activités autour de la lecture via des applications telles que Inspiration, AnswerGarden ou ExplainEverything, mise en œuvre d’un blogue de discussion autour des œuvres lues en classe. Cependant, est-il constaté, les élèves sont assez peu amenés à écrire via la tablette : « L’une des pistes à privilégier pour développer de nouvelles activités d’écriture pourrait être celle des productions médiatiques multimodales, par exemple, grâce à des applications telles que iBooks destinées à la création de livres interactifs. » Conclusion de l’étude : « la tablette constitue un outil pédagogique, mais est moins utilisée dans un but didactique. »
Perspectives
Si les humanités numériques ouvrent un champ de réflexion et d’action interdisciplinaires, elles offrent des pistes de travail particulièrement intéressantes en lettres. C’est que l’impact du numérique, qui transforme nos façons de lire et d’écrire, y est particulièrement fort. L’objet même du savoir à transmettre y est reconfiguré : la littérature est une invention du livre, de nouvelles textualités et de nouvelles relations à l’écrit sont en train d’advenir.
En témoignent aussi de nouvelles propositions de circulation dans les œuvres ou à partir des œuvres comme celles qui ont été présentées à Eduspot. Le projet eBalzac travaille à une édition numérique enrichie de l’œuvre de Balzac permettant la mise en avant des textes sources qui ont pu influencer l’écriture balzacienne. Le Labex OBVIL veut développer toutes les ressources offertes par les applications informatiques pour explorer la littérature française : « l’OBVIL est un laboratoire dévolu à l’observation et à l’analyse des transformations des conditions de la création littéraire et de l’épistémologie critique », « la recherche veut s’appuyer sur une bibliothèque électronique constituée de corpus d’œuvres et de commentaires critiques numérisés ou recueillis grâce au processus de veille électronique, et sur des outils de recherche informatiques innovants. » Divers projets y sont déjà lancés, par exemple pour renouveler nos approches d’Apollinaire, Molière, Paulhan ou Ponge.
L’enjeu est fort : réconcilier la culture du livre et la civilisation des écrans. Cela suppose, par-delà les murs qui séparent trop souvent enseignement supérieur et enseignement secondaire, d’explorer et de didactiser de nouvelles modalités d’apprentissage pour les élèves et de nouveaux gestes professionnels pour les enseignants.
Jean-Michel Le Baut
Programme du colloque à Grenoble
Livret d’accompagnement du Dialogue des humanités numériques à Eduspot