Les humanités numériques ouvriraient-elles un nouveau champ de réflexion et d’action pour tous les acteurs de la communauté éducative ? Par définition, elles invitent à aborder le numérique comme milieu de construction, d’organisation et de diffusion des savoirs et à en faire un objet d’étude. Elles appellent aussi à tisser des liens entre enseignement supérieur et enseignement scolaire pour que théorie et pratique s’éclairent l’une l’autre. Des voies en ce sens sont en train d’être tracées comme au salon Eduspot à Paris : un dialogue interdisciplinaire s’y est noué entre chercheurs, enseignants et interlocuteurs académiques au numérique Ce dont il s’agit pour les acteurs du monde éducatif, c’est peut-être de commencer à constituer un réseau : pour que tous se mettent en recherche ?
Un dialogue interdisciplinaire à Eduspot
Le 8 mars, au salon Eduspot, une table ronde a réuni enseignant•e•s et chercheur•se•s autour des mutations en cours pour lancer un « Dialogue des humanités numériques ». Ange Ansour, pour les Savanturiers, Claire Bourhis-Mariotti, maîtresse de Conférence, à l’université Paris 8, Suzanne Dumouchel, ingénieure de recherche au CNRS, et Jean Michel Le Baut, professeur de lycée à Brest, responsable du projet i-voix, ont confronté leurs expériences et analyses pour tenter de percevoir ce que le numérique change aux gestes métier de l’apprentissage, de l’enseignement et de la recherche, de saisir aussi ce qu’il transforme dans les savoirs eux-mêmes. Le séminaire, organisé par la Direction du Numérique Educatif, réunissait les réseaux académiques des IAN et des DANE. Un livret d’accompagnement réalisé par Elie Allouche est venu éclairer et prolonger les réflexions. Via un pad collaboratif, chacun a pu simultanément interroger les mutations en cours pour un exercice en live de pratique réflexive partagée…
Questionnements
Qu’est-ce que le numérique (dans ses divers modes d’utilisation et d’appropriation) change dans nos manières d’apprendre ? En quoi le numérique transforme-t-il les savoirs eux-mêmes (ex. : nouvelles façons de lire, d’écrire, un nouveau rapport à la « littérature », réseaux sociaux, circulation et traitement des données …) ? Comment amener les élèves eux-mêmes à analyser leurs propres pratiques, à devenir des praticiens réflexifs ? Quelles convergences entre les thématiques/problématiques des humanités numériques et les enjeux du numérique dans l’éducation ? Comment se manifeste le réseau des humanités numériques (événements, publications, outils, cursus, problématiques, etc.) ? Le numérique dans l’enseignement, l’apprentissage et la recherche : quelle continuité, quelle articulation entre l’enseignement scolaire et l’enseignement supérieur ? Comment se traduit l’interdisciplinarité au sein des humanités numériques (organisation, réseau, sujets d’étude, problématiques, méthodes, outils…) ? Quels sont les enjeux de ces changements pour la formation des enseignants ?
Extraits de la réflexion collective
« Le numérique permet de créer une continuité dans et en-dehors de la classe dans les apprentissages. »
« Il facilite la mise en place effective d’une école inclusive, prenant en compte les particularités de chacun pour apprendre ensemble. Il valorise l’intelligence collective et en cela permet à chacun de trouver sa place. «
« La construction de la réflexion prend le pas sur la mémorisation. En cela même le silence d’un élève ou l’erreur prononcée, contribue à la construction de la réflexion. Permet à la coopération de prendre le pas sur la compétition. «
« Le numérique permet d’établir des liens, de scénariser les concepts pour leur donner du sens par le biais de vidéos par exemple. Il permet également d’anticiper et d’automatiser les feedbacks à destination des élèves afin de pouvoir répondre en « temps réel » de manière différenciée à l’ensemble d’une classe. Il permet également de continuer ces retours lorsque l’élève se retrouve à son domicile et ainsi de lui faire bénéficier d’un soutien à ses apprentissages quel que soit le lieu et le moment. Ce faisant, il oblige l’enseignant à mieux réfléchir à ces feedbacks puisqu’il doit les anticiper. Le numérique interroge la pédagogie de chacun. »
« Il redonne une place à l’erreur dans l’apprentissage. Apprendre ce n’est pas simplement savoir, c’est faire, refaire, se tromper, réessayer pour consolider des acquis, retravailler des représentations. Il devrait nous permettre d’accéder à des traces d’apprentissage afin que l’évaluation par le biais des critères de réalisation puisse être éclairée par ceux-ci. »
« Il bouscule aussi les représentations de la place de celui qui sait, depuis la démocratisation du numérique, chacun peut « dispenser » du savoir (ou plutôt du contenu, car celui-ci n’est pas encore validé à ce stade), partager l’objet de ses recherches…Le nombre de vidéos de vulgarisation scientifique a explosé ces dernières années. En revanche, par là même il nous confronte à l’infobésité ou l’infopollution. Apprendre n’est plus accéder au savoir, c’est aussi faire un tri : savoir ce qu’il faut savoir pour accéder à une information de qualité. »
« Le numérique favorise le learning by doing de Dewey, il favorise l’apprentissage expérientiel par le biais d’immersion ou de simulation ( apprentissage par le biais des jeux). «
Le numérique « permet en effet d’envisager l’intégration des élèves et des étudiants à travaux d’utilité collective au sein de projets. »
« Il y a une horizontalisation du savoir, de l’échange. »
« Le numérique nous contraint à prendre en compte le paramètre de l’obsolescence rapide : des contenus, des outils-instruments, des modalités de mise en œuvre. Une obsolescence constructive puisque créatrice de nouveautés mais contraignante. »
« Nous sommes passés en quelques années à un nouvel internet : celui des algorithmes, celui de la recommandation, qui analyse nos traces pour nous guider et nous assigner à résidence. C’est une nouvelle responsabilité majeure qui nous incombe : faire prendre conscience à nos élèves de la façon dont on structure nos usages et notre perception du monde ; apprendre aussi à s’en libérer, retrouver le plaisir de la sérendipité, donner le goût d’aller voir ailleurs, de découvrir des sites, des applications, des usages inconnus, travailler à exercer sa créativité en ligne. »
« Ce qui est là dans la machine, ce n’est pas le savoir, ce sont au mieux des informations. L’essentiel du travail est là : comment passer de l’information à la connaissance ? Cela suppose une action, cela suppose même une transformation. Apprendre avec le numérique, c’est prendre, et reconfigurer. »
« Il est nécessaire de « développer la compétence du savoir publier : écrire multimédia, publier, diffuser, partager, … »
« L’élève n’est plus seulement consommateur mais également producteur de savoir. Et constructeur de raisonnement. On arrive à une intelligence réflexive grâce à l’usage de la publication de ces productions et l’émergence de l’exigence de qualité qui découle de cet acte de publication. »
« La révolution Gutenberg a diffusé la lecture, la révolution numérique démocratise l’écriture. Jamais, dans l’histoire l’humanité, les ados n’ont passé autant de temps à écrire ! L’écriture leur est devenue une activité quotidienne : qu’est-ce que l’Ecole fait de cette appétence générationnelle pour l’écriture ? le défi n’est-il pas de transformer cette appétence en réelles compétences ? Toute activité de lecture doit s’accompagner désormais d’une activité d’écriture et que celle-ci doit même se faire sur internet pour avoir du sens, donc susciter un vrai travail des élèves. Il s’agit désormais à l’Ecole comme à la maison d’aller écrire là où le monde nous traverse et où nous le traversons : en ligne. »
« Le livre était un objet clos sur lui-même, en quête de structuration rigoureuse et de perfection esthétique, volontiers linéaire pour accompagner le défilement des pages qu’on tourne, essentiellement composé de mots… L’écrit, à l’heure numérique, est ouvert : ouvert à d’autres pages sur le web, ouvert à des circulations plus variées et sinueuses de l’œil, des doigts et de l’esprit, ouvert à de nouvelles textualités qui accueillent aussi images, sons, vidéos …., ouvert aux lecteurs eux-mêmes qui peuvent se glisser à l’intérieur de la page pour la réécrire, qui peuvent interagir par des commentaires, des réponses, des like et des retweets … Qu’est-ce que cela implique ? Déjà de renouveler le corpus des œuvres abordées à l’Ecole pour accueillir les nouvelles formes d’écriture web ou de créations hypermédiatiques. De transformer aussi les genres scolaires : des formes de production qui ont été conçues et codifiées au temps de l’écriture papier vont devenir vite obsolètes si elles ne se renouvellent pas et si on n’invente pas à l’Ecole, avec les élèves, de nouvelles façons d’écrire, plus créatives et collaboratives. Enfin de lancer une entreprise de désacralisation, des savoirs en général, du livre, de la littérature, de l’écrit en particulier : reconsidérer par exemple l’histoire littéraire pour aborder les œuvres dans le vif de leur création plus que dans la glorification patrimoniale, écrasante ; autoriser les élèves à jouer avec les œuvres, à jouer de l’intérieur des œuvres, à créer à leur tour pour les autoriser à conquérir eux-mêmes le monde par les mots. »
« L’un des points de convergence et de dialogue importants pourrait être la formation des enseignants. Il convient d’associer les enseignants à la réflexion sur l’évolution de leurs champs disciplinaires et à la construction de cette transdiscipline que constituent les HN (outillage, méthodes, fondements épistémologiques). Aussi d’intégrer le champ des HN dans une réflexion plus large sur l’évolution des compétences numériques des professeurs et des élèves, pour ne pas limiter celles-ci à de l’informatique mais en y incluant les dimensions culturelles, médiatiques, informationnelles, formation à la recherche, etc. »
« Envisager un tronc commun culture et humanités numériques bac-3/bac+3. Possibilité pour les enseignants du primaire ou secondaire de s’appuyer sur l’expertise de chercheurs sur des projets comme le proposent déjà les Savanturiers. »
Perspectives
Comme le montre ce dialogue, comme le montre chaque année le Rendez-vous des Lettres (dont les vidéos de la dernière édition sont désormais en ligne), les humanités numériques ouvrent bien des horizons pour repenser notre façon de nous relier au savoir comme de « faire société » (Luc Dall’Armellina). Elles constituent pour chaque enseignant•e un beau défi : une invitation à reconfigurer sa posture et ses gestes professionnels, à élargir le champ même de la connaissance où accompagner les élèves dans leur cheminement. Elles sollicitent aussi le système tout entier.
Pour favoriser l’interdisciplinarité : cela suppose que dès l’université, dans les concours de recrutement, dans la formation initiale et continue, on n’isole pas les enseignants dans l’orgueil de la supposée maitrise d’une seule discipline, mais bien qu’on leur apprenne la mobilité et l’incertitude des savoirs. Pour favoriser aussi le dialogue entre le secondaire et le supérieur : condition essentielle pour que tous s’emparent des nouvelles problématiques et des nouvelles pratiques en train d’émerger, pour que s’opère « la didactisation de ces nouveaux corpus, genres et formats » susceptible d’aider à « outiller les pratiques » (Magali Brusnel et Nathalie Lacelle), pour que tous, enseignants comme élèves, se fassent résolument chercheurs.
Chiche ?
Jean-Michel Le Baut
Le Rendez-vous des lettres dans le Café pédagogique
Livret d’accompagnement du Dialogue des humanités numériques à Eduspot
Elèves chercheurs d’i-voix dans le cadre des Savanturiers
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