Si le 8 mars dernier, nous avons célébré la Journée internationale des droits des femmes, il reste un long chemin à parcourir pour qu’il les inégalités des femmes par rapport à leurs homologues masculins disparaissent réellement. Et c’est notamment le cas en histoire et des ressources numériques relatives à leur histoire.
Dans la perspective de la Journée internationale du droit des femmes de cette année, le journal québécois Le Devoir publiait le 4 mars un article sur l’« histoire invisible des femmes ». Alors que le numérique devrait offrir de belles perspectives en la matière, le journaliste relevait qu’en 2017 et en français, 16,1% seulement des biographies publiées sur Wikipedia étaient consacrées à des femmes (1).
Comme le notait Sandrine Ricco, coordinatrice du Réseau québécois en études féministe (RéQEF), une partie de l’explication vient que, dans l’immense majorité des cas, les contributeurs de l’encyclopédie en ligne sont des hommes (à 90%). Pour cette dernière, ceci expliquerait que
« les actrices pornographiques sont méticuleusement référencées par plus de 1000 contributeurs. Leurs notices ont été bonifiées plus de 2500 fois. En revanche, rien de comparable pour les poétesses »
Mais la situation n’est pas meilleure dans le très sérieux Dictionnaire biographique du Canada (DBC). En gros, dans ce projet né en 19159 et après 15 tomes, le pourcentage de notices biographiques consacrées aux femmes est d’environ 500 sur un total de plus de 8000. Dans le prochain tome en cours de réalisation, le pourcentage équivaudra à celui de Wikipedia. Pourtant, explique l’historienne Micheline Dumont, la documentation existe.
Pour tenter de remédier à cette situation peu reluisante, le 8 mars dernier les réseaux féministes canadiens, français et suisses se sont mobilisés pour corriger ou proposer de nouvelles entrées biographiques sur l’encyclopédie en ligne.
A Montréal, le RéQEF en collaboration avec la bibliothèque de l’UQAM, a invité les femmes à écrire de nouvelles notices pour rééquilibrer le portrait social relayé par Wikipédia. Il a suggéré à cette fin une liste d’environ 300 noms de femmes québécoises issues du monde des arts sur lesquelles il conviendrait de se pencher.
A Genève, en Suisse, depuis octobre 2015, le projet « Suisse/Biographie des femmes en Suisse » a proposé plusieurs ateliers et un accompagnement pour la rédaction d’articles consacrés à des femmes. Ce projet est l’œuvre de la Fondation Émilie Gourd et du Service de l’égalité de l’Université de Genève en partenariat avec l’association Wikimedia CH. Une rencontre mensuelle est également organisée. La démarche a rencontré un succès certain puisqu’au 31 janvier 2017, 115 articles avaient été créés(2). Il n’en demeure pas moins que les rédactrices se sont souvent heurtées au manque de sources(3) et que ce critère est déterminant dans l’attribution d’une page Wikipedia :
« Selon les principes fixés par la communauté de l’encyclopédie en ligne, il faut au minimum deux sources secondaires pour qu’une personne mérite un article, précise la chargée de projet au Service égalité. Mais il faudrait peut-être réfléchir à abaisser ce critère pour les femmes car il en élimine beaucoup, et parfois des célèbres. »
C’est une forme de discrimination, au même titre que comme le reconnait sur son site internet le DBC « les critères de sélection — notamment le type d’activités exercées — désavantagent les femmes, dont le rôle public ténu a perduré au moins jusqu’au milieu du XXe siècle » et les individus, érigés en monuments de papier, constituent le point de gravité de l’écriture historique pour le DBC comme pour Wikipedia. Au-delà du cas des personnages féminins, monsieur et madame Tout-le-monde sont exclus de la trajectoire historique en voilant leurs luttes et leur existence derrière le voile d’un récit linéaire où ne sont présentées que les naissances et les morts de grands personnages et les dates de leurs principaux faits d’armes. La lutte des femmes pour l’égalité est donc une lutte beaucoup plus large.
A ce titre, il faut relever l’initiative prise par la société de production Bohemian Film (Genève). Cette société a mis en chantier une série de cinq films de fiction intitulés « Les pionnières » pour rendre justice au destin de cinq femmes. Le première film vient de sortir en salle et est consacré au destin d’Elisabeth Eidenbenz. Un autre est en tournage à propos d’Henriette Favez, alias Enrique Fawer. Ces deux figures féminines méconnues en Suisse, ont connu un destin hors norme et ont été actives dans l’humanitaire. La première, Elisabeth Eidenbenz (1913-2011), comme infirmière au service des mères et des enfants réfugiés en France pendant la Deuxième Guerre mondiale est à l’origine de la « Liste Schindler catalane ». La seconde, Henriette Favez (1786 ou 1791-1856) médecin antiesclavagiste à Cuba, a brisé les codes sociaux de son temps au 19e siècle après s’être faite passée pour un homme à La Sorbonne afin de devenir médecin, puis de pratiquer son art à Cuba(4).
La Maternité Suisse d’Elne (Pyrénées-Orientales) après sa restauration. Source : Wikipedia
Concernant Elisabeth Eidenbenz, le film « La lumière de l’espoir » la présente en 1942 et raconte la vie tourmentée de la maternité, installée dans un manoir de la campagne pyrénéenne à Elne, entre femmes qui accouchent, enfants qu’il faut occuper et éduquer, polices française et allemande qui veillent, résistance qui s’organise et pères enfermés dans les camps du voisinage.
A noter également que sur le plateau du tournage, l’équipe était à 95% féminine. Des deux scénaristes à la réalisatrice, Silvia Quer, de la productrice catalane, Miriam Porté de Distinto Films, aux actrices jusqu’à l’équipe technique, les hommes étaient rares.
La sortie de ce film coïncide aussi avec la volonté affichée par la Suisse officielle de mieux se souvenir de l’épisode de la Shoah. Elle vient d’ailleurs de prendre la présidence de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Une nouvelle qui n’a pas fait beaucoup de bruit alors que le sujet est pourtant sensible et que la Suisse s’est porté volontaire pour le poste. La Suisse fait partie depuis 2004 de cette alliance fondée en 1998 sur une initiative suédoise et qui compte dans ses rangs la majorité des pays européens ainsi que les États-Unis, le Canada, l’Argentine et Israël. Son rôle ? Promouvoir la recherche historique et l’éducation sur l’Holocauste afin de perpétuer la mémoire des victimes de la folie nazie.
Comme s’interroge le journal suisse Le Matin(5), pourquoi la Suisse, dont les rapports avec son passé durant la Seconde Guerre mondiale sont compliqués, a-t-elle voulu cette présidence ?
Pour Benno Bättig qui va occuper ce poste pour un an, c’est parce que la Suisse se serait toujours engagée pour la défense des droits de l’homme et des minorités. Pour l’historien Hans Ulrich Jost cette démarche viserait surtout à améliorer l’image de la Suisse à l’étranger.
Concernant l’enseignement de cette période difficile pour la Suisse officielle, indique Hans-Ulrich Jost
« Chez nous, on ne veut pas une histoire critique, mais des mythes. Tous les deux ou trois ans, la question de l’enseignement de l’Holocauste revient, mais sans réelle évolution, c’est trop sensible. »
Toujours est-il que parmi les projets prévus, on trouve une application destinée aux jeunes qui leur présentera quatre destins individuels de rescapés des camps. Cette ap-préciation, élaborée par la HEP de Lucerne avec des partenaires autrichiens et allemands, ne sera néanmoins dans un premier temps réalisée qu’en allemand.
Dès lors, et en attendant, on n’hésitera pas à visionner avec nos élèves le film « La lumière de l’espoir » pour rencontrer le destin exemplaire d’Elisabeth Eidenbenz, d’emmener nos classes lorsque cela est possible sur la frontière là où des réfugiés sont passés et se sont fait refouler ou d’organiser des rencontres avec des rescapés de l’Holocauste qui souvent restent notre meilleure arme contre le négationnisme.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes
(1) L’histoire invisible des femmes | Le Devoir (4 mars 2017)
http://web2.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/493173/les-grandes-oubliees-l-histoire-invisible-des-femmes
(2) Projet:Suisse/Biographies des femmes en Suisse — Wikipédia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Projet:Suisse/Biographies_des_femmes_en_Suisse
(3) Egalité homme-femme : Plus de 80 Romandes débarquent sur Wikipédia. La Tribune de Genève, 30 juin 2016
http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Plus-de-80-Romandes-debarquent-sur-Wikipedia/story/10914274
(4) Portraits de deux Suissesses exceptionnelles. L’Hebdo, 22 septembre 2016.
http://www.hebdo.ch/hebdo/culture/detail/portraits-de-deux-suissesses-exceptionnelles
On consultera également la page consacrée par la Télévision suisse romande à l’occasion de la sortie en salle du film. La lumière de l’espoir, de Sylvia Quer :
https://www.rts.ch/fiction/8303492-la-lumiere-de-l-espoir-de-sylvia-quer.html
A noter également que le site de l’académie de Dijon consacre une page et des res-sources à Elisabeth Eidenbenz. Hommage à Elisabeth Eidenbenz (1913-2011) – Site langues de l’académie de Dijon :
http://langues.ac-dijon.fr/spip.php?article2046
En tant que « Juste », elle dispose également d’une page :
http://www.ajpn.org/juste-elisabeth-Eidenbenz-1009.html
Enfin, on pourra consulter la page Wikipedia qui lui est consacrée. Élisabeth Eidenbenz — Wikipédia :
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Élisabeth_Eidenbenz
(5) La Suisse veut se souvenir de la Shoah. Le Matin, 9 mars 2017
http://www.lematin.ch/suisse/suisse-veut-souvenir-shoah/story/11993066