Voilà donc qu’arrivent nos fameuses salles dites nouvelles (cf. l’expérience du Learning lab Idea de l’EM et Central Lyon) qui depuis deux ans maintenant s’organisent autour d’un réseau de ces lieux expérimentaux (Learning-Lab Network). Premier constat, l’effet « node », du nom du fameux siège à roulette de la société Steelcase. Il suffirait de remplacer les chaises d’une salle de classe par ces nouveaux sièges, d’y ajouter un tableau blanc interactif pour que l’on puisse claironner que l’on a un « learning lab ». C’est ce qui est en train de faire boule de neige dans l’espace éducatif, secondaire et supérieur en particulier. Plusieurs questions méritent d’être soulevées pour y voir un peu plus clair.
Faire évoluer les pratiques pédagogiques ou donner de nouveaux moyens d’apprendre ?
Mais avant d’entrer dans ces analyses, rappelons cette phrase d’Adolphe Ferrière « C’est pourquoi l’Ecole active adopte la classe laboratoire ou la classe atelier. » Il poursuit : « Des tables mobiles faites de planches posées sur des chevalets. De simples tabourets […]. Le long des parois, des bibliothèques et des armoires où l’on trouve tout ce qu’il faut pour travailler de ses mains ». (Ecole active, 6è éditions 1953, Delachaux et Niestlé, p. 85) La suite du paragraphe évoque plus largement la réorganisation physique de l’établissement scolaire. On le constate donc, tout cela n’est, encore une fois, pas bien nouveau : pour qu’un enseignement permette l’activité, il faut qu’il s’appuie sur un environnement adapté ! Bien sûr le modèle standard de la salle de classe en rang d’oignon privilégie les activités d’écoute, de prise de note et d’immobilité du corps.
A ces espaces, ces mobiliers, il faut ajouter deux éléments essentiels : les moyens numériques et surtout un projet et des activités d’apprentissages pertinentes en regard des lieux. Activités d’apprentissage et non pas d’enseignement ! Car c’est du point de vue de celui qui apprend que doivent se situer les projets de tels lieux. En effet parmi tous ces lieux créés, on peut identifier ces deux axes : d’une part faire évoluer les formes d’enseignement, d’autre part rendre possible d’autres formes d’apprendre (évoquons aussi les projets de Learning centers). Ceci nous amène donc à analyser ainsi les récentes annonces de tels lieux : d’une part ceux issus de la volonté de faire évoluer les pratiques pédagogiques, d’autre part ceux qui veulent donner aux élèves, étudiants, stagiaires et autres apprenants, des environnements qui s’adaptent au mieux à leurs besoins. Nous constituons ainsi un prisme d’analyse du projet qui regarde d’une part le coté des pratiques d’enseignement et d’autre part le côté des pratiques d’apprentissage, de travail personnel.
Observer les CDI
Ce qui surprend c’est qu’on associe ces lieux au numérique. On le sait dans le monde scolaire, bien avant l’arrivée de l’informatique (1974) la création des CDI est fondée sur cette double idée. C’est d’ailleurs pour cela que les professeurs documentalistes sont pris dans un débat entre les deux dimensions du projet évoquées précédemment. Comment ce lieu atypique, le CDI qui n’est pas une bibliothèque mais bien un lieu au service de l’apprendre, est-il conçu et comment est-il géré, organisé, piloté. On est d’ailleurs très étonné de remarquer le peu d’attention des personnels de direction et d’inspection à l’égard de ces lieux et de ces personnels. Et pourtant c’est dans ces lieux que le numérique a très tôt pris place au travers des logiciels de gestion de base de données documentaires. Avec le développement des ressources numériques, nombre de CDI et bibliothèques ont offert de nouveaux services et accès. Mais cela ne va pas sans poser des problèmes qui sont loin d’être résolus. L’arrivée de ces nouveaux espaces, tout comme les équipements informatiques mobiles (classes mobiles, équipements personnels) est même une concurrence pour ces lieux plus anciens, et le numérique semble faire la différence.
L’aménagement progressif des « ateliers CANOPE » est à regarder comme une illustration de cette évolution. L’arrivée de mobiliers adaptés à de nouvelles pratiques n’est pas nouvelle (coin coussins ou poufs dans les CDI et bibliothèques) mais dans ces ateliers cela s’est systématisé. Est-ce un modèle pour les CDI de demain ? Est-ce un modèle pour les salles de classe de demain ? Comment penser cette évolution à l’échelle des établissements scolaires et universitaires ? Si l’on ajoute à cette question celle plus globale de l’architecture scolaire, on comprend que s’amorce enfin le débat sur « la forme des écoles », même s’il ne s’agit pas encore de « forme scolaire » nouvelle.
Vers le travail collaboratif ?
En quoi les moyens numériques peuvent inviter à enrichir la réflexion sur les espaces, et plus largement s’inviter dans ces espaces ? Actuellement c’est autour de deux thématiques principales que les réflexions se font : le travail individuel mobile et le travail collaboratif.
– L’un des arguments piliers du développement des usages du numérique des élèves en classe c’est la différenciation. Celle-ci, qui n’est pas l’individualisation, est cependant portée par l’hypothèse que chacun apprenant différemment, il faut permettre à cette différence de s’exprimer. L’équipement individuel est un passage obligé pour parvenir à proposer la possibilité de parcours différents. Les observations faites dans les classes équipées montrent que les scénarios pédagogiques sont influencés par cette possibilité nouvelle et qu’elle convient aux enseignants qui veulent proposer des activités plus engageantes aux élèves. Mais différenciation n’est pas individualisation. En effet, même si chaque élève dispose d’un équipement, la possibilité de travailler à plusieurs, sur un même appareil parfois, doit rester une option possible. Mais cela semble encore difficile à mettre en place, c’est pourquoi une alternative voit le jour autour de la collaboration.
– L’autre argument pilier c’est celui qui aujourd’hui est entraîné par le discours convenu sur « l’intelligence collective » (chère à Pierre Lévy en particulier pour son livre éponyme). Basé sur l’idée de « collaboration », jadis appelée travail de groupe, cette possibilité vient du fait que les appareils communiquent de plus en plus entre eux et que les usagers peuvent utiliser divers moyens pour échanger. Dès lors qu’un scénario pédagogique invite les élèves à travailler à plusieurs sur un objet de production ou de travail commun, il est courant qu’ils mettent en œuvre un espace partagé privé (ou non) leur permettant de suivre le travail collectif. Cet argument que l’on retrouve souvent associé aux learning lab qui se développent en ce moment confirme le lien entre modalité de travail et gestion de l’espace et donc choix du mobilier.
Quand le numérique renforce l’enseignement frontal
A contrario on peut constater que la « forme scolaire » basée sur l’enseignement simultané encourage le développement des équipements de type vidéoprojecteur avec ou sans interactivité. En effet ce type d’équipement ne modifie pas la salle de cours traditionnelle. Cela ne signifie pas, à priori, que cela renforce le côté magistral de l’enseignement, mais force est de reconnaître que le tableau numérique ou non, placé frontalement face au groupe d’élève y incite fortement. Si l’on ajoute à cela que la mobilité des chaises et des tables reste difficile (bruit, poids, espace), il y a toutes les raisons pour que les enseignants se refusent à les déplacer. Cependant, on trouvait il y a fort longtemps (en 1971, j’ai pu le vivre comme élève en 2de) des classes en U.
L’organisation scolaire (et pas seulement les espaces) est bousculée par les usages des moyens numériques. Mais les décideurs, les politiques et même nombre de chercheurs ne remettent pas en cause fondamentalement cette organisation. Ils ne conçoivent de modifications qu’à la marge, celle qui en réalité ne propose pas une nouvelle approche de l’apprentissage. Il est possible que le salut vienne du refus des élèves et des étudiants. S’ils s’opposent à ces méthodes et ces formes, s’ils proposent d’eux-mêmes d’autre formes d’apprendre, alors il est possible que la réflexion gagne les sphères des décideurs.
Bruno Devauchelle