Saviez-vous que Ronsard et Du Bellay ont assassiné Horimond de Lerne ? Connaissez-vous Alexandre Sevolap, poète romantique russe mort en duel ? Il serait regrettable de continuer à ignorer ces écrivains imaginaires, créés numériquement de toutes pièces par les 1ères de Laure Mayer, à Saint-Maximin, et Isabelle Albertini, à Toulon ! Le fake, emblématique de la culture numérique, peut-il devenir une activité scolaire ? La mystification, jubilatoire, s’avère bel et bien pédagogique : recherches d’histoire littéraire, storytelling biographique, écriture d’invention poétique. L’activité relève aussi de l’EMI : « À une époque que l’on dit celle de la « post vérité », où la question de la désinformation sur les réseaux sociaux par exemple se pose, mettre les élèves dans la posture du mystificateur et du mystifié nous permettait non seulement de créer de la motivation mais aussi une prise de conscience des modalités et enjeux de la manipulation. » Eclairages…
Dans quel contexte avez-vous conçu cette étonnante activité ?
Cette idée est née d’un compagnonnage. Nous sommes deux enseignantes en poste dans des établissements distants du Var et nous avons rarement la possibilité de nous voir. Et pourtant nous avions le désir de travailler de conserve. Nous avons calé nos progressions cet été et nous tâchons de respecter à peu près le même rythme. Dans nos classes de Première, nous avons choisi d’ouvrir l’année sur une séquence centrée sur « poésie et engagement ». Les enjeux étaient multiples mais nous voulions apporter une attention toute particulière à la maitrise de la chronologie. Les élèves ont tant de mal à se repérer dans le temps, à ancrer leurs connaissances et les mettre en perspective sans « saucissonner » l’histoire littéraire en mouvements étanches et caricaturés. Nous avons voulu également stimuler la créativité des élèves par leur engagement dans l’écriture et les moyens visuels que les outils numériques mettent à notre disposition aujourd’hui. L’idée de faire réaliser des fakes, des mystifications littéraires, est née de cette double intention et les élèves ont tout de suite accroché.
Quelles étaient les consignes données aux élèves ?
« Vous allez inventer un poète de toutes pièces » ! Nous aimons bien provoquer un peu. Après la première réaction de surprise, ils ont vite compris où nous voulions en venir… « Alors ça veut dire qu’il va falloir… » et ils se sont mis à développer eux-mêmes tout ce qu’il était nécessaire de mettre en œuvre pour parvenir au résultat. Bien sûr nous avions dans notre manche une fiche où étaient dûment indiqués objectifs et consignes précises : « Inventez un poète – nom, personnalité, biographie, œuvre -, suffisamment crédible et vraisemblable pour être pris pour un écrivain réel, appartenant à l’un des mouvements suivants: l’humanisme, le romantisme ou le surréalisme. Un fake, en somme. »
Nous avons balisé le travail des élèves en autonomie sur l’écriture d’une notice biographique. Pour une courte présentation de son œuvre, nous avons réclamé que les élèves cherchent les thèmes de prédilection de leur poète en fonction de l’époque. Nous sommes allées jusqu’à demander les titres des principaux recueils, la conception de la poésie en jeu, quelques citations fictives. Quant à l’écriture d’un poème, il fallait qu’il soit en lien de préférence avec une œuvre d’art picturale contemporaine de l’auteur, comme si le poète était familier du peintre et avait effectivement écrit un poème en réponse ou en corrélation avec son tableau. Bien sûr il nous fallait une copie du vrai tableau en question. Certains sont même allés jusqu’à le fabriquer à partir de plusieurs images retravaillées grâce à des applications graphiques.
Nous avons aussi mis à disposition des capsules vidéo dans lesquelles nous avions abordé la place du poète dans la société de son temps à partir de représentations de Palma Vecchio, Poussin, Daumier et un buste de Victor Hugo.
La première étape a consisté à choisir la période, l’identité de l’auteur et nous étions assez contentes d’avoir des poétesses en lice. Ne serait-ce que trouver un nom en adéquation avec l’époque a demandé des ajustements, la suite a réclamé des mises au point historiques quand nous passions d’un groupe à l’autre.
Quels ont été les modalités et outils de travail pour parvenir à ce résultat ? Pouvez-vous donner des exemples d’auteurs ainsi conçus par eux ?
La réalisation s’est bien sûr effectuée principalement en salle informatique sur 4 à 6 heures mais également à la maison. Les élèves conscients qu’ils avaient besoin d’informations supplémentaires les complétaient parfois de leur propre chef et revenaient avec des idées originales, des anecdotes à intégrer. Nous avons laissé se constituer des groupes et nous avons veillé à repartir les tâches en fonction des compétences de chacun. On a pu remarquer des échanges de services entre les groupes en particulier sur les points historiques ou techniques : il arrivait qu’un électron libre vienne éclairer un autre groupe sur une difficulté métrique ou numérique ! Vous visions aussi la coopération et la collaboration, elle s’est souvent instaurée naturellement, induite par l’activité.
Le support numérique présenté dès le départ était Adobe Spark Page qui permet produire une présentation très fluide intégrant du texte et de l’image avec un défilement vertical. La prise en main est très aisée et n’a posé aucun problème à nos scientifiques. Le reste : recherches, brouillons, remue-méninges s’est fait crayon en main. Toutefois un groupe est allé plus loin et a voulu faire de son poète un académicien… C’est ainsi qu’a surgi l’idée de cloner le site de l’Académie Française. C’était facile avec CloneZone. Les Immortels ne protègent pas suffisamment leur site… Ainsi nous sommes en mesure de révéler qu’Octave Huisse, poète dada, a, contre toute attente, intégré l’Académie. Mais ce n’est pas la seule surprise que nous ont révélée ces travaux : Ronsard et Du Bellay se sont rendus coupables de l’assassinat odieux d’un confrère afin que la Pléiade reste un groupe de sept !
Toutes les créations ont pris leur place dans un Padlet que nous réservons aux productions conjointes des élèves des deux premières. Les jeunes se sont lus les uns les autres avec le plaisir de l’émulation. Mais nous ne nous en sommes pas tenues là. Nous avons converti les adresses URL des présentations en ligne en QR codes qui ont été affichés dans les deux lycées. Il a suffi aux autres élèves de les flasher avec une application idoine comme il y en a tant. Nous voulions apporter notre pierre à l’opération « Tous auteurs, tous lecteurs » de l’académie de Nice.
Le projet prend à bras le corps l’une des difficultés de l’enseignement du français : la transmission de l’histoire littéraire. En quoi cette activité vous semble-t-elle susceptible d’en favoriser un apprentissage actif et efficace ?
La création d’une identité, le fait de se sentir démiurge, motive tous les egos, y compris ceux des élèves. Donc, il y a une responsabilité à se sentir créateur d’un auteur, même fictif. On doit assurer la cohérence de son insertion dans le siècle, dans l’esthétique choisie. Ainsi, ces éléments ne sont pas imposés par un cours traditionnel ou par les besoins des savoirs savants à maîtriser dans le cadre de l’épreuve certificative mais par la stimulation de la créativité et de la mise en responsabilité. Par ailleurs la lisibilité/visibilité offerte au projet dépasse le seul lecteur-prof et accentue cet effet.
Le projet amène les élèves à créer un poème censément écrit par leur poète imaginaire : quels ont été les difficultés et intérêts spécifiques de cette écriture d’invention poétique ?
Ce qui est intéressant ici, c’est la variété des besoins. On n’a pas recours au même outillage littéraire, y compris en terme de lexique ou de procédés stylistiques, selon qu’on pastiche un humaniste ou un surréaliste. Le sonnet, forme souvent assez connue des élèves de première, pouvait être remis dans une perspective historique et esthétique. Il n’était pas question d’accepter un sonnet dada. Cette découverte des singularités inhérentes à chaque écriture faisait aussi partie des enjeux. Le moment de la lecture de l’ensemble des productions par les élèves a permis de mettre cette variété à jour et d’échanger à ce propos. En effet chaque groupe a présenté oralement à la classe son fake et les échanges ont été très fructueux et ont remis bien des pendules à l’heure.
De manière générale, l’activité parait emblématique d’une culture numérique qui est aussi une culture du « fake » : quel regard portez-vous sur cette question ? en quoi la mystification vous parait-elle potentiellement féconde sur le plan pédagogique ?
L’une des deux classes a mené l’expérience de façon particulière : un groupe étant en sortie scolaire pour la semaine, le reste de la classe a mené l’aventure du fake, sans que l’autre groupe en soit averti. A son retour, les fakeurs ont présenté leurs recherches sans dévoiler le subterfuge. La présentation a duré un peu plus d’une heure. Au départ, les élèves prenaient des notes, comme s’il s’agissait d’exposés traditionnels. Mais certains esprits critiques se sont éveillés, des questions ont émergé…jusqu’à ce que soit dévoilé le petit jeu. Il en a résulté d’une part une discussion à propos de l’esprit critique, d’autre part à propos de la notion de cohérence. Enfin, les élèves testés ont été ravis de voir la pertinence, même relative parfois, du travail de leurs camarades. Ils ont finalement trouvé le jeu amusant, puisqu’il aura au total fonctionné à la fois sur la mimicry, l’ilinx et l’âgon pour reprendre la classification des jeux de Caillois.
À une époque que l’on dit celle de la « post vérité », où la question de la désinformation sur les réseaux sociaux par exemple se pose, mettre les élèves dans la posture du mystificateur et du mystifié nous permettait non seulement de créer de la motivation mais aussi une prise de conscience des modalités et enjeux de la manipulation. Qu’est-ce qui fait qu’un document fait foi, qu’on accorde à son contenu le sceau de l’authenticité et de la vérité ? Quelle tension entre fiction, vérité, mensonge, « intox » ? Toutes ces questions liées à l’EMI ont sous-tendu la séquence.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Horimond de Lerne, assassiné par Ronsard et Du Bellay
Alexandre Sevolap, romantique russe mort en duel
Edouard Jacquemot, créateur d’un centre surréaliste à Bruxelles
Augustin Maillère de Vauvenargues, compagnon de Sade
Francis Pemitan, poète de l’éphémère