Les tablettes numériques favorisent-elles les apprentissages ? Professeure de lettres au collège Pierre Vernier à Ornans, Delphine Poirier livre des éléments concrets de réponse. Ses 4èmes ont ainsi réalisé pas à pas un fort beau livre, numérique et multimédia, autour des vampires. Au point de pousser le collège à prolonger l’expérimentation et à s’équiper vraiment. Au point aussi d’utiliser tablettes et smartphones jusqu’en déplacement. Ce dont il s’agit selon l’enseignante, c’est de faire de la classe une communauté d’apprentissage : « L’élève n’est jamais seul devant sa tablette numérique mais il co-construit avec ses pairs, s’enrichissant des connaissances et des compétences des autres. » C’est aussi d’élargir l’espace et le temps des apprentissages : avec le numérique, potentiellement, « l’école est partout. »
Vous avez conduit avec vos élèves de 4ème un projet collectif autour des vampires : de quoi s’agissait-il ?
Il s’agissait à vrai dire de mon tout premier projet véritablement collaboratif et … coopératif. Collaboratif car avant tout un travail de groupe entre deux ou trois élèves, tel qu’on a l’habitude de le demander aux élèves, mais aussi coopératif car la production finale, un livre numérique, allait être le résultat du travail de l’ensemble de la classe.
L’année précédente, j’avais déjà travaillé le roman Dracula de Bram Stocker avec des élèves de 4ème. Ces derniers avaient réalisé de manière assez classique des exposés sur le thème des vampires avec une présentation orale, soutenue à l’aide d’un PowerPoint. Cette année, en revanche, ma collègue documentaliste, Margaret Tisserand, passionnée de numérique, et avec laquelle je travaille depuis une dizaine années, avait envie de se lancer dans une expérimentation tablettes. Comme se lancer à deux est toujours plus facile que seul, j’ai saisi cette opportunité sans hésiter.
Ce travail s’est inscrit dans le temps de ma séquence de cinq semaines dédiée à l’étude du roman Dracula de Bram Stoker et n’en a pas débordé. Je pense qu’un travail bien limité dans le temps est plus efficace à tout point de vue : les élèves apprennent à respecter un cahier des charges et n’ont pas le temps d’éprouver de lassitude.
Nous avons commencé l’étude du roman en classe : travail sur l’incipit, l’atmosphère fantastique du récit, le portrait des personnages. Au bout d’une semaine, j’ai présenté le projet aux élèves : « réaliser un livre numérique sur les vampires d’hier à aujourd’hui ». Je crois que c’est l’idée du livre numérique qui les a tout d’abord séduits. Personne au collège n’avait encore travaillé sur un support mobile. Nous ne disposions pas de tablettes numériques au collège.
Quelles ont été les étapes et modalités de travail ?
Lors d’une première étape, la classe s’est divisée en dix groupes, chaque groupe travaillant sur un sujet de recherche différent. Leurs sujets portaient sur des supports très divers (documentaires, extraits de film, extraits de romans, biographies). Cette recherche a été menée sur une séance de deux heures au CDI avec ma collègue documentaliste. Le travail devait être terminé en autonomie pour la semaine suivante. Les élèves avaient reçu comme consigne de ne pas s’éparpiller dans leur recherche, de se contenter d’un document ou deux sur lesquels s’appuyer afin d’être concis et efficaces.
Au cours de la deuxième étape, les élèves ont dû réinvestir le fruit de leur recherche dans un travail d’écriture propre à chaque groupe, portant à la fois sur le roman étudié en classe et sur leur sujet d’étude. Par exemple, le groupe chargé de présenter la vie et l’œuvre de Bram Stoker a imaginé que Dracula racontait dans son journal le jour où il avait rencontré l’auteur enfant, alité car malade, et qu’il avait tenté de le vampiriser. Un autre groupe, ayant travaillé sur le héros de Twilight, a rédigé la rencontre entre Dracula et Edward Cullen, rencontre au cours de laquelle Dracula l’interrogeait sur son nouveau mode de vie qu’il ne comprenait pas. Demander aux élèves de rédiger le journal de Dracula permettait de revenir sur le procédé épistolaire utilisé par Bram Stoker dans son roman. Les élèves ont été à la fois très guidés dans le temps mais en même temps assez autonomes dans leur travail. Ma collègue et moi avons été surprises par la rapidité avec laquelle les élèves avançaient. Je pense que cela tenait à la fois au fait qu’à chaque semaine correspondait une tâche précise mais aussi au fait qu’ils avaient hâte de travailler sur les tablettes.
Comment le livre numérique lui-même a-t-il été finalisé ?
C’est avec enthousiasme et empressement que les élèves ont abordé la troisième phase : la réalisation du livre numérique. Il avait été convenu avec la classe que chacun des dix chapitres, élaboré par groupe de deux ou trois, prendrait la forme d’une seule double page à l’intérieur de laquelle figureraient une synthèse écrite de leur recherche documentaire, des images illustrant cette synthèse (dessins ou des photographies prises grâce à la tablette numérique) et un enregistrement audio ou vidéo de leur travail d’écriture. Au moment où les tablettes ont été distribuées, les élèves étaient prêts : ils avaient trois brouillons achevés et corrigés : celui de leur recherche, celui de leur travail d’écriture et un dernier sur lequel ils avaient dessiné la maquette de leur double page. En deux heures, l’ensemble des groupes a tapé et enregistré ces textes. La mise en page n’était pas aboutie pour autant.
Au final, il nous aura fallu une bonne semaine supplémentaire pour terminer le projet. Et si nous avons pu prendre tout ce temps, c’est parce qu’une moitié de la classe était en voyage scolaire. C’est donc avec la seconde moitié que nous avons assemblé le livre. Nous leur avons demandé de créer la première de couverture, le sommaire, de rédiger de la présentation du projet, mais aussi d’ajouter une page « lexique » et une page « bibliographie ». Ils ont pris soin également d’harmoniser la police d’écriture et les couleurs. Pour ces élèves qui ne faisaient pas partie du projet de voyage, travailler sur les tablettes à l’élaboration de leur livre numérique fut un très bon palliatif. A noter également que pour des raisons de droit d’auteur, nous avons principalement choisi d’illustrer le livre grâce à des dessins d’une de nos élèves auprès de laquelle les élèves des autres groupes passaient « commande ».
L’aboutissement a donc été la création d’un livre numérique à l’aide de tablettes : comment avez-vous procédé techniquement ?
Comme je vous le disais au début de notre entretien, ce projet mené à l’aide de tablettes numériques, et qui remonte maintenant à quatre ans, fut pour moi le tout premier. Le collège ne disposait pas encore de matériels numériques mobiles. L’aide de ma collègue documentaliste fut très précieuse puisqu’elle se chargea de rédiger le projet nous permettant d’emprunter sept tablettes au CRDP de l’académie du Doubs pour une durée de 6 semaines. Le projet validé, nous nous sommes lancées sans connaissance approfondie de l’usage de la tablette, et encore moins de l’application Book Creator qui nous avait été conseillée.
Nous ne possédions pas de wifi, ce qui n’était pas un souci pour faire travailler les élèves. Au contraire. Aucun copier-coller d’internet n’était à craindre ! En revanche, pour faire fusionner toutes les pages provenant des différentes tablettes et ne créer qu’un seul e-book, il m’a fallu, une fois toutes les pages du livre réalisées, ramener toutes les tablettes à mon domicile pour pouvoir les connecter à un réseau wi-fi et les relier entre elles.
Le projet a été bien délimité dans le temps et les délais que nous nous étions fixés ont été respectés mais ce fut au prix d’un important travail en amont et en aval de chacune de ces séances. Pendant ces quatre semaines de travail, une séance régulière de deux heures, le jeudi, se déroulait au CDI, le vaste espace permettant aux élèves de véritablement travailler en petits groupes.
La tablette ainsi que l’application étant très intuitives, les élèves n’ont eu aucune difficulté à s’approprier le matériel et à en comprendre le fonctionnement. Certains, déjà très à l’aise avec l’outil, ont très naturellement porté secours à leur camarades (et à leurs professeurs !) lorsque cela s’avérait nécessaire. Ces moments-là furent d’ailleurs riches d’échanges et d’entraide. Quelques élèves, parfois en grandes difficultés en cours de français, se sont sentis valorisés grâce à leurs connaissances et compétences personnelles.
Cette expérience réussie a-t-elle motivé le collège pour un équipement en tablettes ?
Cette première expérimentation au collège a permis l’introduction des tablettes dans nos pratiques pédagogiques. Conquise, ma collègue documentaliste a convaincu d’autres collègues – d’histoire-géographie et d’anglais notamment – de se lancer dans de nouveaux projets à l’aide de cet outil, et très vite, le besoin de se doter de notre propre équipement est devenu prégnant.
A la rentrée 2014, à la demande des enseignants, le collège a fait le choix budgétaire de se doter de 7 tablettes numériques, l’intérêt de l’outil résidant dans le travail collaboratif. Quatre autres tablettes ont pu être achetées l’année suivante et le wifi installé au CDI.
Depuis cette rentrée 2016, le collège, retenu pour l’expérimentation tablettes en 5ème dans le cadre du plan numérique, a été doté par le conseil départemental d’une centaine de tablettes supplémentaires.
Au final, quel bilan général tirez-vous de ce projet ?
Pour toutes les raisons déjà évoquées plus haut, le bilan que j’en tire est éminemment positif. Ce projet, parce qu’innovant à cette époque, a été très fédérateur au sein de la classe. Tous les élèves, sans aucune exception pour une fois, se sont beaucoup investis dans le projet qui a été une vraie source de motivation, en particulier pour ceux d’ordinaire en difficultés.
Le travail engagé par les élèves a été dense durant ces quatre à cinq semaines, mais ils ne s’en sont pas vraiment rendu compte : lecture et étude d’un roman complexe, recherches documentaires, rédaction, oralisation ou mise en scène théâtrale de cette rédaction, élaboration du livre. Chaque page a été une vraie réussite. Et c’est là tout l’intérêt du livre numérique selon moi, ce dernier en effet ne contient pas que des textes et des illustrations mais il se trouve enrichi des sons, des vidéos et des liens hypertextes intégrés dans les différentes pages.
Mon rapport aux élèves a également été modifié au cours de cette séquence puisque nous étions, ma collègue et moi, tout autant que nos élèves, en phase d’expérimentation et parfois de tâtonnement quant à l’usage de ce nouveau matériel. Cette construction et cet échange de savoirs et de nouvelles compétences se sont faits de façon horizontale et pas seulement verticale, ce qui change, de façon positive à mon sens, le regard que les élèves peuvent porter sur leurs enseignants, ou sur des camarades avec lesquels ils n’avaient pas forcément l’habitude de travailler.
A la lumière de cette expérience, quel vous semble en particulier l’apport spécifique des tablettes numériques sur le plan pédagogique ?
Depuis cette expérience, j’ai été amené à travailler de nombreuses fois avec les tablettes. Pour moi, il s’agit d’un outil que j’utilise avant tout pour des projets collaboratifs. L’élève n’est jamais seul devant sa tablette numérique mais il co-construit avec ses pairs, s’enrichissant des connaissances et des compétences des autres.
De plus, les applications sur lesquelles je travaille sont très simples d’utilisation, intuitives. Les élèves n’ont besoin que d’un temps de formation très court avant de se lancer véritablement dans le travail demandé.
Enfin, grâce la qualité de certaines applications, la production finale des élèves est davantage mise en valeur. Lors de l’élaboration de notre livre numérique sur les vampires par exemple, les élèves ont eu le sentiment d’avoir réalisé quelque chose de vraiment original grâce à la forme, alors que les activités qui ont précédé l’élaboration du livre, étaient somme toute restées très « classiques ». Par ailleurs, comme tout travail numérique, il est plus facile d’en conserver une trace et de le partager.
Vous avez aussi exploité en mobilité tablettes et smartphones des élèves : pouvez-vous expliquer dans quelles conditions et avec quels profits ?
Oui. C’est vrai qu’ayant eu l’occasion d’expérimenter à plusieurs reprises, en mobilité, tablettes et smartphones des élèves, je ne veux plus priver ma pédagogie de la plus-value que peuvent apporter ces nouveaux outils.
Pour moi, cette mobilité permet de travailler davantage et plus facilement l’oral dans et en dehors de la classe. Les élèves peuvent facilement s’isoler avec leur matériel pour travailler la mise en voix d’un texte par exemple ou encore pour enregistrer un compte-rendu de lecture. Ceux qui préfèrent travailler sur leur smartphone terminent généralement leur travail à la maison, utilisent leurs propres outils de montage (audacity/garageband) et m’envoient ensuite leur fichier son par mail. C’est gagner à chaque fois un peu de « temps scolaire » devenu si précieux tant il s’est réduit ces dernières années.
Lors des voyages scolaires, le smartphone est devenu incontournable, les élèves l’utilisant très fréquemment, notamment pour prendre des photos et les envoyer aussitôt sur leurs réseaux sociaux. Alors autant donner une utilité pédagogique à cet usage. Nous avons tenté l’expérience l’année dernière lors d’un voyage à Paris. Ce séjour était axé sur le journalisme et l’information et plus particulièrement sur les médias numériques (médias pure player, podcast, webradio et réseaux sociaux.), Il nous a alors semblé pertinent d’utiliser nos tablettes ainsi que les smartphones des élèves pour pouvoir travailler « en direct » et « sur le terrain » comme de vrais journalistes. Au cours de ces trois jours à Paris, les élèves ont été chargés d’interviewer au micro des professionnels des médias (journalistes, animateurs, techniciens) et de relater leur voyage via le réseau social Twitter. Un peu réservés les premiers temps, ils se sont totalement pris au jeu de l’interview et étaient de plus en plus à l’aise derrière leur micro. Travail d’équipe encore une fois, développement de la confiance en soi, autonomie, prise d’initiative, communication avec autrui sont autant de compétences transversales que les élèves ont renforcées au cours de ce séjour.
Ces diverses expériences m’ont montré que tablettes numériques et smartphones doivent avant tout être utilisés pour ce qui fait leur particularité première : leur mobilité ! Et donc pour la liberté et la réactivité que cela induit. Les utiliser en dehors de la classe voire hors de tout lieu dédié traditionnellement à l’enseignement renforce et facilite le décloisonnement du temps et des espaces d’apprentissage. Avec l’ère du numérique, notre enseignement, on le sait, connait de profondes mutations qu’il ne faut pas négliger et qui doivent au contraire nous inciter à nous tourner vers de nouvelles stratégies pédagogiques. Aujourd’hui, qu’il soit virtuel ou non, tout espace peut devenir un lieu de partage, d’apprentissage et de connaissance. L’école est partout. A nous, enseignants d’en être convaincus, et de bien accompagner nos élèves dans leur temps.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut