Vingt et un rapports scientifiques d’évaluation couvrant les champs cruciaux de l’école française (mathématiques et lecture, inégalités sociales, enseignement professionnel, métier d’enseignant…), 200 chercheurs mobilisés dans des diagnostics scientifiques de l’école, 600 praticiens associés à cette réflexion collective : en trois ans, le travail accompli par le Cnesco permet de mettre à la disposition de l’école et du débat public un bilan du système scolaire français. A l’occasion de la parution du rapport annuel 2016, Nathalie Mons, présidente, revient sur la démarche du Cnesco – une évaluation scientifique et participative – ainsi que sur la place particulière qu’y occupent les enseignants.
Peut on dire que le Cnesco a inventé un nouveau modèle d’évaluation pour l’éducation ?
De nombreuses évaluations du système éducatif, de qualité pourtant, restent lettre morte : elles n’ont peu d’impact sur les politiques publiques et les pratiques professionnelles, faute d’avoir engagé en amont un dialogue avec les acteurs qu’elles évaluent. Nous avons donc fait le choix au Cnesco de nous appuyer sur un modèle d’évaluation original – du moins en France – qui croise haute qualité scientifique des évaluations et participation des acteurs de l’école. En trois ans ce sont près de 200 chercheurs et experts de l’évaluation qui ont participé à fonder le socle scientifique de nos évaluations à travers 21 rapports, ils nous ont permis de couvrir les thématiques cruciales pour l’école française, depuis les pratiques pédagogiques dans la classe et l’établissement (la lecture, les mathématiques, le redoublement, le traitement de la difficulté scolaire), jusqu’aux politiques scolaires (le handicap, l’enseignement professionnel, l’éducation à la citoyenneté, les inégalités sociales et migratoires, la mixité).
Ces ressources d’évaluation sont ensuite l’objet d’un échange avec les acteurs de l’école pour co-construire des préconisations. Nous ne croyons pas à une évaluation gendarme et des recommandations hors-sol, sans considération pour les contraintes du terrain. Les acteurs bougent quand on leur offre des évaluations qui leur permettent de réfléchir à leurs pratiques. Aujourd’hui, des alter-egos du Cnesco, chilien, anglais ou encore marocain nous demandent d’exporter cette méthode de l’évaluation scientifique participative, notamment les conférences de consensus.
Les enseignants y ont ils une place ?
Les enseignants ont toute leur place au Cnesco et d’ailleurs ils s’en emparent très largement ! ils sont très nombreux à nous demander à participer aux jurys des conférence de consensus qui assurent la rédaction des préconisations sous la direction d’un scientifique à partir d’évaluations scientifiques. Ils participent massivement aussi aux conférences elles-mêmes, qui affichent complet en quelques jours. Ils ont répondu présents, au-delà de nos espérances à nos conférences virtuelles sur les mathématiques ou la lecture au travers desquelles scientifiques et enseignants échangent autour des recommandations du Cnesco. En quelques mois elles ont été visionnées plus 16 000 fois. Leurs représentants syndicaux sont également très actifs au sein de notre comité consultatif et assurent largement la diffusion des travaux et recommandations du Cnesco.
Depuis la rentrée 2016, plusieurs académies nous ont aussi demandé d’intervenir dans leur formation continue en direction des enseignants et des cadres autour par exemple de l’apprentissage des mathématiques et de la lecture. Nos rapports et conférences sur les méthodologies de PISA et TIMSS ont eu aussi beaucoup de succès : les enseignants entendent parler de ces grandes enquêtes internationales nous avons voulu les étudier en détail avec des didacticiens pour expliquer quels étaient leurs contenus réels, sur quoi les élèves sont réellement jugés. Nous sentons à travers toutes nos activités une réelle appétence des enseignants pour les évaluations et les résultats de la recherche, pour la réflexion collective. C’est un bel indicateur que l’école a envie de bouger et peut bouger si on sait associer tous au changement. Le Cnesco a fait le pari de l’intelligence et de la réflexion collective autour des évaluations et la communauté de l’école nous le rend bien.
Dans la présentation des sujets traités par le Cnesco le mot « tabou » revient plusieurs fois. Vous avez abordé des sujets pas faciles (la mixité sociale, le redoublement par exemple) qui étaient aussi des sujets de décisions pour le ministère. Fallait-il le faire ?
Le Cnesco doit pouvoir s’emparer de tous les sujets qui concernent l’école et rendre publiques des évaluations sur des points qui sont restés aveugles parce que tabou dans la société française. Ce fut le cas de la mixité sociale à l’école. Avant notre rapport de 2015 il n’existait aucune étude d’envergure nationale sur les phénomènes de ségrégation sociale et scolaire, entre les établissements mais aussi au sein des établissements, ces fameuses classes de niveau interdites par la réforme Haby de 1975 mais qui sont demeurées, tout le monde parle de la ségrégation, des classes de niveau, parents, enseignants… mais personne ne les avait mesurées. Or il n’y a pas de politiques publiques efficaces sans avoir au préalable lever toutes formes de cécités collectives, c’est-à-dire sans avoir au préalable oser affronter l’épreuve de la mesure scientifique. Il faut connaitre pour agir.
Cela plaide pour l’indépendance du Cnesco. Est elle importante ? Comment est elle assurée ?
Oui, elle est totalement assurée au Cnesco par la qualité de ses membres tout d’abord, des scientifiques experts de l’évaluation mais aussi des parlementaires de l’opposition et de la majorité et des membres du CESE. Tous nos rapports et préconisations sont validés à l’unanimité. Aucun membre n’a jamais démissionné car le travail est fondé scientifiquement pour les travaux d’évaluation et validé par des collectifs représentants de la communauté de l’école pour les recommandations. L’indépendance a plusieurs dimensions : elle est intellectuelle tout d’abord, pour faire de l’évaluation, il faut tout d’abord des spécialistes de l’évaluation, qui en dominent les méthodologies qui progressent très rapidement dans la recherche, la communauté scientifique a systématiquement répondu positivement à nos commandes d’évaluation. j’ai été étonnée de constater qu’en trois ans, pas un seul scientifique n’a décliné une offre du Cnesco.
L’indépendance est aussi budgétaire. Le budget du Cnesco fourni par le MENESR est extrêmement faible au regard de nos missions, il a été très largement abondé par des ressources extérieures importantes (celles de nos 31 partenaires, des universités, des collectivités territoriales, des établissements scolaires qui mettent à notre disposition toute une logistique gratuite…). Maintenant que le modèle du Cnesco a fait ses preuves il faudra donner à l’évaluation des politiques scolaires des moyens accrues pour couvrir des champs plus larges.
Au programme des années 2017-19 vous avez mis les inégalités territoriales d’éducation et la qualité de vie à l’école. Voilà encore des sujets qui vont susciter des réactions. Pourquoi ce choix ?
Il s’agit de champ très peu documentés en termes d’évaluation. Des géographes et sociologues ont travaillé par exemple sur ces problèmes de justice sociale de façon très fine, comme pour la mixité nous allons livrer au débat public des évaluations inédites, toute une cartographie en ligne permettra d’avoir accès à des données jusque là non partagées.
Depuis 2014 le Cnesco a monté de nombreux événements. Quel est celui qui vous a touché le plus ?
Nos deux conférences de comparaison sur le handicap et l’enseignement professionnel. La première parce qu’elle révélait en creux combien l’école française reste normée autour d’un élève moyen qui n’existe pas, autour d’une opposition entre l’élève en situation de handicap et l’élève ordinaire qui n’existe pas plus. Réfléchir sur le handicap c’est faire avancer à terme tous les élèves et la reconnaissance de la diversité, dans l’école et en dehors de l’école. A travers notre évaluation de l’enseignement professionnel j’ai été touchée à la fois par ses réussites, ses professeurs très engagés dont nous parlons tellement peu car la France s’intéresse principalement à ses élites, on ne peut aussi qu’être touché par le gâchis social et économique des filières qui conduisent trop peu à l’emploi et qui accueillent nos jeunes les plus fragiles socialement, dont ceux issus de l’immigration.
Que pensez-vous des analyses du comite de suivi de la loi de refondation ?
Les travaux du Cnesco sont désormais très reconnus par la communauté de l’école, le milieu scientifique et les médias. Après un rapport étonnamment négatif en 2016, dont le président de ce comité a reconnu qu’il avait été trop sévère, en audition publique à l’assemblée nationale cette semaine, nous ne pouvons qu’être satisfaits que le travail du Cnesco soit reconnu par ce comité cette année. Il nous suggère des thèmes d’évaluation qui sont déjà pour certains dans nos rapports… sur les inégalités sociales, sur l’attractivité du métier d’enseignant (la maternelle des moins de 3 ans, le PPCR…).
Il vous reproche de toucher un large public, une « hypermédiatisation » de vos rapports. Est-ce réellement un défaut ?
En effet j’ai été étonnée par cette partie du rapport, surtout dans le contexte actuel. Nous sommes en 2017, dans une période de forte crise politique, de défiance exacerbée face au personnel politique, un moment crucial de notre avenir démocratique où la société civile exige davantage de transparence sur l’action publique, davantage de reddition des comptes du personnel politique, davantage d’efficacité dans les politiques publique. Or il existe en France très peu d’organismes publics qui garantissent aux citoyens ce niveau d’information et de transparence sur l’efficacité des politiques publiques. C’est d’ailleurs un des problèmes de la démocratie française, c’est une situation très singulière pour un pays développé. Les citoyens vont voter sans connaissance très précise sur l’efficacité des politiques qui ont été menées, c’est une situation qui ne peut que favoriser le populisme.
Le Cnesco continuera bien sûr à diffuser largement ces publications sur l’état de l’école en direction de la société civile, grâce aux médias. Le citoyen a le droit de connaitre les résultats de l’action publique qui est un bien commun et qu’il contribue à financer. C’est ce que l’on appelle l’évaluation démocratique.
Propos recueillis par François Jarraud