« E-Fran va donner à la France un avantage décisif ». En présentant le 31 janvier les 22 projets E-Fran, N Vallaud-Belkacem met la barre très haut. Elle l’y maintient dans une tribune publiée sur le Huffington Post le 3 février. E-Fran est présenté comme une recherche conduisant aux « initiatives les plus avancées en matière d’enseignement et d’apprentissage ». Doté de 21 millions d’euro, E-Fran va être prolongé d’un nouveau programme Pro-Fran pour lequel 10 millions sont réunis. Cet investissement massif dans la recherche, confié à un seul comité , interroge pourtant sur ses finalités et son déploiement.
Des repères pour le numérique éducatif
» Il n’est pas possible de laisser le numérique s’installer dans l’éducation sous l’insistance et le contrôle des seuls grands leaders industriels du numérique. Il n’est pas davantage possible de s’en remettre à des évaluations impressionnistes pour accompagner le déploiement de ses usages éducatifs. La construction de repères scientifiquement établis doit donc s’imposer comme une garantie pour enseigner et apprendre avec le numérique à l’école ».
Le 3 février, la tribune signée par N Vallaud-Belkacem, Louis Schweitzer, Commissaire général à l’investissement, Pierre-René Lemas, directeur de la Caisse des Dépôts et Jean-Marc Monteil, chargé d’une mission interministérielle sur le numérique éducatif et responsable d’E-Fran et Pro-Fan, fixe au programme E-Fran un objectif éminemment pédagogique. Pourtant, on le verra, bien d’autres objectifs sont poursuivis par E-Fran.
Quelques jours auparavant, le 31 janvier, la ministre a assisté à la présentation des 22 projets retenus pour E-Fran. Ces projets sont soutenus à hauteur de 21 millions dans le cadre des Investissements d’avenir (PIA). Ils ont été sélectionnés par un comité réuni Jean-Marc Monteil.
Quelques projets d’e-Fran
« On a fait un tour de force », a déclaré le 31 janvier, celui-ci, vantant des projets « bottom up », venus du terrain, mais développés avec des start-ups et des laboratoires de recherche.
C’est le cas par exemple du projet e.P3C qui réunit un laboratoire de recherche (le laboratoire de Psychologie sociale et cognitive de l’université Blaise Pascal), deux entreprises ainsi qu’une quarantaine d’IPR et de chefs d’établissements. Il s’agit de développer un système de tutorat intelligent testé sur des élèves de collèges et lycées. Selon P Huguet, le projet veut « déverrouiller l’accès au savoir » en s’adressant à des élèves qui « n’ont pas les codes langagiers pour accéder au formalisme ». Le projet est subventionné à hauteur d’un million d’euros.
Le projet Fluence, porté par un laboratoire de neurocognition de Grenoble, bénéficie de 2 millions. Il vise à développer des logiciens d’entrainement à la fluence en lecture. 500 élèves de CP et CE seront testés.
Arabesc, porté par le laboratoire de neurosciences cognitives d’Aix Marseille, étudie, selon Jean Luc Velay, « s’il est toujours pertinent d’apprendre l’écriture avec papier et crayon ou s’il faut apprendre à écrire sur tablette ». L’expérimentation sera faite auprès d’enfants de 6ème et 5ème apprenant l’arabe. Développé avec une entreprise il bénéficie de près d’un million d’euros.
Le projet Ludo est porté par l’Unité de neuroimagerie cognitive de l’Inserm-Cea en lien avec 50 écoles. Le projet développe des logiciels d’apprentissage de la lecture et du calcul qui s’adapteront aux résultats de chaque enfant. Lui aussi bénéficie d’un million de subvention.
Du bottom up au top down
Dans son allocution du 31 janvier, la ministre met l’accent sur les apports de la recherche « pour irriguer tout le système éducatif… Derrière l’innovation et la recherche, il y a la notion de progrès », continue-t-elle, « qui permet de ne pas subir mais d’accompagner les changements ». Dans la tribune du 3 février, elle développe cette idée. » Dans le domaine du numérique à l’Ecole, il faut multiplier les initiatives associant des équipes porteuses de projets dans les établissements scolaires et des équipes de chercheurs qui développeront, en lien direct avec ces projets, des recherches de grande qualité. Pour favoriser la transformation de notre système éducatif à l’heure du numérique, il est vain de penser l’innovation comme une réponse à une instruction venant d’en haut. Mais il faut aussi se garder de soutenir des initiatives de terrain – aussi intéressantes soient-elles sans avoir prévu leur prise en compte par le « système » pour en tirer les conséquences et permettre une diffusion qui écarte le risque d’îlots d’innovation sans lendemain et sans effet de transformation des pratiques pédagogiques à une échelle significative… L’introduction du numérique à l’École exige une contribution de la recherche au meilleur niveau pour des initiatives les plus avancées en matière d’enseignement et d’apprentissage. Elle exige aussi que cette recherche et ses produits se déploient largement en direction des professeurs, seuls en mesure de conjurer le risque de confusion entre croyances et savoirs dans une société marquée par la surabondance de l’information ».
15 millions pour Pro Fan
Un nouveau projet va être lancé à la rentrée 2017. Doté de 15 millions, Pro-Fan s’adresse aux élèves de l’enseignement professionnel. Il « se donne pour ambition de promouvoir et de qualifier, par la nature de leurs effets, de nouveaux contextes d’apprentissage et d’enseignement afin de favoriser l’acquisition de compétences nouvelles pour répondre aux exigences des métiers du futur… L’objectif principal de l’expérimentation vise à doter les élèves (futurs professionnels) de compétences nouvelles. Celles-ci doivent solliciter de nouveaux modes de pensée et d’action qui constitueront la base de nouveaux comportements : résoudre des problèmes en temps réel dont la nature évolue dans le temps, maîtriser la convergence réel-virtuel et les interactions opérateurs humains/objets connectés, coopérer et collaborer, en présentiel et à distance, travailler en rupture avec l’unité de lieu et l’unité de temps, opérer dans des hiérarchies définies par le seul problème posé, etc. »
Quelles finalités ?
Pourtant cet ensemble d’initiatives soulève bien des interrogations.
D’abord sur le caractère « bottom up ». On ne trouve dans les 22 projets aucune des grandes associations bien connues des enseignants. Les pilotes, pour 21 projets, sont soit académiques soit des laboratoires de recherche. L’engagement des établissements relève du volontariat, nous dit-on du coté de la mission. Mais ce n’est pas forcément ce que nous dit le terrain… L’importance des financements, leur répartition, le poids des acteurs, les finalités, tout cela montre bien que les projets sont éloignés du terrain et de ses besoins.
On peut s’interroger aussi sur les finalités de certains projets. Est-il vraiment nécessaire, par exemple, de savoir s’il est préférable d’apprendre à lire et écrire sur tablette OU avec un crayon ? Et pourquoi dans ce cas choisir une langue étrangère et un age des élèves aussi avancé ?
Une recherche pédagogique réorientée
E-Fran crée une forte distorsion dans les crédits de la recherche. Sur les 22 projets, 18 font appel à des laboratoires de sciences cognitives, réduisant à pas grand chose les autres secteurs de la recherche. C’est amplifié par les montants attribués à ces recherches : en moyenne un million d’euros par projet. Par comparaison, l’étude de Roland Goigoux sur l’apprentissage de la lecture, immédiatement opérationnelle car basée sur les usages constatés en classe, n’a bénéficié que de 30 000 euros de subvention.
D’autres aspects scientifiques sont au minimum surprenants. Ainsi un projet envisage de faire passer aux élèves un IRM tous les 6 mois. Dans un autre, le laboratoire qui crée les logiciels supports de l’expérimentation en évaluera lui-même les résultats…
Des finalités divergentes
Mais e-Fran soulève aussi des questions sur ses finalités. Officiellement, selon la mission, l’objectif principal est « de soutenir des travaux de recherche qui seront conduits dans le milieu naturel de l’école afin de produire de la connaissance sur ce que le numérique est en train de transformer dans l’acquisition des savoirs ».
Ce n’est pas ce qu’on a entendu le 31 janvier. A écouter les grands acteurs du projet les objectifs sont variés. Les uns veulent « faire de la France un leader scientifique dans le domaine du numérique éducatif » et avoir « une visibilité internationale ». Pour N Chung, de la Caisse des dépots, il s’agit de « faire le tri des pratiques numériques et de s’assurer que les équipements numériques sont efficaces », une question qui intéresse les collectivités locales très présentes aussi dans le projet. La présence systématique des entreprises montre que l’enjeu économique est prioritaire.
Ces trois objectifs scientifique, industriel et pédagogique sont-ils forcément compatibles ? Faire tourner les laboratoires, entretenir une filière numérique et améliorer l’enseignement est-ce la même chose ? Enfin, l’innovation consiste-elle à libérer la créativité enseignante, à former les enseignants ou à les formater ?
François Jarraud