Pour de nombreux enseignants, internet est devenu le principal lieu de formation professionnelle : un espace où trouver et diffuser documents, outils, pratiques, idées … Comment l’Education nationale peut-elle accompagner cette dynamique sans la brider ? C’est le défi que tente de relever Cartoun : la Cartographie des Usages Numériques qui a été lancée dans l’académie de Rennes et qui est en cours de déploiement national. Alain Van Sante, Délégué Académique au Numérique, explique ici le fonctionnement et la philosophie de cet « espace de partage qui repose sur la confiance entre pairs », qui veut « développer des réseaux horizontaux de proximité », où les publications sont réalisées « sans validation préalable par les corps d’inspection. » Quand l’institution favorise le « bottom up » et aide à construire un territoire d’innovation pédagogique : une chance à saisir ?
Pouvez-vous nous expliquer l’histoire de ce projet original de cartographie pédagogique ?
Le projet de cartographie participative remonte maintenant à plus de trois ans. Depuis de nombreuses années, nous disposons dans l’académie de Rennes d’un dispositif de formation constitué d’une trentaine de professeurs en décharge qui nous permet d’assurer des formations de proximité à la demande des établissements. Les nombreux échanges ainsi initiés avec les professeurs sur le terrain nous ont permis de constater la présence de nombreuses initiatives individuelles d’exploitation pédagogique d’outils ou de ressources numériques qui avaient pour seul inconvénient de n’être pas diffusées, y compris souvent au sein même de l’établissement. Nous avons également constaté que les scénarios pédagogiques institutionnels étaient souvent mal connus et que de nombreux professeurs estimaient ne pas disposer des compétences suffisantes pour assimiler et transposer ces scénarios. On se trouvait en quelque sorte dans un cercle vicieux dans lequel seuls les professeurs « numériques » confortaient leurs compétences numériques.
Il nous fallait un outil qui permette d’aider tous les enseignants, quel que soit leur niveau de maîtrise numérique, et qui favorise l’apprentissage entre pairs à travers des échanges à distance et prolongée, c’est ce que nous espérons, par des rencontres « dans la vraie vie ». Il nous fallait surtout un outil qui repose sur la confiance entre pairs et qui permette à tous de contribuer en y apportant sa pierre, même petite, sans crainte du regard des autres. Et qui ne demande pas aux auteurs un travail de description insurmontable…
Nous avons travaillé pendant un an avec les corps d’inspection et le service informatique pour dégager les principales caractéristiques d’un outil qui permette de trouver des activités pédagogiques ou éducatives exploitant les outils numériques à des degrés divers, qui ne soit pas une vitrine d’actions « exceptionnelles » non transférables mais bien un espace partagé de pratiques pédagogiques maîtrisées, ne nécessitant pas forcément une grande expertise numérique mais mettant au cœur les activités des élèves. Le service Cartoun est né de ce travail en novembre 2014 et s’est naturellement intégré dans l’ENT Toutatice développé par l’académie et accessible à tous les professeurs, du primaire au lycée.
Techniquement, comment cela fonctionne-t-il ?
Cartoun est un service de cartographie dynamique qui permet une recherche par proximité géographique en apportant une réponse à la question : « quels sont les usages du numérique des collègues qui travaillent dans les établissements proches du mien ? ». Chaque activité est géolocalisée sur le territoire à partir du ou des établissements de son auteur et de ses contacts, c’est-à-dire tous les professeurs qui ont pu mettre en œuvre des pratiques similaires après échange avec l’auteur et qui peuvent ainsi mailler le territoire et diffuser de nouvelles pratiques.
Les publications les plus récentes sont proposées en priorité et il est possible de faire une recherche par mots clés ou de l’affiner selon différents critères comme le champ disciplinaire, le niveau d’enseignement ou le type d’outils numériques exploités.
On y trouve la possibilité de contacter les auteurs et d’échanger avec eux sur l’expérience illustrée par les activités qu’ils proposent. À l’image d’un réseau social, Cartoun favorise les relations professionnelles entre les membres de la communauté éducative. Chaque auteur s’engage à répondre aux questions de ses pairs, en ouvrant au besoin un espace collaboratif sur Viaeduc. Il peut aussi accepter d’ouvrir sa classe pour permettre aux professeurs qui le souhaitent de venir observer et échanger sur la mise en œuvre de ses pratiques.
A l’expérience, comment les enseignants de l’académie de Rennes se sont-ils emparés de l’outil : sur le plan quantitatif, que disent les chiffres de fréquentation ? Sur le plan qualitatif, pouvez-vous citer des exemples de fiches proposées pour nous donner une idée du contenu, de sa qualité, de sa diversité ?
Nous recensons actuellement environ 800 retours d’expérience pour une moyenne d’environ 50 consultations par jour. C’est encore peu en regard du nombre de professeurs de l’académie mais nous avons déjà dépassé la barre fatidique de la « règle des 1-9-90 » selon laquelle 1% des participants à un réseau social sont des créateurs de contenu à valeur ajoutée, 9% réagissent aux contenus produits et 90% lisent, ou pas, les productions et les commentaires associés. Cela représente en effet actuellement un peu plus de 1,5% de professeurs auteurs d’au moins une publication. Nous avons évidemment peu d’éléments sur les échanges qui se créent autour des publications, qui sont par nature horizontaux mais nous organisons depuis la rentrée 2015 des journées de rencontres du numérique qui permettent de réunir des auteurs et des professeurs autour de présentations de type speed dating suivies d’ateliers.
Nous avons notamment choisi de nous appuyer sur ce format pour une partie de la formation numérique liée à la réforme du collège. Nous nous appuyons également sur cette première expérience pour mettre en place des coopératives pédagogiques numériques départementales qui proposeront à terme différents lieux permettant aux professeurs de se réunir, d’expérimenter, d’échanger et d’imaginer de nouvelles pratiques, en collaboration avec les laboratoires de recherche bretons dans le cadre des projets e-FRAN et d’un projet fédérateur de living lab à l’échelle régionale que nous avons nommé Interactik (interactik.toutatice.fr), en collaboration avec les collectivités.
Il est difficile de parler de qualité des publications, puisque Cartoun est avant tout une source d’exemples et de conseils qui tient compte de tous les niveaux de maturité d’usage du numérique par les collègues, des plus débutants aux plus experts. Ce qui paraîtra « insignifiant » pour certains représentera une ressource pertinente ou inspirante pour d’autres. Une auberge pédagogique numérique espagnole en quelque sorte !
Les retours d’expérience les plus consultés ont reçu à ce jour plusieurs centaines de visites, ce qui à défaut d’en mesurer la qualité représente un intérêt certain. Parmi ces consultations les plus consultées, on trouve aussi bien l’exploitation d’outils numériques pour aider les élèves à convertir les unités en multiples ou sous-multiples que l’exploitation de blogs, de cartes mentales ou de nuages de mots, en passant par la création par les élèves de magazines en ligne ou d’activités sur Moodle ou encore l’exploitation d’outils d’évaluation en d’interaction comme Plickers, Edmodo ou Socrative.
Cartoun est amené à avoir un développement national : selon quelles modalités et avec quel calendrier ?
Cartoun a été mise à disposition de toutes les académies fin décembre 2016 comme un service en ligne géré par le service informatique de l’académie de Rennes (SERIA) après une phase d’expérimentation dans trois académies. Très prochainement, chaque académie pourra déployer le service auprès de ses professeurs selon son propre calendrier. Une information sur le lancement national sera publiée sur Eduscol. Dans un premier temps, le service sera ouvert aux professeurs du second degré mais il sera étendu aux professeurs du premier degré avant la fin de l’année scolaire.
Le projet Cartoun repose sur une volonté d’apprentissage par les pairs, un désir de formation horizontale : pouvez-vous expliquer ce choix ?
Nous avons en effet évoqué cette ambition de s’appuyer sur l’esprit de partage des professeurs et de favoriser l’entraide et l’apprentissage entre pairs. Il ne s’agit évidemment pas de substituer cette approche aux formations existantes mais bien d’en faire un vecteur supplémentaire d’appropriation par le plus grand nombre des compétences numériques nécessaires à une intégration réussie des outils numériques dans les pratiques pédagogiques, en proposant à chacun des exemples à la hauteur de ses compétences et de ses attentes.
Il s’agit finalement de montrer à chaque professeur, quelque soit sa position face aux outils numériques, qu’il peut y trouver un bénéfice quasi-immédiat à moindre effort, et souvent sans beaucoup de moyens techniques. Il n’est en effet pas nécessaire d’attendre d’être dans un environnement numérique idéal pour initier des pratiques pédagogiques numériques.
Mais la réussite de Cartoun, c’est d’abord la réussite des professeurs. Cartoun ne contiendra jamais plus que ce que les professeurs y apportent. Et les échanges et l’entraide qu’elle générera dépendront de l’envie de chacun de partager.
N’y a-t-il pas risque de dérives dans la mesure où certains pourraient y publier des activités qui ne sont pas pertinentes ou claires ?
C’est le risque inhérent à tout réseau social. Cartoun n’a pas vocation à se substituer à des sites institutionnels présentant des ressources pédagogiques validées par l’institution. C’est un espace de partage qui repose sur la confiance entre pairs et qui vise à développer des réseaux horizontaux de proximité. Les publications sont réalisées sous la responsabilité de leurs auteurs, dans le respect des textes réglementaires, sans validation préalable par les corps d’inspection. Un dispositif de modération a posteriori permet aux interlocuteurs académiques numériques de prendre contact avec les auteurs en cas de nécessité. Mais nous pensons que ce sont les utilisateurs qui sont les mieux à même de juger de la pertinence et de la clarté des publications et nous travaillons sur cette question pour déterminer le dispositif le plus adapté pour compléter le dispositif de commentaires mis en place.
Quelle complémentarité voyez-vous entre Cartoun et le moteur Myriae de recherche des ressources pédagogiques ?
Les deux services sont complémentaires mais n’ont pas les mêmes finalités. Myriaé est un portail d’accès à des ressources pédagogiques numériques, gratuites ou payantes, ouvert à tous et notamment aux parents pour accompagner leur enfant au cours de leur scolarité. Il propose des scénarios d’utilisation, des recommandations et des commentaires sur chaque ressource. Cartoun est un réseau réservé aux enseignants permettant de valoriser toutes les initiatives et de favoriser les échanges et le partage.
Ces retours d’expériences peuvent s’appuyer sur des ressources issues de Myriaé et les meilleurs retours d’expérience de Cartoun peuvent servir à créer de nouvelles ressources ou de nouveaux scénarios qui pourront être référencés par Myriaé.
Nous faisons donc le pari d’un enrichissement mutuel entre ces deux services et bien d’autres car la richesse vient de cette diversité. Cartoun n’a pas l’ambition d’être L’outil unique mais d’être un outil parmi d’autres au service de tous ceux qui ont envie d’échanger sur leurs pratiques et sur leurs expériences, autant pour apporter aux autres que pour apprendre de ces échanges.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le living lab Interactik
Alain van Sante dans Le Café pédagogique
La question du partage de ressources à Educatice 2016