Et si le numérique facilitait le travail de commentaire des élèves ? C’est ce que tend à démontrer un projet mené par Isabelle Farizon, professeure de lettres, avec ses premières à Chevigny-Saint-Sauveur en Côte d’Or. En 1516, l’humaniste Thomas More publiait son célèbre ouvrage L’Utopie. Six siècles plus tard, au temps de l’humanisme numérique, les lycéens en ont réalisé une nouvelle édition, enrichie de leurs commentaires audios. A travers cette pédagogie active, il s’agit de favoriser une appropriation vivante et actualisée de l’œuvre. De manière plus générale, le projet démontre combien le numérique ouvre le livre à son lecteur, offre de nouvelles possibilités d’interaction, démocratise les marginalia. « Un imaginaire lettré, hérité de nos pratiques savantes, désormais à la portée de tous » (Milad Doueihi) : ceci ne serait plus une utopie ?
Dans quel cadre avez-vous mené ce travail pédagogique ?
Je fais partie du groupe TraAM (travaux académiques mutualisés) Lettres de l’académie de Dijon, groupe qui accompagne le développement de l’usage des TIC dans l’enseignement des Lettres en publiant des scénarios pédagogiques. Durant l’année 2015-2016, le thème retenu au niveau national pour les Lettres était : « Récit et transmission des valeurs ». J’ai donc proposé un travail qui permettait à ma classe de réfléchir sur la continuité et les ruptures de la transmission des valeurs humanistes jusqu’à aujourd’hui. J’ai choisi d’étudier et de commenter le livre second de l’Utopie de Thomas More, dans le cadre de l’objet d’étude « La question de l’Homme » en classe de 1ère. L’usage des TICE a été non un but, mais un moyen d’aider les élèves à formuler et à partager leurs réflexions. Le travail dans le cadre des TraAM m’a aidé à faire évoluer mon scénario, grâce aux avis critiques émis par les autres membres du groupe, et sa publication a été un aiguillon pour approfondir ma réflexion sur ma pratique de classe. Je remercie dons les collègues qui m’ont accompagnée dans ce projet.
Par-delà des activités traditionnelles (contrôle de lecture, lectures analytiques), vous avez demandé aux élèves de commenter eux-mêmes des extraits du Livre second de L’Utopie de Thomas More : comment avez-vous organisé ce travail collectif ?
Le livre second de l’Utopie est organisé en chapitres thématiques. Nous en avions fait au préalable l’étude en classe à partir d’un QCM thématique, dans le cadre de l’objet d’étude « La question de l’Homme » en 1ère. Quand j’ai proposé à la classe de réaliser un commentaire oral de cette œuvre durant quelques séances d’AP français, des binômes d’élèves se sont constitués à leur guise. En revanche, l’attribution d’un thème pour chaque binôme s’est fait par tirage au sort, pour que les élèves s’habituent au caractère aléatoire de l’épreuve orale du bac. Les thèmes proposés reprenaient ceux du QCM corrigé et commenté en classe quelques mois avant.
Les élèves étaient invités à rédiger un double commentaire sur le thème choisi : quelles étaient les consignes ? quels étaient vos objectifs pour chacun de ces commentaires ? ont-ils été atteints ?
La première consigne était d’expliquer par écrit, en quelques lignes et sans paraphrase, le fonctionnement propre au pays d’utopie en le reliant aux valeurs, idéaux, objectifs des humanistes du XVIe siècle. L’objectif était de réviser le cours sur l’humanisme et l’étude de l’œuvre intégrale pour se préparer à l’épreuve orale de l’EAF.
Deuxième consigne : écrire un autre petit paragraphe pour relier ce fonctionnement à la société d’aujourd’hui, en montrant comment les principes utopiens ont pu être mis en œuvre ou pas, ou comment ils pourraient inspirer des améliorations futures. L’objectif était, cette fois, de susciter l’esprit critique de l’élève et l’amener à faire des liens entre une œuvre du passé et la société d’aujourd’hui, dans le but d’amener une réflexion socioculturelle.
Les élèves ont bien mis en œuvre la 1ère consigne ; pour la seconde, j’ai parfois dû les aiguiller, car ils ne sont pas habitués à penser que la littérature, surtout celle du passé, peut avoir un lien avec la société actuelle. Mais une fois lancés, ils ont vite trouvé des points de comparaison, souvent fort pertinents.
Pouvez-nous donner un exemple de production ?
Voici un exemple autour de la religion. « En Utopie, les habitants ne vénèrent pas le même Dieu. Mais la plus grande partie des habitants croient en un seul dieu éternel. Ce dieu, ils le nomment père. Pour eux, c’est lui qui a leur destin entre ses mains. Tous les Utopiens sont quand même d’accord qu’il existe un être suprême qu’ils appellent Mythra. C’est un principe créateur commun à toutes les religions même si chacune d’elle le représente et l’appelle d’une façon différente. Ils ont le droit de pratiquer leur religion comme ils le veulent tant que ça ne fait de tort à personne. Quand la liberté de religion fut mise en place, les guerres se sont arrêtées. Le prosélytisme est interdit en Utopie pour ne pas détruire d’autres religions. Les fanatiques sont impunis. On retrouve le souci majeur de l’humanisme qui est de mettre fin aux guerres de religions et d’œuvrer pour établir un monde de paix ou chacun peut pratiquer sa croyance sans être inquiété.
Aujourd’hui la France est un pays laïc avec une liberté de culte tant qu’on ne fait de tort à personne comme en Utopie. Mais il y a quand même un retour en arrière puisque des actes violents tel que le terrorisme djihadiste sont faits au nom de la religion et que cela fait renaître des conflits religieux. Le prosélytisme peut être pratiqué en France mais il n’est pas encouragé par l’État comme par exemple avec les témoins de Jéhovah. Aujourd’hui tout le monde ne croit pas forcément en un dieu, il y a des athées Ce qui n’était pas envisagé en Utopie. »
Les élèves ont aussi été amenés à enregistrer ces commentaires : selon quelles modalités de travail ? en quoi vous semblait-il intéressant de les amener ainsi à oraliser leurs productions ?
Une fois les deux commentaires écrits et validés par le professeur, les élèves les ont enregistrés sur leur téléphone portable, ce matériel étant le plus accessible et le plus performant pour ce faire. Chacun des élèves du binôme devait lire un commentaire, mais les deux commentaires devaient se trouver sur le même fichier audio, l’un à la suite de l’autre.
Cette oralisation visait à les préparer à l’épreuve orale de l’EAF, en leur faisant prendre conscience des particularités de la parole. Le fait que les productions soient lues a atténué l’appréhension du passage de l’écrit à l’oral : ils ont pu apprécier de façon critique, non seulement le timbre de leur voix, mais aussi leur manière d’articuler ou non les mots, le débit de leur parole, la ponctuation du propos par les variations de tonalité. La recherche d’une formulation adaptée à une production orale leur a fait prendre conscience que la langue orale est structurée différemment de la langue écrite : par exemple, ils ont compris la nécessité de faire des phrases courtes avec une syntaxe simple contenant une seule idée par phrase. Le problème a été de savoir comment citer le texte en faisant entendre les citations à l’oral : après discussion, il a été décidé qu’il valait mieux faire une allusion précise au contenu du texte qu’une citation exacte, celle-ci ayant alors du mal à s’insérer et à être identifiée comme telle dans le commentaire oral.
Vous avez ensuite rassemblé ce travail des élèves pour produire une édition numérique enrichie du livre de Thomas More : comment avez-vous techniquement procédé ?
Le travail a été grandement facilité par le fait que l’œuvre était déjà éditée sous forme numérique au format texte et offert au partage par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi (Québec). Qu’il en soit ici remercié.
Les fichiers audio enregistrés par les élèves ont été collectés par le professeur sur l’ENT du lycée, puis intégrés au livre par un lien hypertexte à l’endroit correspondant au commentaire. Une icône « haut-parleur » a été ajoutée pour signaler la présence d’un lien hypertexte sur lequel il faut cliquer pour déclencher l’enregistrement.
Une fois le texte « appareillé » avec ces ajouts, il a été téléchargé sur l’outil de publication en ligne Calaméo. Il suffit de créer un compte pour avoir accès à une version gratuite largement suffisante pour des usages pédagogiques. Le téléchargement est très facile, très intuitif et conserve toutes les données du texte source, y compris les liens hypertextes. La production finale sous forme de livre à feuilleter est agréable à la vue et à l’usage.
Qu’apporte de plus selon vous une telle publication en ligne ?
L’intérêt majeur de publier la production en ligne est de la mettre à disposition de tous : les commentaires des différents groupes ont donc été mutualisés, ce qui a permis d’avoir une analyse critique globale de l’œuvre que chaque élève aurait eu du mal à construire seul. Le lien vers la publication a été envoyé aux élèves par l’ENT de l’établissement pour qu’ils puissent s’y référer librement durant leurs révisions.
Autre intérêt de la publication en ligne : ce Calaméo peut désormais être mis à la disposition du public sur internet. La perspective de cette médiatisation du travail d’une classe est une motivation supplémentaire pour faire un travail intéressant et abouti.
Quels conseils donneriez-vous aux collègues tentés par l’expérience ?
Le conseil que je donnerais aux collègues est de ne pas se laisser impressionner par l’aspect technique du travail (enregistrement, insertion de liens dans un texte, publication en ligne…) car les outils utilisés (téléphone portables, plateforme de publication…) simplifient le travail de l’utilisateur ; il faut surtout réfléchir à l’organisation pédagogique et motiver les élèves, comme pour toute autre tâche d’enseignement ! Mais l’usage des TICE modernise les pratiques et permet des productions enrichies (par le son en l’occurrence) qui sont bien plus intéressantes et attrayantes qu’un travail traditionnel sur papier. De plus, le travail collaboratif est une démarche constructive et efficace qui offre des résultats impressionnants avec un travail réduit du fait qu’il est partagé. Il gagnerait à être plus souvent mis en place dans la classe.
Amener ses élèves à réaliser une édition critique d’une œuvre du 16ème siècle, voilà qui semblerait à beaucoup une utopie pédagogique ! Cette expérience vous semble-t-elle porteuse de possibles leçons sur l’apprentissage du français au lycée ?
Mon objectif est de montrer à mes élèves que la littérature est un art vivant et que les textes qui passent à la postérité ont une valeur universelle qui permet de toujours en réactiver le sens. L’intelligence étant, étymologiquement, la capacité à créer des liens, elle est développée chaque fois que l’élève réussit à trouver des échos entre les textes littéraires, fussent-ils du XVIème siècle, et son existence dans le contexte actuel. Lorsque l’élève se sent concerné, il apprend mieux et plus volontiers ; c’est pourquoi je pense que l’apprentissage du français au lycée ne peut que gagner à favoriser les confrontations entre les œuvres du passé et l’actualité. Quand l’élève est acteur de son propre apprentissage, par le biais d’une contribution à une production collective comme ici, il assimile mieux les connaissances et surtout il se les approprie : « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais après, elles ont font le miel qui est tout leur » (Montaigne, Les Essais, I, 26). Les humanistes avaient déjà tout compris aux bienfaits d’une pédagogie active !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut