« L’élève hacker de son apprentissage : savoir connecter ses neurones » : tel était le thème du forum Eidos 64 qui s’est tenu dans les Pyrénées Atlantiques le 25 janvier 2017. Pas de panique : il s’agit d’inviter non à pirater, mais à reconfigurer le paysage pédagogique en inventant de nouveaux cheminements dans le savoir, en bidouillant les méthodes et en détournant les outils pour apprendre aux élèves à mieux se façonner. Face à la culture numérique qui n’est pas tout à fait encore la culture de l’Ecole, autour de 500 participants ont pu confronter les expertises et les pratiques : comment dépasser les mythes sur les neurosciences et sur le numérique ? comment amener les élèves eux-mêmes à oser devenir chercheurs ?
Attention aux neurosciences …
« Savoir connecter ses neurones » certes, mais que sait-on des neurones ? Les neurosciences sont à la mode, susceptibles même d’infléchir certaines pratiques de classes et certains programmes éducatifs. Professeur à la Haute école pédagogique de Lausanne, Eric Tardif a dirigé un récent ouvrage intitulé « Neurosciences et cognition. Perspectives pour les sciences de l’éducation ».
Durant la conférence augurale, il appelle à raison garder pour éviter emballements et dérives. L’interêt pour les neurosciences a certes progressé, mais il risque de redescendre. D’une part, on n’a pas trouvé d’application pratique dans la classe à certaines théories en vogue. Par exemple, aucune étude scientifique n’a démontré les résultats probants de dispositifs du type « Brain gym ». D’autre part, il faut se garder de transmettre de fausses croyances sur le fonctionnement cérébral. Eric Tardif invite les enseignants à aiguiser leur esprit critique contre les neuromythes. Il remet ainsi en cause l’idée selon laquelle il y aurait spécialisation des hémisphères latéraux ou encore la commune distinction entre personnes visuelles et personnes auditives, une hypothèse intuitivement séduisante, mais qui n’est soutenue par aucune étude.
Le risque de ces neuromythes, c’est la menace de stéréotypes L’individu se construit en conformité avec des représentations erronées. Cela conduit à des raisonnements du genre : « C’est normal que tu aies des difficultés : tu es une fille, tu es un visuel, tu es un cerveau droit… » On perçoit alors combien les neuromythes peuvent nuire aux apprentissages. Le travail à mener est bien plutôt de démonter les stéréotypes de façon explicite pour les neutraliser en les rendant conscients et donc inopérants.
Qu’en est-il des théories sur la mémoire ? En la matière aussi, les sciences peuvent aider à mieux comprendre les processus cognitifs, mais elles n’ont pas à dire ce qu’on doit faire dans la classe. Eric Tardif rappelle combien la mémoire de travail est hautement sollicitée à l’Ecole, combien il s’agit en réalité plutôt d’une attention de travail. Il souligne aussi l’importance de la mémoire procédurale : celle des savoir-faire, des habiletés motrices. Comment favoriser la mémorisation à long terme ? Aussi essentielle que l’étape encodage des informations, souvent travaillée (par exemple par les cartes mentales), il convient de travailler l’étape récupération. Les smartphones nuisent-ils à la mémoire ?
L’expérience montre qu’on retient mieux une information quand on sait qu’elle sera effacée, moins bien quand on sait qu’elle sera sauvegardée, mais qu’on retient très bien l’endroit où on la sauvegarde. Le smartphone n’affecte donc pas la capacité de mémoriser : nous optimisons notre efficacité en fonction du contexte. Eric Tardif évoque aussi le « Google effect » : selon le modèle de la mémoire transactionnelle qui conduit à s’approprier les connaissances des proches, le sujet tend à incorporer internet à sa propre personne. Le rire aide-t-il à mémoriser ? demande un participant. On apprend mieux avec une humeur positive, répond Eric Tardif. D’où l’importance de travailler l’ambiance de la classe ou celle d’un établissement
Apprendre à l’ère du numérique
« Savoir connecter ses neurones » certes, mais comment les connecter ? Professeur à l’université de Genève, créateur du Laboratoire de Didactique et Epistémologie des sciences, André Giordan a mené des recherches sur l’apprendre et l’apprendre à apprendre.
A son tour, il met en garde contre certains stéréotypes dominants, contre des « numéromythes » : avec le numérique, puisque tout le savoir est à portée de clic, il ne serait plus nécessaire d’apprendre ? Le numérique favoriserait l’apprentissage ? En réalité, l’essentiel, c’est la nécessité d’une pédagogie adaptée. La vraie question n’est plus de savoir s’il faut utiliser ou pas le numérique à l’Ecole tant il fait désormais partie de nos vies. Les questions désormais à se poser sont : comment introduire et accompagner le numérique pour faciliter l’apprendre ? quels outils et quels usages peuvent être pertinents ? quand ? comment ? quelles compétences sont indispensables ?
Apprendre, rappelle André Giordan, ce n’est pas seulement mémoriser, c’est aussi comprendre, mobiliser les savoirs pour qu’ils soient efficaces et pertinents. Les pédagogies actives, constructivistes, sont-elles intéressantes ? Elles ont leur limite : elles ne transforment pas forcément les conceptions enracinées, car l’élève ne voit que ce qu’il veut voir, il comprend à travers ce qu’il connait déjà. L’enfant apprend à partir de ses conceptions et contre elles. Le problème des pédagogies constructivistes, c’est qu’il faut d’abord déconstruire.
Quelles sont les conditions de l’apprentissage ? La personne apprend si elle est concernée interpelée, questionnée ; si elle y trouve un plus (un intérêt, du plaisir, du sens) ; si elle a confiance (en elle-même, dans la situation, dans le formateur) ; si elle fait des liens ; si elle prend appui sur ses conceptions et les lâche ; si elle ancre les données ; si elle se confronte (aux autres, à la réalité, à l’information) ; si elle mobilise son savoir ; si elle trouve des aides à penser (symboles, schémas, analogies…) ; si elle prend du recul. Un problème majeur est celui de l’ennui à l’Ecole : le numérique peut favoriser le désir à condition que l’Ecole ait du sens et l’activité aussi. Il y a nécessité d’un processus pour faire naitre la « libido sciendi ».
Pour qu’il soit milieu d’apprentissage, le numérique demande un apprentissage : il faut apprendre à se mettre en projet, à s’organiser, à analyser l’image, à prendre des notes, à réaliser des cartes mentales, à mémoriser … Par exemple, apprendre à rechercher l’information, c’est apprendre à problématiser, à se documenter, à argumenter. Cela implique de savoir trier, de maîtriser la lecture rapide et la lecture hypertexte, de comprendre, de prendre des notes, de résumer, de valider, de référencer…
Il paraît essentiel aussi, conseille André Giordan, d’apprendre à l’élève à repérer son rapport au savoir : à mettre des mots sur ses difficultés et à comprendre son potentiel. Au final, ceux qui réussissent sont ceux qui jonglent avec plusieurs techniques qu’ils adaptent au contexte. Le défi est bel et bien de passer de l’élève consommateur à l’élève auteur, le professeur se faisant alors « metteur en savoir ».
A travers les ateliers
« Savoir connecter ses neurones » certes, mais concrètement on fait quoi ? Professeure-documentaliste au Collège Monséjour à Bordeaux, Elsa Pujos présente dans son atelier un projet qui conduit des 4èmes à une pratique créative et réfléchie de l’écriture transmédia. Les élèves doivent concevoir et réaliser une trame fictionnelle : elle racontera le Bordeaux négrier à travers un personnage qui se racontera sur les réseaux sociaux. Lancé en novembre 2016, le projet est mené dans le cadre des programmes académiques « Monumérique-Archimérique » de la DAAC sur le thème « traite, esclavage et abolitions ».
Il est conduit dans une classe à projet, sur un créneau hebdomadaire de 1h30, et il présente une forte dimension interdisciplinaire : lettres, histoire, documentation, espagnol, mathématiques. Les élèves mènent d’abord des recherches documentaires, visitent des lieux de mémoire de l’esclavage, recueillent et analysent des données aux archives de la ville de Bordeaux… Ils choisissent eux-mêmes les outils d’écriture 2.0 qu’ils vont utiliser (en l’occurrence Twitter, Facebook, Instagram et Snapchat) sur lesquels l’histoire sera tissée en alternance. Les élèves construisent alors l’identité narrative de leur personnage-narrateur : Louis Laporte, 17 ans, aux origines métisses, apprend le jour de son anniversaire qu’il a été adopté, et fait un voyage dans le passé pour y trouver des réponses à ses questionnements sur lui-même. Le travail d’écriture 2.0 peut alors commencer. Il permet de s’approprier en action des compétences rédactionnelles, de faire vivre les connaissances historiques et les données mathématiques, de travailler la question de l’identité numérique : que dis-je de moi à travers le réseau que j’utilise, son interface et ses contraintes particulières, les traces que j’y laisse ? Appropriation collaborative, active et critique des réseaux sociaux et de la data visualisation, le projet explore incontestablement des pistes originales de travail et de réflexion : comment à l’Ecole réapprendre à raconter à l’heure du storytelling ?
Au lycée de l’Iroise à Brest, les élèves de première L continuent à réinventer au quotidien l’apprentissage de la langue et de la littérature dans la culture numérique. Le cœur de leur projet est le blog i-voix, espace de lecture et d’écriture, de création et d’échange. Ils y abordent tout au long de l’année les œuvres et les thèmes abordés par la production d’articles variés, créatifs et recréatifs. La démarche vise à les reconnaitre comme sujets lecteurs et même comme sujets auteurs. Elle exploite bien des ressorts de la culture du mashup qu’est aussi la culture numérique. L’atelier montre des exemples divers de productions d’élèves qui s’amusent à détourner les sites et les œuvres : le hacking littéraire emprunte au numérique ses gestes (couper, copier, coller, déplacer, insérer …), ses formes (les productions jouent volontiers avec la textualité numérique, goûtent les interprétations visuelles et les photomontages …), ses interfaces même (les élèves adaptent par exemple les œuvres sur divers réseaux sociaux pour mieux s’y immerger, pour en éprouver de l’intérieur le pouvoir de vibration et de façonnement).
Le plaisir du texte se trouve revitalisé, mais les créations produisent aussi du sens : elles amènent à réfléchir sur les caractéristiques des œuvres, des sites, de la culture numérique en général. On donnera ici un seul exemple de cette pratique scolaire et réflexive du « piratage ». Une élève crée une fausse page d’Amazon pour présenter le livre qu’aurait écrit le héros du roman de Sylvie Germain, Magnus. Elle y éclaire des thèmes essentiels de l’œuvre hypotexte. Mais le choix du site est en lui-même édifiant : il souligne combien le roman de Sylvie Germain est un roman sur la littérature, attentif aux possibles effets de déflagration de la lecture, fondé sur une esthétique de la polyphonie et de la citation, travaillé par l’art de la mise en abyme dans laquelle le héros se perd et se trouve à la fois.
Enseignant de lettres au Collège de Labrit, Yann Houry raconte comment il amène ses élèves de 6ème à écrire des articles pour l’encyclopédie collaborative et libre Vikidia, équivalent de Wikipedia pour les 8-13 ans. Vikidia lui parait plus adaptée que Wikipedia pour un tel travail avec des collégiens parce que plus accessible et plus allégée, avec des articles plus courts, plus simples et moins nombreux, ce qui élargit le champ des possibles. Le travail mené favorise l’interdisciplinarité, puisque toutes les matières peuvent y participer pour donner des idées de sujets à traiter, y compris les langues étrangères dans les diverses versions internationales du site. Plusieurs possibilités de travail existent : améliorer l’existant, créer des « articles attendus » sur le site, illustrer les articles qui ne le sont pas encore, rédiger des articles sur des sujets originaux.
Les élèves de Yann Houry ont ainsi fait leur baptême de vikidiens par la production d’un article sur BB-8, personnage robot de Star Wars. L’enseignant en raconte les étapes successives : lire autant de pages internet que possible sur le sujet, sélectionner les informations, les noter, conserver la mémoire de la source, s’assurer de la pertinence de l’information, rédiger, structurer son texte, corriger orthographe, ponctuation et typographie, écrire dans un style encyclopédique… Après la rédaction sur traitement de texte est arrivée l’exploration de Vikidia et de son interface, notamment la découverte du langage de balisage wikicode. Il a fallu encore chercher des images pour illustrer l’article en découvrant les différents droits d’usage possibles. Le projet a la vertu de produire une dynamique collective de travail, jusqu’à la surprise d’interactions avec des internautes susceptibles d’intervenir sur les articles. Plutôt qu’une condamnation de principe des encyclopédies en ligne, il s’agit d’en comprendre le fonctionnement pour apprendre à bien s’en servir et même de participer à un projet des communs du savoir qui est aussi un projet de société.
Une cinquantaine d’ateliers ont permis d’envisager la diversité possible de ces pratiques de classes, d’établissements, de formations … pour amener élèves, cadres, enseignants du primaire, du secondaire ou du supérieur, à hacker l’Ecole avec le numérique. Quelques pistes ainsi explorées : Comment construire un projet d’équipement numérique pour un établissement scolaire (Lydie Lagarde) ? Comment le projet des « Savanturiers du cerveau » amène-t-il à s’inspirer de la méthode et de l’éthique de la recherche pour favoriser des « apprentissages efficients, productifs et coopératifs » (Cédric Pignel, Fabien Hobart) ? Quelle place pour l’éducation aux compétences informationnelles dans les nouvelles modalités de l’EMI (Jean-Louis Durpaire, Mireille Lamouroux) ? Comment la culture numérique s’inscrit-elle aujourd’hui dans les pratiques du Lycée Pilote Innovant International de Poitiers qui fêtera bientôt ses 30 ans (Xavier Garnier, Zoé Lorioux-Chevalier, Hélène Paumier) ? Quels sont les outils incontournables pour hacker sa pédagogie (Jean-François Céci) ? Quelle place donner aux données en classe pour entrer dans la culture des data (Camille Capelle, Anne Lehmans, Vincent Liquète) ? Comment mener un projet interdisciplinaire créatif au collège autour des migrations (Marie Especel, Marlène Partyka,) ou de Harry Potter (Aurore Coustalat , Marie Soulié) ? Comment, dans le cadre d’une option Informatique et Création Numérique, conduire des élèves de seconde à créer des applications Android capables d’utiliser toutes les fonctionnalités d’un smartphone sans connaître le langage informatique (Vincent Bessouet) ? Comment, dans une démarche de classe inversée, inviter des collégiens à se faire créateurs de capsules et éditeurs de contenus numériques (Amélie Mariottat) ? Comment adopter une semblable démarche de classe inversée en cours de littérature ou de FLE dans le supérieur (Géraldine Larguier) ? Comment au collège innovant Pierre Emmanuel de Pau tente-t-on de reconquérir l’attention des élèves notamment par l’aménagement d’un Nouvel Espace d’Apprentissages moins formel (Bruno Vergnes) ?…
Le numérique ne fait rien, mais change tout
A Eidos 64 2017, Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice générale de l’Education nationale, chargée de mission numérique et pédagogie, a éclairé le sentiment partagé d’une transformation en cours. Hélas les questions éducatives agitent souvent dans le mauvais sens le débat public. Il convient de sortir des représentations, des stéréotypes, des mythes pour une approche raisonnée et un débat serein. D’où aussi l’importance cruciale d’une liaison avec la recherche. Cela permettra d’éclairer les débats en cours. Cela doit favoriser un enrichissement de la réflexion théorique par les pratiques de terrain et un enrichissement des pratiques de terrain par la réflexion théorique. Cela peut même développer une démarche de chercheurs chez les élèves.
Des voies en ce sens sont en train d’être tracées comme l’illustrent les conférences de consensus du Cnesco. En témoignent aussi certains projets e-Fran : le Living Lab Interactik en gestation dans l’académie de Rennes cherche ainsi à favoriser des communautés de pratiques sur le territoire à partir de la mise en place de coopératives pédagogiques numériques départementales, à susciter les échanges entre structures locales, laboratoires de recherche et communauté éducative. Catherine Becchetti-Bizot évoque encore le projet des Savanturiers qui invite les élèves à interroger, en interaction avec un chercheur, les connaissances et leur construction. Cette nécessité d’expérimenter les savoirs apparaît d’ailleurs aussi essentielle en lettres qu’en sciences. Un enjeu se dessine alors : permettre une documentation des expériences et des apprentissages. Pour construire l’Ecole de demain : quels dispositifs ? quels lieux ? quels temps ? Une invitation est lancée à investir la plateforme apprendredemain.fr dans le cadre de la mission confiée à Francois Taddéi.
Il nous revient aussi de chercher la meilleure adéquation possible entre des profils d’élèves, un contexte, une situation d’apprentissage : de trouver les environnements favorables pour que l’enfant apprenne. Pour Catherine Becchetti-Bizot, « le numérique ne fait rien en lui-même, mais il change tout ! » Le numérique ne fait rien s’il n’y a pas une stratégie pédagogique de l’enseignant. Mais il change tout, car il modifie le milieu de vie et l’environnement d’apprentissage, il transforme nos relations aux autres, il change notre perception du monde et notre manière de le façonner.
Jean-Michel Le Baut
Marie Soulié et Aurore Coustalat dans le Café